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TEMOIGNAGES ET ARCHIVES 1941 - 1985 (INA)
Ref.: FA5002
Artistic Direction : PATRICK FREMEAUX
Label : Frémeaux & Associés
Total duration of the pack : 2 hours 21 minutes
Nbre. CD : 2
- - GRAND PRIX DE L’ACADÉMIE CHARLES CROS
- - SÉLECTION DU MOIS ÉCOUTER VOIR
- - RECOMMANDÉ PAR L’ENSEIGNANT
- - RECOMMANDÉ PAR L’ARCHE
- - RECOMMANDÉ PAR EPOK
- - RECOMMANDÉ PAR LE MAGAZINE DE L’ENSEIGNEMENT US MAGAZINE
- - RECOMMANDÉ PAR MÉMOIRE ET VIGILANCE
TEMOIGNAGES ET ARCHIVES 1941 - 1985 (INA)
This very day, France, home of the Lumières and Human rights, home of welcome and shelter, France accomplished the irreparable. Jacques CHIRAC, President of the French Republic, 1995.This 2-CD set presents a work based upon the National Institute for the Audiovisual’s archives reflecting the role of the official medias from 1941 to 1944 on the anti-Semite propaganda and against the resistance. The second record presents testimonies and accounts by deportees. Although time has passed, the history of the Government’s responsibility is still recent. This 2-CD set is not only to of popularize major historical facts. Our awareness of such horror is of all importance in order to prevent slipping back and to reinforce our vigilance so as to safeguard our democratic values.” Patrick Frémeaux
TEXTE INTEGRAL LU PAR BULLE OGIER
1948-2000 : ENTRETIENS FRANCE CULTURE
TEMOIGNAGES ET ITINERAIRES DES DEPORTES 1942 - 1945
PAR CLAUDE BOCHURBERG (INTEGRAL 8 HEURES)
TEMOIGNAGE D'IRENE SAVIGNON A SES PETITS ENFANTS
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PisteTitleMain artistAutorDurationRegistered in
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1ANDRE SAUDEMOND 01 09 41ANDRE SAUDEMOND00:02:452000
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2ANDRE SAUDEMOND 05 09 41ANDRE SAUDEMOND00:02:272000
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3COMTE DE PUYSEGUR 43COMTE DE PUYSEGUR00:05:242000
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4LA QUESTION JUIVE 04 12 43ANDRE SAUDEMOND00:04:332000
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5JACQUES BUISSET 14 02 44JACQUES BUISSET00:06:572000
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6PHILIPPE HENRIOT 28 02 44PHILIPPE HENRIOT00:10:122000
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7L ESPRIT JUDEO PURITAIN 10 03 4400:03:392000
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8JUDAISME ET PURITANISME 10 03 4400:03:372000
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9PHILIPPE HENRIOTPHILIPPE HENRIOT00:08:092000
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10TALMUD ET GHETTO 12 03 4400:04:462000
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11JACQUES BUISSET 13 03 44JACQUES BUISSET00:06:052000
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12PHILIPPE HENRIOT 01 06 44PHILIPPE HENRIOT00:09:182000
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PisteTitleMain artistAutorDurationRegistered in
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1JACQUES CHIRAC 16 07 95JACQUES CHIRAC00:00:402000
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2SARAH GOLDBERG 1995SARAH GOLDBERG00:04:522000
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3JACQUES ROSENBERG 1995JACQUES ROSENBERG00:02:042000
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4JEAN MIALET 1965JEAN MIALET00:03:552000
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5BETTY VAN SEVENANT 1995VAN SEVENANT00:12:572000
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6MARIE CLAUDE VAILLANT COUTURIER 1965PAUL COUTURIER00:07:352000
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7SARAH GOLDBERG 1SARAH GOLDBERG00:05:182000
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8LILIAN LEVY 1965LEVY00:02:032000
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9GEORGES WELLERS 1965GEORGES WELLERS00:01:492000
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10MME WEISMANN 1965WEISMANN00:19:172000
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11TOBIAS SCHIFF 1988SCHIFF00:06:482000
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12SARAH GOLBERG 2SARAH GOLDBERG00:01:492000
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13MAXIME ANKOWITZ 1965MAXIME ANKOWITZ00:04:452000
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
RÉSISTANCE ET DÉPORTATION - PROPAGANDE ANTISÉMITE ET HOLOCAUSTE
ARCHIVES DE L’INSTITUT NATIONAL DE L’AUDIOVISUEL
Il y a crime contre l’humanité lorsque l’on tue quelqu’un sous prétexte qu’il est né.
André Frossard
NOTES?DE?L’ÉDITEUR
Ce coffret de deux compact-disques présente un travail de publication des archives de l’Institut National de l’Audiovisuel sous la direction de Jean-Marc Turine. Ces enregistrements révèlent la propagande antisémite et “antiterroriste” (contre les résistants) par les médias officiels pendant la période allant de 1941 à 1944 comme l’atteste la dénonciation sans équivoque par Jacques Chirac du régime de Vichy le 16 juillet 1995. Le deuxième compact-disque regroupe des récits de déportés enregistrés et diffusés entre 1965 et 1995. L’Institut National de l’Audiovisuel permet aujourd’hui à Frémeaux & Associés d’effectuer ce travail de publication sonore sur le rôle de l’Etat et des médias officiels dans la propagande antisémite et contre les résistants, dont le caractère vivace a été pendant des décennies largement obéré de notre mémoire et donc de notre connaissance de la vérité. Il est à noter le caractère extrêmement proche et récent de la mise en lumière de la responsabilité du gouvernement français présidé par Pétain et Laval, et d’un grand nombre de fonctionnaires français, dans la déportation et la promotion des idéologies y afférentes. Les livres scolaires ne mentionneront pas cet état de fait avant 1983. C’est par l’action des associations de déportés, et le travail de recherche scientifique sur l’histoire de l’Holocauste par Serge Klarsfeld, que la France a dû se saisir de la vérité sur son passé. La publication de ces enregistrements a fait l’objet de nombreux débats sur leur aptitude à être pris au premier degré et du risque représenté. Il nous a cependant semblé que pour la prévention d’un risque et le non renouvellement de celui-ci, la méconnaissance de la cruauté humaine et de son aptitude à l’organiser est plus dangereuse que la présentation des formes qu’elle peut revêtir. La sélection des enregistrements a été effectuée par Jean-Marc Turine, producteur, réalisateur de films sur la déportation (Monsieur S., Madame V. en 1988 - prix spécial du jury au Festival de Strasbourg; L’Esprit d’insoumission en 1992) et de nombreuses émissions sur France Culture. Jean-Marc Turine a rédigé une notice dans le présent livret, préfacé par Serge Klarsfeld et accompagné d’entretiens de Primo Levi et d’un texte d’Ady Steg sur la spoliation des biens juifs. Que le journal Le Monde, Robert Laffont, Maître Zylberstein, ainsi que Maïc Chomel et Béatrice Montoriol de l’INA soient ici remerciés de leurs concours. Ce coffret est la suite du coffret 4 CDs sur la déportation, co-édité avec les Ateliers de Création de Radio France et l’Association Paroles, Images et Sons, présentant de la manière la plus historique et la plus scientifique possible des itinéraires de déportés revenus des camps. Ces deux ouvrages reçoivent le soutien de Radio France et de la SCAM. L’édition de ces deux ouvrages ne se justifie pas seulement par une volonté de vulgarisation de faits historiques majeurs, mais aussi dans le dessein inavoué et insensé que la connaissance de l’horreur humaine puisse être décisive pour prévenir son basculement possible, et renforcer notre vigilance sur nos valeurs démocratiques, gardiennes de la maturité nécessaire à l’avenir de l’humanité.
Patrick FREMEAUX
L’éditeur
Sur cette période, les principaux fonds conservés par la Phonothèque de l’INA proviennent de “l’Etat Français - Radiodiffusion Nationale” (1455 documents) et de “Radio Paris” (1280 documents). Au fur et à mesure de la libération des territoires, ils ont été complétés par les fonds de la BBC (282 documents), de Radio Alger (80 documents), et des “Etrangères de guerre” (212 documents). Dans les années 1980, l’INA a inventorié, restauré, et copié un grand nombre de 78 tours émanant de la Radio d’Etat Français, conservés soit aux Archives Départementales de Clermont-Ferrand (216 documents dont les discours et allocutions du Maréchal Pétain utilisés comme pièce à conviction lors de son procès), soit à la BDIC (324 documents). L’INA a été reconnu, au-delà de sa mission de conservation, pour ses capacités techniques de sauvegarde et de restauration des documents anciens uniques.
MISE EN GARDE?DE?L’ÉDITEUR ET DE LA FONDATION POUR LA MÉMOIRE DE LA DÉPORTATION
Les négationnistes et falsificateurs de l’histoire tentent de diffuser leurs théories pernicieuses dans les établissements scolaires. En l’an 2000, par exemple, le Concours National de la Résistance et de la Déportation destiné aux élèves ayant pour thème : “L’univers concentrationnaire dans le système nazi”, les négationnistes ont adressé aux enseignants une brochure “Les camps de concentration allemands 1941-1945, mythes propagés et réalités occultées”. Ce document était accompagné d’une lettre proposant leurs écrits mensongers. Une nouvelle lettre semble émaner d’une Fondation Mémoire et Vérité de la Déportation, portant une adresse voisine de celle de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, qui réunit toutes les associations de déportés et qui ont vigoureusement réagi en alertant les inspections d’Académie. Trois enseignants avaient déjà été révoqués de l’Education Nationale, dont l’auteur. Les avocats des associations ont été informés pour prendre les mesures utiles, le ministère de l’Intérieur, par arrêté du 27 mars 2000 (Journal Officiel du 2 avril 2000) a interdit sur l’ensemble du territoire français la circulation, la distribution et la mise en vente de cette publication, considérant qu’elle “fait une présentation flatteuse du régime des camps de concentration du IIIe Reich (...), se livre à la propagande de thèses niant l’existence des crimes contre l’humanité, etc.”. De tels documents risquent de jeter le trouble dans des esprits peu informés des conceptions nazies qui ont abouti à l’horreur des camps, et dont la réalité est historiquement et scientifiquement établie.
Patrick FRÉMEAUX Marie-Josée CHOMBART DE LAUWE
(L’Editeur) (Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Etablissement reconnu d'utilité
publique (décret 17/10/90) placé sous le haut patronage du Président de la République)
HISTORIQUE DE LA RÉPRESSION DU CRIME ANTI-JUIF OU L’HISTOIRE DU CRIME CONTRE L’HUMANITÉ
PAR SERGE KLARSFELD
En pleine civilisation, en se servant de procédés méthodiques, la cruauté raciale nazie a atteint son paroxysme. Six millions de juifs ont succombé dans les conditions les plus atroces à ce mélange de mystique barbare et d’esprit administratif. Les crimes de Himmler, Heydrich, Eichmann atteignaient toutes les régions asservies au Reich. Leurs circulaires aspiraient les juifs au fond de l’univers concentrationnaire. Les convois de déportation provenaient de Drancy, de Prague, de Malines, de Westerborck, d’Oslo, de Vienne. Il n’a fallu que quelques jours pour que les juifs de l’île de Rhodes arrêtés en pleine Méditerranée traversent la Mer et l’Europe et se retrouvent sur la sinistre rampe d’arrivée de Birkenau, à quelques pas des chambres à gaz où ils allaient être exterminés. Les rafles opéraient simultanément à Budapest, comme à Toulouse, à Minsk ou à Mantoue, dans les villages de Thrace ou dans ceux de Dordogne. L’équipe des organisateurs du massacre sillonnaient l’Europe après avoir persécuté les juifs allemands en 1939, le lieutenant d’Eichman, Dannecker installait en 1940 la réserve de Nisko en Pologne, puis préparait la déportation des juifs de France jusqu’à l’été 1942. On le trouve ensuite à Sofia où il négocie la déportation des juifs bulgares, puis à Prague. Avec Eichmann à Budapest il coopère à la déportation de plusieurs centaines de milliers de juifs hongrois et finit sa carrière en déportant les juifs de l’Italie du Nord. Un autre des plus efficaces lieutenants d’Eichmann, Brunner, a opéré successivement à Vienne, à Berlin, à Salonique, à Paris et en Slovaquie. Ce crime parfait, le mieux préparé, le mieux organisé, le mieux exécuté témoigne de l’envergure effrayante avec laquelIe ses auteurs l’ont conçu et réalisé. Ce n’est pas un crime isolé, l’œuvre d’une petite équipe autonome. C’est un crime de masse qui a nécessité d’abord la coopération de diverses administrations allemandes : il a fallu des convois ferroviaires et des négociations avec le ministère des Transports. Pour obtenir la livraison de juifs de nationalités relevant de pays neutres ou bien alliés de l’Axe ou bien soumis au Reich mais à ménager, il a fallu Ie concours de la diplomatie hitlérienne, qui, le plus souvent, l’a donné sans réserve. Il a fallu aussi le concours de l’armée allemande pour que les groupes spéciaux d’extermination, les Einsatzgruppen, puissent accomplir efficacement leur besogne de tueurs. Plus d’un million et demi de juifs massacrés par ces S.S. appartenant à la police politique, mais dont l’entretien était pourvu par la Wehrmacht en approvisionnement, en transport, en munitions, en moyens de transmissions, en tout ce qu’il leur était nécessaire pour anéantir les juifs de l’Union Soviétique. Il a fallu de plus, l’exploitation de la main-d’œuvre concentrationnaire par la grande industrie allemande qui a réalisé de fabuleux bénéfices en louant à bas prix aux S.S. ces esclaves qu’elle n’avait ni à ménager, ni à nourrir décemment. Lorsque rapidement ils perdaient leur capacité de travail, les industriels allemands les rendaient aux S.S. qui les faisaient passer à la chambre à gaz.
Il a fallu aussi, ne l’oublions pas, la complicité des antisémites locaux, de la Pologne à l’Ukraine, de la Roumanie aux Pays Baltes, ainsi que la complicité des régimes mis en place ou soutenus par le IIIe Reich de la Slovaquie, de la Croatie, de Vichy à la République de Salo et qui ont soit massacré eux-mêmes leurs juifs, soit les ont livrés à l’occupant hitlérien. Ainsi de 1940 à 1945 le nazisme a tué ou a fait tuer deux tiers du peuple juif vivant en Europe et par des méthodes variées : les exécutions sommaires par petits groupes ou dans les grandes fosses communes comme celle de Baby Yar; la sous-nutrition des ghettos, les chambres à gaz ambulantes des territoires de l’Est, le surmenage et la sous-alimentation dans les mines, les carrières ou les usines de IG-Farben ou de Krupp, à coups de bâtons dans les pogromes provoqués, enfin dans les chambres à gaz de Treblinka, de Maïdanek, de Belzec, de Sobibor, du Stuthoff, d’Auschwitz. Un médecin S.S., le Dr Kramer, a dit avoir observé par le hublot comment les juifs du convoi de Drancy parti le 31 août ont été gazés : «En comparaison, l’enfer de Dante m’apparaît presque comme une comédie. Ce n’est pas pour rien qu’Auschwitz est appelé camp d’extermination». Cette colossale entreprise d’extermination, par sa nature et par ses dimensions, n’a jamais eu d’équivalent. Pour être menée à bien par l’Etat d’un peuple appartenant dans son ensemble au christianisme et connu pour être l’un des plus civilisés du monde occidental, il a fallu deux catégories de criminels :
- ceux qui perpétraient directement les assassinats massifs, la base de cette hiérarchie du crime,
- et ceux qui tuaient de derrière leurs bureaux, c’est à dire qui donnaient des ordres de tuer ou dont les activités contribuaient à l’organisation du crime.
Les uns et les autres sont coupables car, sans leurs agissements conjugués, il n’y aurait pas eu ces millions de victimes dont, sans doute plus d’un million d’enfants. A ce crime inexpiable devait correspondre une impérative exigence de justice. A travers la personne physique des agents qui l’ont incarné, c’est 1’Etat nazi qui devait être sans cesse poursuivi, jugé et condamné pour ce génocide, afin que soit rejetée à jamais l’idéologie raciste. Dès janvicr 1942, à Londres, les huit gouvernements européens en exil plus le comité national de la France libre se réunissent. Ils mettent au point une déclaration stigmatisant les crimes allemands. Il faut noter que, déjà, se fait sentir, mais sans succès, une volonté juive de prévenir le crime antijuif en mettant ce dernier en évidence. En effet sous la pression du Congrès juif mondial, la section britannique du CJM insista mais en vain pour que cette déclaration comprît une partie spécifique sur les crimes perpétrés contre les juifs. Dans cette déclaration, et dans celles qui suivirent, le crime anti-juif ne fut pas, hélas, distingué des autres crimes. S’il en avait été autrement, si les Alliés avaient menacé explicitement les Allemands de représailles contre ce crime raciste, cela eût peut-être tempéré le zèle des tueurs. N’oublions pas aussi qu’au moment où l’on exterminait les juifs dans l’Europe asservie par le nazisme, des bateaux chargés de juifs, refoulés par les Anglais de Palestine, coulaient en Méditerranée ou en Mer Noire ; que l’on ne bombardait pas les voies ferrées menant aux camps de concentration et que la plus éminente instance de la chrétienté restait silencieuse, même lorsque les nazis entraînaient vers Auschwitz les familles juives de Rome. On n’a pas assisté de l942 à l945 à un effort inter-allié organisé et efficace pour sauver le peuple juif martyrisé. Les nazis s’en rendaient parfaitement compte. Citons Goebbels : «Il est curieux de constater que les pays dont l’opinion publique s’élève en faveur des juifs refusent toujours de les accueillir. Ils disent que ce sont des pionniers de la civilisation, des génies de la philosophie et de la création artistique, mais lorsqu’on veut leur faire accepter ces génies, ils ferment leurs frontières. Non, nous n’en voulons pas».
Cependant la volonté des alliés de réprimer les crimes de guerre s’affirmait de plus en plus solennellement. Le 27 avril l942, les gouvernements anglais, américain et soviétique déclarent que le châtiment des crimes de guerre est «un des buts majeurs de la guerre ». Le 30 octobre 1943 la déclaration de Moscou souscrite par Churchill, Roosevelt et Staline affirma que «le problème des criminels de guerre dont les crimes ne sont pas en relation avec un point géographique déterminé, sera résolu par une décision commune des gouvernements alliés» et que «les trois puissances alliées poursuivront les criminels de guerre jusque dans les régions les plus reculées de la terre et les remettront à leurs accusateurs pour que Justice soit faite». Il faut noter, c’est un fait trop méconnu, que la première phase des recherches concernant les crimes anti-juifs est due à l’initiative des juifs de Palestine. Dès 1940 est créé à Haifa un bureau d’investigation de l’Agence juive amassant les renseignements auprès des nouveaux immigrants sur les criminels nazis. En mars 1943, le département politique de l’Agence juive établit une section spéciale des questions juives de la Diaspora. En mars l944, ce bureau devient le bureau de recherches sur la situation des juifs sous la domination nazie. Les informations proviennent des immigrants, de l’Agence juive à Istanbul, des émissaires en Suisse et des rapports de résistants. Cette compilation systématique de renseignements sur les criminels a facilité le travail de la «Commission internationale pour l’élaboration de la question de responsabilité des principaux criminels de guerre», établie à Londres. Dès juin 1945, 570 fiches détaillées avaient été rédigées avec sur chacun de ces criminels, des informations personnelles, leur description physique, les actes criminels commis et les sources de l’information. Ce travail a été envoyé à l’Agence juive à Londres pour appuyer la demande de nomination de représentants du peuple juif comme membres de la Commission internationale sur les crimes de guerre, demande qui n’obtint pas gain de cause.Réunie en juin 1945 cette commission a élaboré l’accord de Londres du 8 août 1945 en vue de la poursuite et du châtiment des principaux criminels de guerre de l’Axe en Europe. Cet accord prévoyait la création d’un Tribunal militaire international qui fut celui qui siégea à Nuremberg.
L’accord du 8 août 1945 a défini dans son article 6 les trois catégories de crimes que cette juridiction aurait à juger : les crimes contre la paix, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. La définition des crimes contre l’humanité dont le crime antijuif a été l’exemple le plus significatif est la suivante : «Les crimes contre l’humanité, c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile avant ou pendant la guerre ou bien les persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne des pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal en liaison avec ce crime. Les dirigeants, organisateurs, provocateurs ou complices qui ont pris part à l’élaboration ou à l’exécution d’un plan concerté ou d’un complot pour commettre l’un quelconque des crimes ci-dessus définis, sont responsables de tous les actes accomplis par toute personne en exécution de ce plan.» Cette apparition du crime contre l’humanité était nouvelle et positive : pour la première fois les crimes de droit commun commis contre la personne humaine au nom de la raison d’Etat sont réprimés en la personne des dirigeants qui les ont conçus et ordonnés. Aussi le grand procès fut-il dominé par la notion des crimes contre l’humanité, tant dans les actes officiels que dans les débats. Mais il semble que pendant le déroulement des 400 audiences de ce procès, les chefs d’accusation détaillés concernant le supplice et le massacre des juifs s’émiettaient dans une espèce de confusion. Peu d’observateurs saisirent à quelle lacune était exposé le procès de l’hitlérisme si le problème juif n’y gardait pas, rassemblé, sa valeur de pièce maîtresse, qui par ses affreuses conséquences, distingue l’hitlérisme de toutes les autres idéologies. Il aurait fallu une volonté juive et un porte-parole juif. C’est à Chaïm Weizmann, qui devint plus tard le premier président d’lsraël, que devait échoir ce rôle mais finalement il se heurta à un refus poli. Citons un extrait de sa lettre au Procureur général américain Jackson en octobre 1945: «J’ai vivement apprécié votre intention de me permettre de présenter l’aspect juif de cette terrible mise en accusation» et voici la réponse, trois mois plus tard, du Procureur général : «En fin de compte nous avons pu réunir sur la persécution des juifs une documentation tellement complète et tellement terrible que le témoignage d’un juif à ce sujet pourrait avoir un effet contraire. Les documents nazis sont si froidement cruels et si complets au sujet de l’intention d’exterminer les juifs, si détaillés... ... la force de ces documents provient de ce qu’il n’y a pas de doute sur leur authenticité ou sur la vérité de leur terrible teneur. Il n’est pas possible de prétendre qu’ils sont teintés par la soif de vengeance. Je suis convaincu que, pour la future position des juifs en Europe, il est préférable de construire notre accusation de cette manière, plutôt que de l’étayer par des témoignages qui seraient vulnérables aux attaques.»
Ainsi aucun réquisitoire ne fut présenté au nom du peuple juif et personne ne fut invité à la barre pour parler clairement et ouvertement au nom des juifs, dont les survivants à cette même époque, restaient dans les camps sur les lieux de leur calvaire ou essayaient malgré les Anglais, de pénétrer en Palestine. Les procureurs des quatre délégations se répartirent les réquisitoires selon une division de travail. Les crimes contre les juifs ont été commis soit en Allemagne avant la guerre (ce sont les procureurs américains qui en furent chargés) soit durant les hostilités dans les territoires occupés par l’Allemagne. Pour ceux-là, les plus importants, les procureurs français et soviétiques se présentèrent devant le Tribunal non seulement au nom de leurs peuples mais encore au nom de ceux des territoires occupés de l’Ouest en ce qui concerne la France (Luxembourg, Belgique, Hollande, Danemark, Norvège) ou de l’Est en ce qui concerne l’Union Soviétique (Tchécoslovaquie, Pologne, Hongrie, Bulgarie, Yougoslavie, Roumanie et Grèce). Le crime commis contre le peuple juif fut largement évoqué à Nuremberg mais surtout par des pièces à conviction, par quelques films dont l’impression fut très forte et par de trop rares témoins juifs : mais il ne fut pas au centre des délibérations. Cependant dans le dispositif de son jugement intéressant trois des individus accusés de trois organisations criminelles, la Gestapo et le S.D., les S.S., le corps des chefs du parti nazi, le Tribunal de Nuremberg a retenu les faits articulés et prouvés en ce qui concerne la persécution des juifs. Les condamnés à mort dont les responsabilités individuelles dans l’extermination des juifs ont été établies furent : Goering, Ribbentrop, Kaltenbrunner, Rosenberg, Franck, Frick, Streicher, Seyss-Inquart. Ribbentrop par exemple fut jugé responsable de crimes contre l’humanité pour avoir joué un rôle important dans la solution finale de la question juive et «avoir participé à l’applicalion de méthodes criminelles, incluant en particulier celles qui ont abouti à l’extermination des juifs».
La condamnation des «grands criminels de guerre» par le Tribunal de Nuremberg ne demeura pas isolée, elle s’inséra dans l’ensemble de la répression internationale de la criminalité nazie. La loi n°10, promulguée le 20 décembre 1945 par le Conseil de contrôle inter-allié, permit, en effet, aux tribunaux militaires dans les quatre zones d’occupation d’inculper un grand nombre d’individus pour les mêmes chefs d’accusation que ceux retenus à Nuremberg. En zone américaine par exemple les tribunaux militaires, sous l’impulsion de leur procureur, le Général Telford Taylor, firent comparaître en douze procès les généraux du Haut Commandement, les diplomates, les hauts magistrats et fonctionnaires, les dirigeants de l’IG-Farben et de Krupp, les médecins et les chefs S.S., bref, certains parmi les principaux responsables d’un Etat criminel. La plupart des sentences furent des condamnations à mort, l’emprisonnement à vie ou à longue durée. Mais la guerre froide intervint. Les véritables vainqueurs de cette guerre froide furent les criminels nazis. Les Tribunaux de Nuremberg étaient des tribunaux de dernière instance. Leurs jugements étaient néanmoins susceptibles de révision. Dans les douze procès qui suivirent le grand procès international, la révision fut effectuée par le commandant suprême américain, le Général Clay. Plus tard une commission mixte germano-américaine de grâce fut instituée. Cette commission transforma un grand nombre de condamnations à mort en peines de détention. Les graciés furent même bientôt relâchés. De nombreux exterminateurs des masses juives, et parmi eux des dirigeants des Einsatzgruppen, qui avaient été d’abord condamnés à mort, ont purgé moins de huit ans de prison.
Entre-temps tous les efforts des communautés juives dans le monde furent dirigés vers la lutte politique pour la création de l’Etat d’Israël et plus tard vers la lutte pour l’indépendance et la survie de cet Etat. Aussi, pour mener à bien la répression du crime anti-juif, une volonté juive collective a-t-elle fait défaut en cette période d’affrontement entre les blocs idéologiques, où les bourreaux nazis ont tous compris qu’ils pouvaient relever la tête et où l’opinion publique s’est rapidement désintéressée de l’effroyable passé représenté par l’Holocauste. Nous avons vu l’effet de la justice interalliée. Elle ne fut pas la seule, car les pays victimes de l’agression et de l’occupation nazie appellèrent devant leurs tribunaux militaires les criminels de guerre allemands pour les faire répondre des forfaits commis sur le territoire national, et les tribunaux pénaux, réguliers ou d’exception, jugèrent les nationaux qui avaient participé à ces crimes. Il serait trop long de faire l’analyse pays par pays de l’attitude des Justices nationales à l’égard des criminels anti-juifs. Elle fut sans aucun doute à l’Est plus proportionnée aux crimes commis par les nazis, surtout en Pologne. Les anciens déportés à Auschwitz ont comparé sans doute en 1965 le verdict indulgent du tribunal de Francfort à l’égard de vingt-deux des bourreaux d’Auschwitz aux verdicts qui ont frappé les quarante accusés de ce camp qui durent répondre de leurs crimes devant la cour suprême de Pologne et qui tous sauf un, furent condamnés à mort (et exécutés) ou à la détention perpétuelle. Höss, le chef du camp, fut pendu à Auschwitz, à l’emplacement même de ses crimes.
En R.D.A., par exemple, un des médecins sélectionneurs d’Auschwitz, le Dr Fischer, fut retrouvé et fusillé en 1966. Par contre, son confrère le Dr Lucas, qui avait accompli la même macabre besogne, n’était condamné à Francfort qu’à trois ans de prison. Cette légère sentence fut même annulée par la Cour Fédérale qui estimait ne pouvoir prouver si, subjectivement, Lucas croyait, comme il l’affirmait, qu’il aurait été tué lui aussi s’il avait refusé ce travail de sélection. Et cela alors que la Cour Fédérale reconnaissait que Lucas ne courait pas ce risque en réalité. Si nous considérons maintenant l’attitude française à l’égard du crime anti-juif, nous constatons qu’en ce qui concerne les nationaux, il y eut deux condamnations à mort, celles des deux principaux dirigeants politiques, Laval et Pétain. Ce dernier fut d’ailleurs gracié. Dans ces condamnations la politique anti-juive de Vichy et le concours prêté aux nazis pour l’arrestation et la livraison des juifs aux Nazis ont joué un rôle important. Mais la justice fut beaucoup plus indulgente pour les agents du gouvernement de Vichy, en particulier pour les plus hauts responsables de sa police qui avaient directement en mains le problème juif. René Bousquet, par exemple, secrétaire général à la Police, fut condamné en 1949 à cinq ans de dégradation nationale et en fut immédiatement relevé pour faits de résistance. Admettons même que ces faits de résistance soient authentiques, mais plus authentique encore est l’arrestation en zone libre, selon les instructions détaillées de Bousquet, de milliers de juifs étrangers qui furent livrés aux nazis dans des conditions abominables et déportés à Auschwitz. Ce sont aussi les hauts fonctionnaires de police, les représentants de Bousquet en zone occupée, qui organisèrent avec les S.S. la rafle du Vel d’Hiv. Peut-être Bousquet était-il ravi, comme le régime antisémite qu’il servait de son mieux, de se débarrasser des juifs étrangers dont il disait qu’«ils avaient fait tant de mal à la France», peut-être n’en était-il pas ravi. Ce qui est certain en tout cas, c’est qu’il a fait ce travail répugnant, alors qu’il pouvait ne pas le faire en démissionnant. Il en va de même pour les hauts fonctionnaires de la préfectorale et de la police française, qui ont été parmi les acteurs principaux de ce drame effroyable et qui ont fini paisiblement leur carrière dans la IVème ou la Véme République.
Si la pression de la France sur l’Espagne a été assez forte pour obtenir que l’Espagne oblige Laval à rentrer en France, cette pression a été notoirement insuffisante pour obtenir le même résultat en ce qui concerne l’odieux Commissaire Général aux Questions juives Darquier de Pellepoix. Quant à Xavier Vallat, son prédécesseur au même poste, il fut condamné à dix ans de prison (qu’il ne purgea point), alors qu’il avait forgé contre les juifs un instrument de persécution très efficace. Leurs principaux collaborateurs au Commissariat aux Questions juives s’en tirèrent aussi sans grand dommage. Nous avons le droit d’affirmer que le crime anti-juif en France a été puni avec beaucoup moins de sévérité que bien d’autres crimes dont les effets homicides ont été inférieurs quantitativement. En fin de compte, à ma connaissance, le seul homme jugé et fusillé en France pour avoir agi contre les juifs a été un juif lui-même, Oscar Reich, ancien footballeur viennois qui, arrêté en France et interné à Drancy, prêta main forte aux S.S. Quant aux Allemands chargés de l’action anti-juive en France, ils avaient fait retraite avec la Wehrmacht et avaient disparu. Seuls ont été retrouvés et ramenés en France, le Géneral S.S. Karl Oberg, chef supérieur des S.S. et de la Police allemande en France, et Helmut Knochen, chef de la Police de Sûreté et des Services de Sécurité. Leurs procès furent retardés le plus longtemps possible pour ne pas avoir à les fusiller, car la République Fédérale faisait pression pour les sauver. Condamnés à mort, mais tardivement en 1954, ils furent graciés, puis libérés en 1962 par le Général de Gaulle qui préparait une étroite coopération franco-allemande. La période 1948-1960 fut une période de désintéressement à l’égard de l’Holocauste. En Allemagne l’éminence grise d’Adenauer, le Dr Globke, avait été le commentateur officiel des lois raciales de Nuremberg. Certains des membres de l’équipe d’Eichmann réapparaissaient en Allemagne sans être inquiétés. Les seuls membres de l’équipe Eichmann qui furent jugés, condamnés à mort et exécutés l’ont été avant la guerre froide. Ce sont d’une part Wisliceny qui avait opéré en Grèce, en Hongrie et en Tchécoslovaquie et qui fut pendu à Bratislava, et d’autre part Anton Brünner, Autrichien, qui ayant déporté les juifs de Vienne, fut jugé en 1946 par le Tribunal populaire où l’influence communiste était forte. Eichmann, le maître d’œuvre de la solution finale, ne fut même pas jugé par contumace à Nuremberg, alors que Bormann le fut.
Mais cette période 1948-1960 n’a pas été infructueuse car elle permit aux survivants des camps et aux historiens juifs de faire la lumière sur les criminels de la solution finale. Les Centres de Documentation Juive se créèrent ou se développèrent à Paris, à Londres, à Varsovie, à Vienne, à Jérusalem, à Milan, à New York. Les considérables archives nazies furent exploitées. La connaissance de la solution finale se précisait. En Allemagne, le Dr Josef Mengele, l’implacable médecin d’Auschwitz aux folles expériences sur les jumeaux, sentit le vent tourner. Jusqu’en 1951, Mengele a exercé sa profession en Bavière sans être le moins du monde inquiété. Le retentissement de la publication de récits des survivants, où il apparaissait dans toute son horreur, l’obligea à s’enfuir en Amérique du Sud. Mais pour que s’effectuât une véritable prise de conscience, il restait à mieux éclairer l’opinion publique internationale. Quinze ans après le procès de Nuremberg, le procès de Jérusalem a très efficacement joué ce rôle et fait comprendre dans toute son ampleur la tragédie juive. Le reste du monde ayant trop vite oublié la tragédie dont le peuple juif avait été victime, Israël décida de juger celui qui représentait tous les criminels de l’action antijuive. La capture d’Eichmann, dont la présence à Buenos Aires était un secret de polichinelle, a été menée aussi illégalement que légitimement par les services spéciaux israéliens. Les Israéliens apportèrent des réponses à toutes les objections qui leur furent faites de juger un homme dans un pays qui n’existait pas au moment des faits et sur la base d’une loi, celle de 1950, relative au châtiment des criminels nazis et considérée comme rétroactive. L’Etat d’Israël était ainsi le seul à tenir la parole des gouvernements alliés à Moscou en 1943 de poursuivre les auteurs de crimes contre I’humanité jusqu’au bout de la terre. En 1961 les juifs d’Israël pouvaient décider par eux-mêmes contrairement à ce qui s’était passé à Nuremberg. Le Procureur Hausner choisit de faire reposer le procès sur deux piliers : les pièces à conviction, documentaires rassemblés soigneusement à travers le monde par une équipe compétente. Le second pilier : les dépositions des témoins, 112 au total et, en effet, mises bout à bout, les dépositions successives de gens dissemblables, ayant vécu des expériences différentes, ont donné une image éloquente de l’Holocauste.
Eichmann ne fut pas seul, en réalité, dans le box des accusés. Démontant la machinerie qui extermina six millions de juifs, le Procureur Hausner a déclaré dans son réquisitoire : «Ses complices ne furent pas des gangsters ou des gens du milieu, mais des chefs de la nation, parmi lesquels se trouvaient des professeurs et des savants, des dignitaires et des diplômés de l’Université, des polyglottes, des gens cultivés, ceux qu’on appelle l’élite intellectuelle. Nous les rencontrons, ces médecins, ces avocats, ces professeurs, ces banquiers, ces économistes, dans les conseils d’où partit l’ordre d’exterminer les juifs. lls figurent aussi parmi les meneurs et les organisateurs de cette effroyable entreprise de meurtre». Certes, Eichmann n’était pas un dirigeant politique. Mais le rôle qu’il a joué dans l’extermination des juifs est sans aucun doute possible au premier plan de cette activité bestiale. Car il ne suffit pas de lancer des idées et d’élaborer des programmes et des plans. Il faut que ces projets soient mis à exécution, qu’ils soient traduits dans la réalité et incarnés dans l’action. Eichmann fut le très consciencieux et très implacable exécutant des plans d’extermination des juifs. Il fut plus encore ; il fit preuve d’une tenacité machiavélique pour s’opposer à toute atténuation possible de l’extermination et pour accroître le nombre des massacres. Eichmann ne se contentait pas non plus de donner des ordres de son bureau berlinois, il se déplaçait d’un bout à l’autre de l’Europe, là où l’on arrêtait les juifs, et là où on les exterminait. La valeur historique et éducative du procès Eichmann a été immense. Il a contribué à remuer l’opinion publique et à mener d’autres criminels de l’action anti-juive devant leurs juges. En effet on s’est rendu compte alors que les Allemands n’avaient presque rien fait eux-mêmes pour punir ceux qui avaient avalisé la solution finale et dont les noms avaient été évoqués à Jérusalem. C’est alors que s’accéléra l’activité d’information de l’Office Central de recherche des crimes nazis créé en 1958 à Ludwigsburg. C’est alors que fut décidé le procès de Francfort où vingt-deux des cadres S.S. d’Auschwitz furent jugés de 1963 à 1965. Par ce procès la République Fédérale voulait prouver qu’elle n’était pas indifférente à l’égard de la tentative de détruire le peuple juif et qu’elle était capable de juger chez elle certains des responsables. Ce procès souleva de nombreuses questions qui pouvaient se poser pour bien d’autres criminels anti-juifs. Comment se faisait-il que les assassins d’Auschwitz aient été découverts seulement après 1960, alors qu’ils vivaient tous, sauf un, sous leurs vrais noms ? N’y avait-il pas jusqu’en 1963 des preuves et des témoignages suffisants pour l’arrestation des coupables ?
Le déroulement du procès de Francfort, couvert par la presse internationale, a montré que les accusés n’avaient pas le sentiment d’être rejetés par leur peuple mais d’être des victimes de manœuvres. Leurs déclarations étaient impudentes : leurs avocats accusaient les témoins survivants des camps de mentir et de diffamer l’Allemagne. Cet immense crime racial commis à Auschwitz, était dénaturé par la façon dont était conduit ce procès. Le procès d’Auschwitz a donné le ton de la plupart des procès intentés en Allemagne aux criminels nazis. De 1945 à 1977, sur plus de 80.000 instructions, 6 425 criminels ont été condamnés dont 151 à vie. Et il faut préciser que beaucoup de condamnés n’ont pas eu à subir leur peine car ils furent jugés médicalement inaptes à la détention. Les enquêtes ont trainé en longueur, les défenseurs encouragés par des magistrats trop indulgents ont usé de multiples manœuvres et ont maltraité les témoins juifs. Les criminels ont tous été jugés comme des criminels ordinaires sur la base de l’article 211 du Code Pénal. Si la prescription a été repoussée successivement du 8 mai 1965 au 31 décembre 1969 puis au 31 décembre 1979, c’est surtout sous la pression de l’opinion publique internationale. Le crime de génocide a été introduit le 9 août 1954 par la ratification de la Convention des Nations Unies sur le Génocide mais l’application de l’imprescriptibilité n’est pas rétroactive. Pourtant il existe des Allemands qui ont compris avec lucidité la nécessité de ces procès. Citons deux ministres de la justice, d’abord M. Benda, qui déclarait déjà en 1965 : «J’insiste sur le fait que le peuple allemand n’est pas un peuple de criminels et qu’on doit donner à ce peuple la possibilité de ne pas s’identifier avec ces criminels. Ce peuple doit être libéré de ces criminels, ou exprimé plus clairement, ce peuple doit se libérer lui-même de ces criminels.»
Et M. Ehmke, son successeur, déclarait en 1968 : «Nous ne pouvons laisser impunis ni les criminels nazis, qui, de leurs bureaux, ont organisé la mort de milliers d’êtres humains, ni impunis les sadiques, qui ont exécuté ces ordres, ont tiré leur macabre plaisir en agissant ainsi et ont usé leur imagination à inventer des supplices». C’est depuis la fin des années 70 que la situation a changé en Allemagne comme en France. Notre génération d’enfants de déportés a joué un rôle décisif dans cette évolution positive. Au terme d’une dizaine d’années d’affrontement avec la société politique allemande, nous avons obtenu le procès des chefs S.S. qui avaient organisé la déportation des juifs de France ; Lischka, Hagen et Heinrichsohn. Le procès de Cologne fut exemplaire : au total des milliers de juifs de France assistèrent aux 35 audiences et les trois hommes furent condamnés et incarcérés. Parallèlement, la même année 1979, nous avons pu faire appliquer en France pour la première fois la loi de 1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et Jean Leguay, délégué en zone occupée de René Bousquet, chef de la police de Vichy, fut le premier homme à être inculpé pour crimes contre l’humanité. Klaus Barbie, retrouvé par nos soins en Bolivie, fut ramené de force en France et devint en 1987 le premier à être jugé pour crime contre l’humanité à Lyon et condamné à la réclusion perpétuelle ; peine qui fut appliquée au milicien Paul Touvier après son procès à Versailles en l994. Leguay mourut inculpé en 1989 et Bousquet, inculpé à son tour à notre demande, fut abattu par un déséquilibré en 1993. Quant à Maurice Papon, inculpé en 1983, il fut jugé à Bordeaux en 1997 et condamné, comme nous l’avions demandé, à dix ans de réclusion pour complicité de crime contre l’humanité. Cette nouvelle étape d’activisme judiciaire dans le domaine longtemps lacunaire du crime contre l’humanité s’est accompagnée d’une nouvelle exigence de l’opinion publique internationale vis-à-vis du jugement pour crime contre l’humanité des criminels tout à fait contemporains. C’est-à-dire de ceux qui commettent sous nos yeux de téléspectateurs des massacres que nous ne pouvons ignorer. Des tribunaux spécifiques, tels ceux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda ont été créés, anticipant la création de l’indispensable Tribunal pénal International permanent décidée par la société internationale. Il ne manque plus que l’émergence d’une force internationale permanente de police pour que soit dressé enfin un véritable barrage faisant obstacle à l’accomplissement des crimes contre l’humanité. Ce sera la prochaine étape vers la disparition des crimes contre l’humanité qui déshonorent notre planète, de même que la faim et la misère.
Serge KLARSFELD
Avocat
Président de l’Association “Les fils et les filles
© 2000 KLARSFELD - FRÉMEAUX & ASSOCIÉS des Déportés Juifs de France”
Serge Klarsfeld
Serge Klarsfeld est né à Bucarest en 1935, d’un père déporté à Auschwitz. Diplômé de l’Institut d’Etudes politiques de Paris. Diplômé d’Habilitation à diriger des recherches en Histoire. Docteur ès Lettres. Doctor Honoris Causa Union College and Hebrew Union College. Avocat à la cour d’Appel de Paris, il est également Président de l’Association “Les Fils et Filles des Déportés Juifs de France” et Président de “l’Association pour le Jugement des Criminels Nazis ayant opéré en France”. Historien, il est l’auteur de Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France, 1978; Les Enfants d’Izieu, 1983; Vichy-Auschwitz, 1983 et 1985; Le Calendrier de la Persécution des Juifs de France, 1933; Le Mémorial des Enfants Juifs déportés en France, 1994; French Children of the Holocaust, 1996. Militant, il consacre avec sa femme Beate Klarsfeld (Berlin, 1939) une grande partie de sa vie à la poursuite des criminels de guerre nazis, luttant contre l’impunité de ces criminels (affaire Lischka, Hagen, Heinrichsohn, Barbie, Von Korff, Brunner, Ehlers, Asche...) ainsi que de celles de certains de leurs complices en France (Bousquet, Leguay, Papon, Touvier). Il milite contre eux en Allemagne, en Amérique du Sud, en Syrie, et fait arrêter de force Barbie en Amérique du Sud. Actif sur la scène politique internationale, il proteste à Téhéran en 1979 contre l’exécution d’otages juifs libanais et réclame à Pale en république Serbe de Bosnie la reddition des dirigeants Karadzic et Mladic. Son action incessante lui vaut d’être fait Officier de la Légion d’Honneur et Officier dans l’Ordre National du Mérite. Il reçoit en 1984 le Hias Liberty Award, en 1989, avec le Dalaï-Lama, le Prix de la Fondation de la Mémoire, et, dans la même année, avec son épouse, le Prix de la Fondation du Judaïsme Français et le Raoul Wallenberg Award.
NOTES PRÉLIMINAIRES
Durant le XXe siècle, combien de voix se sont écriées “plus jamais ça!”? Et pourtant, ce siècle fut celui des guerres les plus meurtrières de l’Histoire des hommes, des totalitarismes et des génocides. Les douleurs, les souffrances ne sont pas à comparer parce que les causes ne sont pas comparables. La seconde guerre mondiale a provoqué autant de morts que le totalitarisme soviétique : cinquante millions de victimes. Les génocides ont provoqué des millions de morts innocents : les Arméniens, les juifs et les tsiganes, les Cambodgiens, les Tutsi. Le génocide programmé des juifs et des tsiganes par les nazis est unique dans la mesure où il fut programmé de longue date par Hitler et ses acolytes, organisé de façon systématique, massive, quasiment industrielle. Cependant il convient également de ne pas assimiler complètement le sort des juifs à celui des tsiganes. Le coffret réunit deux disques totalement différents. Dans l’un, nous avons voulu faire entendre la voix de certaines victimes du nazisme : des déportés juifs et des déportés politiques. Dans le second, nous avons, après discussions et réflexions, pris la décision de faire entendre la haine de l’autre, principalement le juif et, secondairement, le Résistant ou le Communiste afin que les jeunes se rendent compte qu’une campagne de mensonges, de diffamations très bien mises en place par un régime politique – en l’occurence Vichy – peut entraîner une partie d’un peuple à se laisser gouverner, guider et entrer dans la masse parfaitement docile et soumise à la tyrannie. Est-il aujourd’hui “dangereux” de faire entendre de tels propos? Nous ne le pensons pas. Si la politique antisémite du IIIe Reich a conduit à l’extermination des juifs d’Europe, il faut pouvoir mesurer à sa juste et ignoble mesure la collaboration de la France de Vichy. Il convient surtout de ne pas banaliser Hitler en comparant trop hâtivement quelques hommes politiques européens d’extrême droite à cet homme qui affirmait que les Juifs constituaient bien une race, mais non humaine. Nous n’avons pas la prétention de rendre compte de l’antisémitisme qui régna durant les années quarante (et qui peut encore subsister ici et là), ni d’en expliquer les fondements car pour ce faire il faudrait pouvoir en démonter les causes rationnelles. Celles-ci n’existent pas. Notre travail est davantage de proposer, très partiellement, des documents d’époque qui révèlent les errements criminels d’une politique. On peut nous reprocher ce choix, cependant ces appels à la haine, ces refus d’admettre que le gouvernement de Vichy subissait la botte nazie, tous ces messages diffusés sur la radio nationale, oui, cela fait aujourd’hui partie de l’Histoire, comme d’autres archives. Quant aux témoignages des rescapés, nous avons essayé, par le biais de plusieurs témoins, de “restituer” une déportation, depuis l’arrestation jusqu’à la libération, quand elle avait lieu...
Jean-Marc TURINE
L’antisémitisme et l’idéologie raciale du IIIe Reich
PAR JEAN-MARC TURINE
Bien avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale, Hitler avait déclaré : «L’un des principaux objectifs des dirigeants de l’Allemagne sera d’empêcher à jamais, par tous les moyens disponibles la prolifération des races slaves. L’instinct naturel ordonne à tous les êtres vivants non seulement de vaincre les ennemis, mais aussi de les anéantir». Dans un discours au Bundestag, en 1939, Hitler annonce : «Rien ne pourra éviter le combat entre l’esprit allemand et l’esprit panslaviste, entre la Race et la masse. Il faut que la hiérarchie des Maîtres subjugue le pullulement des esclaves. Nous sommes le seul peuple capable de créer le grand espace continental en imposant notre poigne. Ainsi s’impose à nous le devoir de dépeupler, comme nous avons celui de cultiver méthodiquement l’accroissement de la population allemande. Vous allez me demander ce que signifie dépeuplement et si j’ai l’intention de supprimer des nations entières? Eh bien oui! c’est à peu près cela! la nature est cruelle, nous avons donc le droit de l’être aussi». Pour sa part, Erich Wetzel écrivait : «La future politique allemande à l’Est démontrera si nous avons l’intention de donner au IIIème Reich des assises durables et sûres. Si le IIIème Reich doit être millénaire, la planification doit s’étaler elle aussi, sur des générations. Dans la politique future de l’Allemagne, les conceptions biologico-raciales devront avoir une signification décisive, car c’est alors qu’il sera possible d’assurer l’avenir du peuple allemand». Hitler ne manquait pas d’admirateurs ni d’admiratrices. Qu’on en juge par cette lettre envoyée au Führer par Leni Riefenstahl (cinéaste du régime), le 14 juin 1940 :
A Adolphe Hitler, Quartier Général, Paris
C’est avec une joie indescriptible, une profonde émotion et une ardente gratitude que nous vivons avec vous, mon Führer, la plus grande victoire de l’Allemagne et de vous-même : l’entrée des troupes allemandes à Paris. Dépassant tout ce que peut rêver l’imagination humaine, vous accomplissez des actions qui n’ont pas leur pareil dans l’histoire de l’humanité. Comment vous remercier ? Vous présenter des félicitations est beaucoup trop peu pour vous manifester les sentiments qui m’animent.
L’Allemagne hitlérienne avait décidé de liquider entièrement les juifs d’abord sur son propre territoire, puis dans les pays qu’elle occupait. Les lois racistes sur la citoyenneté et la protection du sang allemand constituèrent la base juridique pour toutes les mesures prises plus tard. Dans une même volonté de purification et par crainte de métissage, les Tsiganes sont visés de la même manière : «Seuls les juifs et les tsiganes sont d’un sang étranger», déclarait en 1936 le docteur Hans Globke. Les tsiganes furent catalogués par les nazis criminels irrécupérables. Le Grand Reich devait devenir zigeunerfrei (pur de tout tsigane) comme judenfrei (pur de tout juif). Selon Simon Wiezenthal, près de deux millions de tsiganes ont été assassinés par les SS, entre l’accession au pouvoir de Hitler et la fin de la guerre. Un antisémitisme endémique existait en Allemagne depuis des siècles et Luther en est un célèbre promoteur, ainsi que dans d’autres pays d’Europe. Avec l’apparition au XIXe siècle des doctrines racistes, l’antisémitisme prit des dimensions nouvelles. Cependant, ce n’est que dans les années trente avec la montée du National Socialisme et l’arrivée au pouvoir de Hitler qu’on en fit un instrument politique d’un grand parti. Pour les nazis, le peuple allemand représentait la race aryenne dans toute sa pureté, alors que les juifs étaient des sous hommes qui sapaient l’ordre du monde et cherchaient à usurper la suprématie. Le libéralisme, la démocratie, le communisme, le socialisme étaient considérés comme des concepts destructeurs propres aux juifs, tentant à faire disparaître les valeurs positives telles l’exaltation de la force et de la beauté, qui devaient accorder à la race prédestinée la richesse, la puissance et la domination du monde. Si les Aryens étaient vaincus, s’ils ne parvenaient pas à établir leur domination sur le monde, les juifs victorieux auraient toute liberté d’exécuter leurs desseins sinistres qui aboutiraient au déclin et à la ruine du monde.
Toutes les mesures contre les Juifs, même celles les condamnant à l’extermination, étaient justifiées par le danger qu’ils représentaient pour l’humanité. En janvier 1939, Hitler déclarait : «Aujourd’hui, je serai prophète une fois de plus. Si la finance internationale que ce soit en Europe ou ailleurs, devait parvenir, une fois encore, à précipiter les Nations dans une guerre mondiale, celle-ci ne se terminera pas par la bolchevisation universelle et la victoire de la juiverie, mais par la destruction de la race juive dans toute l’Europe». Les Lois de Nuremberg promulguées en 1935, comprenaient deux textes fondamentaux :
- La loi sur la citoyenneté prévoyait que seuls les individus de sang allemand [sic] pouvaient être citoyens du Reich, alors que ceux dont le sang était impur avaient un statut inférieur et étaient des sujets.
- Une seconde loi sur la protection du sang et de l’honneur allemands interdisait les mariages et les rapports sexuels entre juifs et porteurs du sang allemand.
Entre 1933 et 1935, 78.000 juifs quittèrent l’Allemagne. Cependant les autorités nazies entravèrent le départ des émigrants potentiels dont les biens étaient généralement confisqués. Sur le demi million de juifs qui habitaient en Allemagne au moment où Hitler prit le pouvoir, près de 300.000 parvinrent à émigrer à temps pour échapper à La Solution Finale de la question juive. L’année 1938 marque une accélération dans les préparatifs de guerre et dans la politique antijuive : synagogues incendiées, arrestations massives, pillages et démolitions des magasins juifs, jusqu’à la Nuit de Cristal du 9 au 10 novembre. Leur victoire militaire en Europe occidentale encouragea les Allemands à resserrer l’étau sur les juifs en leur pouvoir. Les nazis voyaient venir le temps où leur Ordre Nouveau leur permettrait de décider du sort de l’ensemble du judaïsme européen. Hitler décida que la solution finale du problème juif était le meurtre de tout juif qui tomberait entre les mains des nazis. Ce plan fut exécuté par les fonctionnaires du régime et les SS s’attachèrent à l’accomplissement de leur tâche inhumaine avec un zèle fanatique et une précision quasi scientifique. La machine de mort fut mise en place dans tous les pays européens. Etait-il possible de tromper la mort? Et comment croire à une cruauté dépassant l’entendement humain? Les manœuvres et les camouflages des nazis réussirent à tromper les juifs jusqu’à la dernière minute. Les rumeurs concernant les camps de la mort étaient accueillies avec scepticisme. Ce ne fut que vers la fin de l’année 1942 que la vérité sur ces camps et le sort des juifs déportés des ghettos de Pologne se répandit. En France, il y avait environ 300.000 juifs avant la guerre. La France était divisée en trois zones : la zone occupée par les Allemands, celle du gouvernement de Vichy et une zone d’occupation au sud. En 1941, le gouvernement de Vichy créa un Commissariat aux Affaires Juives. Les premières victimes des nazis furent les juifs étrangers c’est à dire ceux qui n’avaient pas la citoyenneté française. Les déportations, d’abord circonscrites à la zone occupée, s’étendirent bientôt à celle qui relevait du gouvernement de Vichy. Le chiffre total de juifs déportés vers les camps de la mort s’élève à 75.000. En Belgique, où résidaient près de 70.000 juifs, les rafles commencèrent vers le milieu de l’année 1942. Près de 25.000 juifs périrent dans les camps. En 1941, la population juive de la Hollande s’élevait à 150.000 personnes. En juillet, août et septembre 1942, les premiers convois partirent vers l’est en passant par le camp de transit de Westerbork. La grande majorité des juifs hollandais furent déportés. Seuls 10.000 d’entre eux survécurent. Les archives réunies dans le disque datent de 1941 à 1944. Cela se passait en France, dans la France soumise à la botte hitlérienne. La haine des juifs exprimée par quelques journalistes et commentateurs fascistes n’ont rien à envier à ce qui pouvait s’entendre à Berlin, Munich ou ailleurs en Allemagne. Il a fallu attendre 1995 pour qu’un président de la République reconnaisse la responsabilité de la France dans la politique antisémite de Vichy. Jacques Chirac le fit le 16 juillet 1995, cinquante ans après la rafle du Vel’ d’Hiv.
Je n’ai jamais exprimé mon assentiment à ce qu’une race se dise Race des Seigneurs et soit supérieure à une autre. J’ai seulement souligné la différences des races.
Hermann Goering Au procès de Nuremberg en 1945.
Chronologie sommaire
1933 Hitler devient chancelier en janvier. En mars, Dachau est le premier camp de concentration.
1935 La promulgation des lois racistes de Nuremberg donne un statut officiel à l’antisémitisme.
1938 Camp de concentration de Buchenwald / rattachement de l’Autriche à l’Allemagne / 10 novembre : Nuit de Cristal/.
1939 Invasion de la Pologne par l’Allemagne le 1er septembre.
1940 10 mai début de la grande offensive allemande en Hollande, Belgique et France.
22 juin Armistice franco-allemand, Pétain signe au nom de la France.
3 octobre Statuts des juifs promulgué par le gouvernement de Vichy.
7/10/1940 Le gouvernement de Vichy prive les juifs d’Afrique du nord de la nationalité française et leur impose de nombreuses restrictions.
1942 1er juin les juifs de France et de Hollande doivent porter l’étoile jaune.
11 novembre Occupation totale de la France par l’armée allemande sauf pour la zone italienne (et départements du sud-est).
1943 Du 19 avril au 6 mai liquidation du ghetto de Varsovie.
1944 6 juin débarquement allié en Normandie.
20 juillet Attentat manqué contre Hitler.
15/25 Août libération de Paris.
1945 30 avril suicide de Hitler.
8 mai Capitulation de l’Allemagne.
Jean-Marc TURINE
© FRÉMEAUX & ASSOCIÉS - GROUPE FRÉMEAUX COLOMBINI SA 2000
L’UNIVERS CONCENTRATIONNAIRE NAZI
Primo Levi commence son livre Si c’est un homme par un poème écrit le 10 janvier 1946, c’est à dire quelques mois après son retour du camp de Buna-Monowice (Auschwitz III)
Vous qui vivez en toute quiétude / Bien au chaud dans vos maisons, / Vous qui trouvez le soir en rentrant / La table mise et des visages amis, / Considérez si c’est un homme / Que celui qui peine dans la boue, / Qui ne connaît pas de repos, / Qui se bat pour un quignon de pain, / qui meurt pour un oui pour un non. / Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux / Et jusqu’à la force de se souvenir, / Les yeux vides et le sein froid / Comme une grenouille en hiver / N’oubliez pas que cela fut, / Non, ne l’oubliez pas : / Gravez ces mots dans votre cœur. / Pensez-y chez vous, dans la rue, / En vous couchant, en vous levant ; / Répétez-le à vos enfants. / Ou que votre maison s’écroule, / Que la maladie vous accable, / Que vos enfants se détournent de vous.
Une géographie concentrationnaire existe - plus de mille camps, grands et petits, ont été recensés - Dachau, Buchenwald, Dora, Mauthausen, Bergen-Belsen, Ravensbrück, Gross Rosen, Neuengamme, Sachsenhausen, Auschwitz-Birkenau, Monowice, Majdanek, Treblinka ... Un vocabulaire concentrationnaire existe : schlague, faim, soif, typhus, froid, coups, appels, potence, poux, sélections, musulman (1), chambres à gaz, kapos (2), morts, dysenterie, travail, revier (3), peur, fours crématoires... Cet univers coïncide avec le IIIème Reich et s’étend de 1933 à 1945. Dans l’appareil gouvernemental du Reich, les camps de concentration étaient le principal instrument de la réalisation de la politique hitlérienne de terreur, d’exploitation de la main-d’œuvre et d’anéantissement physique des nations vaincues ainsi que des juifs et des personnes considérées comme juives en vertu des lois de Nuremberg de 1935. L’empire concentrationnaire était dirigé par les Totenkopf SS qui portaient l’insigne de la tête de mort épinglé de front sur la casquette, au-dessus de la visière. Le grand chef SS Reichsführer était Heinrich Himmler, serviteur dévoué du Führer Adolphe Hitler. Tous les camps de concentration étaient des camps d’extermination, mais extermination à des degrés divers : mort lente, immédiate ou rapide.
Les camps de la mort lente étaient destinés d’abord aux adversaires allemands du régime nazi : communistes, sociaux-démocrates et autres démocrates, dès 1933. Mais avec l’Anschluss de l’Autriche, la liquidation de la Tchécoslovaquie, le partage de la Pologne et la seconde Guerre Mondiale entraînant l’occupation d’une grande partie de l’Europe continentale, le monde concentrationnaire s’européanise. Les résistants et les adversaires réels ou supposés de toutes nationalités furent entassés par la Gestapo dans des camps qui se multipliaient sur le territoire du Grand Reich. Parmi les internés se trouvaient aussi des non politiques : des criminels, des asociaux, des homosexuels qui étaient presque exclusivement des Allemands. La mort lente est le résultat de l’extermination par le travail (Arbeit macht frei - Le travail libère). Travaux épuisants effectués dans des conditions horribles : matraquage par les SS et les Kapos, nourriture insuffisante, froid et humidité, maladies... À partir de 1942, les camps de concentrations eurent pour but de fournir à l’économie allemande une main-d’œuvre d’esclaves. En effet, les SS, disposaient de détenus corvéables à merci dont ils louaient le travail à des firmes allemandes de diverses importances.
Les camps de la mort immédiate ou quasi immédiate, les camps d’extermination. L’extermination systématique de
aces inférieures, tziganes et surtout juifs, était pratiquée au moyen de l’organisation de convois ferroviaires au départ de l’Allemagne et de toute l’Europe occupée, à destination des camps de l’est européen, de leurs chambres à gaz et fours crématoires. La conférence de Wannsee, tenue le 20 janvier 1942, concernant la solution finale de la question juive en Europe déclencha l’exécution massive des juifs. Pour être exterminé, il suffisait d’être déclaré de
ace juive ou tzigane. L’identité généalogique établie par l’administration nazie était déterminante. Entre 1933 et 1942, les massacres perpétrés par les SS préfigurèrent la solution finale.
Les camps de la mort rapide. La mort rapide était provoquée par l’affectation à des Kommandos spéciaux. Il faut distinguer deux catégories de détenus.
- En Europe de l’Est, les Slaves, surtout les Polonais et les Russes. La Pologne rayée de la carte géographique, vidée de sa population devait être repeuplée par les Allemands. Plus de 6 millions de Polonais ont été massacrés. L’extermination rapide des Soviétiques fut décidée par l’ordonnance du 1er août 1942 de l’office central SS. Les Russes et les Polonais, mais également des juifs et des tziganes étaient affectés à des “Kommandos de cobayes”. Il s’agissait d’expériences pseudo-médicales pratiquées par des médecins SS. Les résultats en étaient la mort.
- En Europe de l’Ouest, les détenus Nacht und Nebel ou Nuit et Brouillard. L’ordre en fut donné par Hitler le 7 décembre 1941. La justification ? L’augmentation, depuis le début de la campagne de Russie, du nombre d’attaques par des communistes et autres éléments hostiles à l’Allemagne. Il était nécessaire d’employer des méthodes de dissuasion et de prendre des mesures plus dures. Le décret NN était appliqué aux résistants de l’Europe occidentale déclarés particulièrement dangereux. Le régime imposé aux détenus NN était la disparition dans la nuit et le brouillard par une mort rapide ne laissant subsister aucune trace.
Dans les archives sonores réunies dans le disque, plusieurs témoins parlent de leur déportation à Auschwitz-Birkenau. C’est pourquoi je pense utile d’en rappeler brièvement l’histoire. Auschwitz est le symbole de la volonté d’extermination par les nazis des juifs et des Tsiganes. Cette gigantesque entreprise de mort, la Shoah (mot hébreu qui signifie catastrophe ou anéantissement) est mise en place progressivement en Allemagne puis dans les pays d’Europe occupée. La seconde guerre mondiale commence en 1939. L’exclusion des juifs s’étend à l’Europe entière (ainsi en France le 3 octobre 1940 est promulgué le premier statut des juifs par le gouvernement de Vichy). Durant l’été 1941 est prise la décision de procéder à la solution finale du problème juif dont l’organisation est mise au point le 20 janvier 1942 à la conférence de Berlin-Wannsee. Cela aboutit à la création de six camps de mise à mort sur le territoire polonais (Auschwitz, Treblinka, Belzek, Sobibor, Chelmno, Majdanek). Auschwitz, camp mixte car il est aussi un camp de concentration, est le plus grand de ces camps. Le 27 avril 1940, Himmler donna l’ordre d’aménager à Oswiecim (Auschwitz) en Haute Silésie, un camp de concentration dans d’anciennes casernes et de l’agrandir en se servant des prisonniers. Rudolf Höss en devient le premier commandant. Les alentours des casernes sont vidés de leur population de plusieurs milliers de Polonais. Le 1er mars 1941, Himmler ordonna au commandant du camp, Höss :
1) d’agrandir le camp d’Auschwitz de façon qu’il puisse contenir 30.000 prisonniers
2) de construire sur le territoire du village de Brzezinka (Birkenau ou Auschwitz II) un camp destiné à 100.000 prisonniers de guerre. La construction du camp de Birkenau commença en octobre 1941. L’ensemble devait constituer un rectangle entouré d’une clôture de fils de fer barbelé et gardé par des miradors. Ce rectangle devait avoir 720 m de long et 1.700 m de large.
3) Le camp de Buna-Monowitz ou Auschwitz III est spécialement ouvert pour fournir la main-d’œuvre au consortium d’industrie chimique IG Farben qui a implanté, à 7 kilomètres du Stammlager, des usines de fabrication de caoutchouc et d’essence synthétiques (Buna = caoutchouc synthétique).
Autour d’Auschwitz, il y eut une quarantaine de petits camps de travaux forcés au service de l’économie SS ou à celui de grands consortiums allemands (usines métallurgiques, mines de charbon... ). L’extermination des juifs à Birkenau commença en janvier 1942. L’action d’extermination planifiée de millions de juifs assigna à Birkenau un rôle spécial et dut avoir une influence fondamentale sur le changement de caractère et des principes initiaux de la construction du camp. En août 1942, en effet, un nouveau plan prévoyait la construction d’un complexe destiné à 200.000 détenus ainsi que d’installation d’extermination. La largeur passait à 2.340 mètres Entre mars et juin 1943, on acheva les quatre énormes fours crématoires et leurs chambres à gaz. À titre d’exemple, il faut noter qu’en septembre 1944, en dix jours, les SS assassinèrent 40.000 femmes juives dans les chambres à gaz. Il est difficile d’établir un bilan chiffré du nombre des victimes puisque les effectifs des détenus ne cessent de varier : arrivées quotidiennes, très forte mortalité, transfert dans d’autres camps. Les déportés exterminés dès leur arrivée ne sont pas enregistrés et n’entrent pas dans la comptabilité. Tout ce qui concerne l’extermination est secret. De nombreuses archives ont été détruites par les Nazis eux-mêmes. Le 18 janvier 1945, devant l’avancée des troupes soviétiques, les autorités allemandes décident l’évacuation d’Auschwitz en toute hâte. On emmène à pieds tous les prisonniers capables de marcher, au total plus de 60.000 personnes, dans la neige et le froid. C’est l’un des épisodes les plus tragiques d’Auschwitz, connu sous le nom de marches de la mort. Des milliers de déportés meurent d’épuisement, de faim, de froid; ceux qui ne peuvent pas suivre sont systématiquement abattus par les SS. Les rescapés de ces marches sont ramenés au cœur de l’Allemagne dans différents camps de concentration. Le 27 janvier 1945, les soldats soviétiques entrent à Auschwitz, libèrent les survivants (8.000) et découvrent l’ampleur du génocide. Dans leur entreprise d’extermination massive, les nazis ont aussi organisés des ghettos : Varsovie; Lodz, Chelmno, Radom, Tarnow, Rzeszow, Czéstochowa ... qui furent vidés de leurs habitants au fil des mois.
Dans son livre La destruction des juifs d’Europe, Raul Hilberg apporte des éléments chiffrés :
Morts par suite de “ghettoïsation” et des privations - 800.00 -
Morts par fusillades à ciel ouvert - 1.300.000 -
Morts dans les camps d’extermination - 750.000 -
Auschwitz - 1.000.000 -
Treblinka - 750.000 -
Belzec - 550.000
Sobibor - 200.000
Chelmno - 150.000
Lublin - 50.000
Morts dans les camps de concentration -150.000
Camps roumains et croates - 100.000
Total - 5.100.000 -
Nombre de victimes par pays
Pologne environ - 3.000.000 -
URSS - plus de 700.000 -
Roumanie - 270.000 -
Tchécoslovaquie - 260.000 -
Hongrie - plus de 180.000 -
Lituanie - plus de 130.000 -
Allemagne - plus de 120.000 -
Pays Bas - plus de 100.000 -
France - 75.000 -
Lettonie - 70.000 -
Yougoslavie - 60.000 -
Grèce - 60.000 -
Autriche - plus de 50.000 -
Belgique - 24.000 -
Italie - 9.000 -
Estonie - 2.000 -
Norvège - moins de 1.000 -
Luxembourg - moins de 1.000 -
Dantzig - moins de 1.000 -
Total - 5.100.000 -
Quelques dates
8 novembre 1943 Fermeture par les SS des camps d’extermination de Treblinka, Sobibor et Belzec
24 juillet 1944 Evacuation du camp de Lublin-Majdanek
28 septembre 1944 Libération de Lublin-Majdanek
26 novembre 1944 Destruction des chambres à gaz d’Auschwitz
18 janvier 1945 ultime évacuation d’Auschwitz- Birkenau et début des marches de la mort
27 janvier 1945 libération d’Auschwitz-Birkenau par les troupes soviétiques
11 avril 1945 libération de Buchenwald et Dora
15 avril 1945 libération de Bergen-Belsen
28/29 avril 1945 libération de Dachau et Ravensbrück
30 avril 1945 Suicide de Hitler
5 mai 1945 Libération de Mauthausen
8 mai 1945 Capitulation de l’Allemagne
Comment cela a-t-il été possible ? Pourquoi les cieux ne se sont-ils pas obscurcis ? (4)
(1) Ce mot d’origine incertaine désignait une personne à l’article de la mort.
(2) Détenus, généralement des criminels, auxiliaires des SS pour le commandement des Kommandos de travaux.
(3) Infirmerie.
(4) Citation de la Chronique de Salomon bar Simson, relatant le massacre des juifs de Mayence par les Croisés en 1096 (in La Libération des camps et le retour des déportés sous la direction de Marie-Anne Matard-Bonucci et Edouard Lynch, éditions Complexe, Bruxelles)
Jean-Marc TURINE
N.B. Pour rédiger ces notes, je me suis inspiré de la préface de Germain Lutz pour le livre Nuit et Brouillard de Kristian Ottosen (édition Le Cri, Bruxelles), de Auschwitz Camp hitlérien d’extermination (édition Interpress, Varsovie) et de Auschwitz édité par l’Amicale des déportés d’Auschwitz
Descriptif du disque 1
ANTISEMITISME et DÉNONCIATION DE LA RÉSISTANCE
01 - 01 09 1941 Le journaliste André Saudemond nous invite à découvrir les préparatifs d’une exposition relative à La Question Juive au Palais Berlitz.
02 - 05 09 1941 Le même journaliste nous invite à l’inauguration de l’exposition. Jacques de Feraudy lit un poème anti-juif dont il est l’auteur.
03 - 1943 Le comte de Puysegur évoque le péril juif que certains qualifient de mythe. Il parle de la vérité que l’on doit connaître : 800.000 juifs vivent en France. La malfaisance juive est mise en avant.
04 - 04 12 1943 La question juive et le danger juif vus par un théologien suisse, à propos d’un livre de Frédéric Gaudet. Lectures d’extraits et commentaires.
05 - 14 02 1944 Le milicien Jacques Buisset attaque les faux patriotes De Gaulle et Thorez. Les communistes, à la botte de Staline, provoquent le désordre. Ils ont prêché la désertion et les sabotages. Buisset les traite de terroristes puisqu’ils sont dans l’action illégale et les alliés leurs fournissent les armes pour commettre des attentats. L’orateur s’en prend également aux judéo-communistes.
06 - 28 02 1944 Philippe Henriot commente un message du poste de Londres Les attaques contre les centres ferroviaires en France et en Belgique seront amplifiés... Henriot voit dans le Commandement Allié des inconscients et des hypocrites. Il rend hommage à ceux qui aident les victimes des bombardements. Les alliés sont des assassins qui veulent soi disant libérer la France. De Gaulle peut-il dire que le bombardement de Rouen était nécessaire ? Il répond aussi à l’agence Reuter qui a dit que la radio de Vichy était contrôlée par les Allemands.
07 - 10 03 1944 L’esprit judéo puritain dans le monde, influence des conceptions judaïques dans le monde moderne. Les valeurs juives et gréco romaines s’opposent, se combattent, ne se rencontrent pas et les premières dominent les secondes ...
08 - 10 03 1944 Judaïsme et puritanisme aux Etats-Unis. D’après le livre de Georges Badault, quelques conclusions s’imposent sur le rôle des juifs aux États-Unis; référence à Taine la judaïsation des sociétés contemporaines.
09 - 11 03 1944 Philippe Henriot : Les communistes rêvent de vengeance. Vingt membres de la phalange africaine, à Alger, vont être jugés, de même des Français qui ont lutté contre les alliés. Les soldats qui servent leur pays ne sont pas des bandits. Sur le front de Tunisie, des Français ont été capturés, ils portaient des uniformes anglais et américains, les Allemands les ont ramenés en France. La dictature communiste poursuit son œuvre d’épuration. Le gaullisme d’Alger est aux mains des communistes.
10 - 12 03 1944 Le Talmud et le ghetto, référence au livre de Georges Badault et à Graëtz qui le livre La question juive d’une importance capitale dans l’histoire d’Israël ; le Talmud et la littérature talmudique ont créé un ghetto culturel et social.
11 - 13 03 1944 Le milicien Jacques Buisset dénonce les injustes et fréquentes critiques formulées à l’encontre de la Milice. Accusations calomnieuses. Qui nous accuse ? les juifs !
12 - 01 06 1944 Philippe Henriot se demande ce que le mot libération veut dire dans la bouche des communistes l’âme de la résistance. Il renouvelle ses attaques contre le gouvernement
provisoire d’Alger sous le prétexte que celui-ci dit que
ous avons accepté la domination étrangère.
13 - 16 07 1995 Jacques Chirac, président de la République, dénonce sans ambiguïté le régime antisémite de Vichy.
Descriptif du disque 2
RÉCITS DE DÉPORTATION
01 - Sarah Goldberg (1995) raconte les circonstances de son arrestation avec deux camarades partisans. Elle avait vingt ans. Ils se sont spontanément présentés comme juifs pensant que cela leur éviterait le peloton d’exécution. Elle est arrivée à Auschwitz le 2 août 1942.
02 - Jacques Rosenberg (1995) raconte le transport en train dans des wagons à bestiaux pour arriver à Auschwitz. Il se souvient des aboiements des chiens et des SS.
03 - Jean Mialet (1965) évoque son arrivée à Dora : un monde de la désorganisation complète. Il se souvient des conditions de vie effroyable : le froid, la faim, le manque de sommeil. Le travail rémunéré aux SS par les sociétés allemandes qui les utilisaient comme des esclaves.
04 - Betty Van Sevenant (1995) N.N., elle évoque le transport de Kottbus vers Ravensbrück et Furstenberg. Elle se souvient de scènes horribles. Ensuite elle évoque le camp de Mauthausen et les humiliations subies.
05 - Marie-Claude Vaillant Couturier (1965) se souvient d’un appel, à Birkenau, qui a duré une journée entière par un froid terrible. A la fin de l’appel plusieurs femmes mortes jonchaient le sol.
06 - Sarah Goldberg évoque Birkenau comme le pire des camps. Elle parle du Revier et des maladies. Le revier pouvait accueillir plus ou moins trois cents femmes.
07 - Lilian Levy (1965) évoque la pendaison en 1944 de quatre résistantes polonaises, pendaisons auxquelles toutes les femmes ont été contraintes d’assister.
08 - Georges Wellers (1965) décrit une sélection à Birkenau et rappelle les deux millions de juifs qui ont été déportés.
09 - Madame Weismann (1965), doctoresse, fut très vite affectée au service des douches de Birkenau. Elle décrit l’enfer. Ensuite elle raconte les sélections, les femmes et les enfants qui étaient poussés dans les chambres à gaz, le sadisme des SS.
10 - Tobias Schiff (1988) se souvient de la sélection de son père à Birkenau et des trois jours durant lesquels six cents hommes destinés aux chambres à gaz ont été oubliés dans une baraque. Il parle de scènes dantesques.
11 - Sarah Goldberg raconte les marches de la mort après que les SS ont décidé d’évacuer Auschwitz. Le froid, la faim, l’épuisement, les morts...
12 - Maxime Ankowitz (1965) se souvient de la libération et des scènes de folie que cela a entraîné. Il parle de scènes dignes d’anthropophagie.
PRIMO LEVI
APPENDICE DE 1976 POUR L’ÉDITION SCOLAIRE DE SI C’EST UN HOMME
On a écrit par le passé que les livres, comme les êtres humains, ont eux aussi leur destin, imprévisible et différent de celui que l’on attendait et souhaitait pour eux. Ce livre a connu un étrange destin. Sa naissance remonte à l’époque lointaine, où l’on peut lire que «j’écris ce que je ne pourrais dire à personne». Le besoin de raconter était en nous si pressant que ce livre, j’avais commencé à l’écrire là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets, et tout en sachant bien que je ne pourrais pas conserver ces notes griffonnées à la dérobée, qu’il me faudrait les jeter aussitôt car elles m’auraient coûté la vie si on les avait trouvées sur moi. Mais j’ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l’espace de quelques mois, tant j’étais travaillé par ces souvenirs. Refusé par quelques éditeurs importants, le manuscrit fut finalement accepté en 1947 par la petite maison d’édition que dirigeait Franco Antonicelli: il fut tiré à 2 500 exemplaires, puis la maison ferma et le livre tomba dans l’oubli, peut-être aussi parce que, en cette dure période d’après-guerre, les gens ne tenaient pas beaucoup à revivre les années douloureuses qui venaient de s’achever. Le livre n’a pris un nouveau départ qu’en 1958, lorsqu’il a été réédité chez Einaudi, et dès lors l’intérêt du public ne s’est jamais démenti. Il a été traduit en six langues et adapté à la radio et au théâtre.
Les enseignants et les élèves l’ont accueilli avec une faveur qui a dépassé de beaucoup l’attente de l’éditeur et la mienne. Des centaines de lycéens de toutes les régions d’Italie m’ont invité à commenter mon livre par écrit, ou, si possible, en personne; dans les limites de mes obligations, j’ai répondu à toutes ces demandes, tant et si bien qu’à mes deux métiers (chimiste et écrivain), j’ai dû bien volontiers en ajouter un troisième : celui de présentateur-commentateur de moi-même, ou plutôt de cet autre et lointain moi-même qui avait vécu l’épisode d’Auschwitz et l’avait raconté. Au cours de ces multiples rencontres avec mes jeunes lecteurs, je me suis trouvé en devoir de répondre à de nombreuses questions : naïves ou intentionnelles, émues ou provocatrices, superficielles ou fondamentales. Mais je me suis vite aperçu que quelques-unes de ces questions revenaient constamment, qu’on ne manquait jamais de me les poser : elles devaient donc être dictées par une curiosité motivée et raisonnée, à laquelle, en quelque sorte, la lettre de ce livre n’apportait pas de réponse satisfaisante. C’est à ces questions que je me propose de répondre ici.
1. Dans votre livre, on ne retrouve pas trace de haine à l‘égard des Allemands ni même de rancœur ou de désir de vengeance. Leur avez-vous pardonné ?
La haine est assez étrangère à mon tempérament. Elle me paraît un sentiment bestial et grossier, et, dans la mesure du possible, je préfére que mes pensées et mes actes soient inspirés par la raison ; c’est pourquoi je n’ai jamais, pour ma part, cultivé la haine comme désir primaire de revanche, de souffrance infligée à un ennemi véritable ou supposé, de vengeance particulière. Je dois ajouter, à en juger par ce que je vois, que la haine est personnelle, dirigée contre une personne, un visage ; or, comme on peut voir dans les pages mêmes de ce livre, nos persécuteurs n’avaient pas de nom, ils n’avaient pas de visage, ils étaient lointains, invisibles, inaccessibles. Prudemment, le système nazi faisait en sorte que les contacts directs entre les esclaves et les maîtres fussent réduits au minimum. Vous aurez sans doute remarqué que le livre ne mentionne qu’une seule rencontre de l’auteur-protagoniste avec un SS (p. 209), et ce n’est pas un hasard si elle a lieu dans les tout derniers jours du Lager, alors que celui-ci est en voie de désagrégation et que le système concentrationnaire ne fonctionne plus. D’ailleurs, à l’époque où ce livre a été écrit, c’est-à-dire en 1946, le nazisme et le fascisme semblaient véritablement ne plus avoir de visage ; on aurait dit, et cela paraissait juste et mérité, qu’ils étaient retournés au néant, qu’ils s’étaient évanouis comme un songe monstrueux, comme les fantômes qui disparaissent au chant du coq. Comment aurais-je pu éprouver de la rancœur envers une armée de fantômes, et vouloir me venger d’eux ? Dès les années qui suivirent, l’Europe et l’Italie s’apercevaient que ce n’était là qu’illusion et naiveté : le fascisme était loin d’être mort, il n’était que caché, enkysté ; il était en train de faire sa mue pour réapparaître ensuite sous de nouveaux dehors, un peu moins reconnaissable, un peu plus respectable, mieux adapté à ce monde nouveau, né de la catastrophe de la Seconde guerre mondiale que le fascisme avait lui-même provoquée. Je dois avouer que face à certains visages, à certains vieux mensonges, aux manœuvres de certains individus en mal de respectabilité, à certaines indulgences et connivences, la tentation de la haine se fait sentir en moi, et même violemment. Mais je ne suis pas un fasciste, je crois dans la raison et dans la discussion comme instruments suprêmes de progrès, et le désir de justice l’emporte en moi sur la haine. C’est bien pourquoi, lorsque j’ai écrit ce livre, j’ai délibérément recouru au langage sobre et posé du témoin plutôt qu’au pathétique de la victime ou à la véhémence du vengeur : je pensais que mes paroles seraient d’autant plus crédibles qu’elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées ; c’est dans ces conditions seulement qu’un témoin appelé à déposer en justice remplit sa mission, qui est de préparer le terrain aux juges. Et les juges, c’est vous. Toutefois, je ne voudrais pas qu’on prenne cette absence de jugement explicite de ma part pour un pardon indiscriminé. Non, je n’ai pardonné à aucun des coupables, et jamais, ni maintenant ni dans l’avenir, je ne leur pardonnerai, à moins qu’il ne s’agisse de quelqu’un qui ait prouvé, faits à l’appui, et pas avec des mots, ou trop tard, qu’il est aujourd’hui conscient des fautes et des erreurs du fascisme, chez nous et à l’étranger, et qu’il est résolu à les condamner et à les extirper de sa propre conscience et de celle des autres. Dans ce cas-là alors, oui, bien que non chrétien, je suis prêt à pardonner, à suivre le précepte juif et chrétien qui engage à pardonner à son ennemi; mais un ennemi qui se repent n’est plus un ennemi.
2. Est-ce que les Allemands, est-ce que les Alliés savaient ce qui se passait ? Comment est-il possible qu’un tel génocide, que l’extermination de millions d’êtres humains ait pu se perpétrer au cœur de l’Europe sans que personne n’en ait rien su ?
Le monde dans lequel nous vivons aujourd’hui, nous Occidentaux, présente un grand nombre de défauts et de dangers dont nous sentons la gravité, mais, en comparaison du monde bénéficie d’un énorme avantage : n’importe qui peut savoir tout sur tout. L’information est aujourd’hui «le quatrième pouvoir»; au moins en théorie, un reporter et un journaliste peuvent aller partout, personne ne peut les en empêcher, ni les tenir à l’écart, ni les faire taire. Tout est facile : si vous en avez envie, vous pouvez écouter la radio de votre propre pays ou de n’importe quel autre ; vous allez au kiosque du coin et vous choisissez le journal que vous voulez, un journal italien de n’importe quelle tendance aussi bien qu’un journal américain ou soviétique. Le choix est vaste ; vous achetez et vous lisez les livres que vous voulez, sans risque d’être accusés d’«activités anti-italiennes» ou de vous attirer à domicile une perquisition de la police politique. Certes, il n’est pas facile d’échapper à tous les conditionnements, mais du moins peut-on choisir le conditionnement que l’on préfère. Dans un État autoritaire, il en va tout autrement : il n’y a qu’une Vérité, celle qui est proclamée d’en haut ; les journaux se ressemblent tous, ils répètent tous une même et unique vérité ; même situation pour la radio, et vous ne pouvez pas écouter les radios étrangères, d’abord parce que c’est considéré comme un délit et que vous risquez la prison, et ensuite parce que la radio officielle fait intervenir un système de brouillage qui opére sur les longueurs d’onde des radios étrangères et rend leurs émissions inaudibles. Quant aux livres, ne sont traduits et publiés que ceux qui plaisent aux autorités ; les autres, il vous faut aller les chercher à l’étranger et les introduire dans votre pays à vos risques et périls, car ils sont considérés comme plus dangereux que de la drogue ou les explosifs ; et si on en trouve sur vous au passage de la frontière, on les saisit et vous êtes punis pour infraction à la loi. Les livres interdits, nouveaux ou anciens, on en fait de grands feux de joie sur les places publiques. C’est ce qui s’est fait en Italie entre 1924 et 1945, et dans l’Allemagne national-socialiste ; c’est ce qui se fait aujourd’hui encore dans de nombreux pays, parmi lesquels on regrette de devoir compter l’Union soviétique, qui a pourtant combattu héroïquement le nazisme. Dans les États autoritaires, on a le droit d’altérer la vérité, de réécrire l’histoire rétrospectivement, de déformer les nouvelles, d’en supprimer de vraies, d’en ajouter de fausses : bref, de remplacer l’information par la propagande. Et en effet, dans de tels pays, il n’y a plus de citoyens détenteurs de droits, mais bien des sujets qui, comme tels, se doivent de témoigner à l’État (et au directeur qui l’incarne) une loyauté fanatique et une obéissance passive. Dans ces conditions il devient évidemment possible (même si ce n’est pas toujours facile : il n’est jamais aisé de faire totalement violence à la nature humaine) d’occulter des pans entiers de la réalité. L’ltalie fasciste n’a pas eu grand mal à faire assassiner Matteoitti et à étouffer l’affaire en quelques mois ; quant à Hitler et à son ministre de la Propagande Josef Goebbels, ils se révèlèrent bien supérieurs encore à Mussolini dans l’art de contrôler et de camoufler la vérité. Toutefois, il n’était ni possible ni même souhaitable, du point de vue nazi, de cacher au peuple allemand l’existence d’un appareil aussi énorme que celui des camps de concentration. ll entrait précisément dans les vues des nazis de créer et d’entretenir dans le pays un climat de terreur diffuse : il était bon que la population sût qu’il était très dangereux de s’opposer à Hitler. Et en effet des centaines de milliers d’Allemands, communistes, sociaux-démocrates, libéraux, juifs, protestants, catholiques, furent enfermés dans les Lager dès les premiers mois du nazisme, et tout le pays le savait, comme on savait aussi qu’au Lager les prisonniers souffraient et mouraient. Cela étant, il est vrai que la grande majorité des Allemands ignora toujours les détails les plus horribles de ce qui se passa plus tard dans les Lager : l’extermination méthodique et industrialisée de millions d’êtres humains, les chambres à gaz, les fours crématoires, l’exploitation abjecte des cadavres, tout cela devait rester caché et le resta effectivement pendant toute la durée de la guerre, sauf pour un nombre restreint d’individus. Pour garder le secret, entre autres précautions, on recourait dans le langage officiel à de prudents et cyniques euphémismes: au lieu d’«extermination» on écrivait «solution définitive»; au lieu de «déportation», «transfert» ; au lieu de «mort par gaz», «traitement spécial» et ainsi de suite. Hitler redoutait non sans raison que la révélation de ces horreurs n’ébranlat la confiance aveugle que le pays avait en lui, et le moral des troupes alors en guerre ; de plus, les Alliés n’auraient pas tardé à en être eux aussi informés et à en tirer parti pour leur propagande, ce qui d’ailleurs ne manqua pas de se produire. Mais, à cause de leur énormité même, les horreurs du Lager, maintes fois dénoncées par les radios alliées, se heurtèrent le plus souvent à l’incrédulité générale. À mon sens, l’aperçu le plus convaincant de la situation des Allemands à cette époque-là se trouve dans L’État SS (Ed. du Seuil), ouvrage d’Eugen Kogon, ancien déporté à Buchenwald et professeur de Sciences politiques à l’université de Munich : «Que savaient donc les Allemands au sujet des camps de concentration ? Mis à part leur existence concrète, presque rien, et aujourd’hui encore ils n’en savent pas grand-chose. Incontestablement, la méthode qui consistait à garder rigoureusement secrets les détails du terrible système de terreur, créant ainsi une angoisse indéterminée, et donc d’autant plus profonde, s’est révélée efficace. Comme je l’ai déjà dit, même à l’intérieur de la Gestapo, de nombreux fonctionnaires ignoraient ce qui se passait à l’intérieur des Lager, même s’ils y envoyaient leurs propres prisonniers. La plupart des prisonniers eux-mêmes n’avaient qu’une très vague idée du fonctionnement de leur camp et des méthodes qu’on y pratiquait. Comment, dans ces conditions, le peuple allemand aurait-il pu les connaître? Ceux qui entraient au Lager se trouvaient plongés dans un univers abyssal totalement nouveau pour eux : c’est là la meilleure preuve du pouvoir et de l’efficacité du secret. «Et pourtant... et pourtant il n’y avait pas un seul Allemand qui ne connût l’existence des camps de concentration ou qui crût que c’étaient des sanatoriums. Rares étaient ceux qui n’avaient pas un parent ou une connaissance dans un Lager, ou qui du moins n’avaient pas entendu dire que telle ou telle personne y avait été internée. Tous les Allemands avaient été témoins de la barbarie antisémite. sous quelque forme qu’elle se fût manifestée : des millions d’entre eux avaient assisté avec indifférence, curiosité ou indignation, ou même avec une joie maligne, à l’incendie des synagogues, ou à l’humiliation de Juifs et de Juives contraints de s’agenouiller dans la boue des rues. De nombreux Allemands avaient eu vent de ce qui se passait par les radios étrangères, et beaucoup étaient en contact avec des prisonniers qui travaillaient à l’extérieur des camps. Rares étaient ceux qui n’avaient pas rencontré, dans les rues ou dans les gares, quelque misérable troupe de détenus : dans une circulaire en date du 9 novembre 1941 adressée par le chef de la police et des services de la Sûreté à tous(...) les bureaux de police et aux commandants des Lager, on lit ceci : «Il a été notamment constaté que durant les transferts à pied, par exemple de la gare au camp, un nombre non négligeable de prisonniers tombent morts en cours de route ou s’évanouissent d’épuisement... Il est impossible d’empêcher la population de connaître de tels faits.» Pas un Allemand ne pouvait ignorer que les prisons étaient archipleines et que les exécutions capitales allaient bon train dans tout le pays. Des milliers de magistrats, de fonctionnaires de police, d’avocats, de prêtres, d’assistants sociaux savaient d’une manière générale que la situation était extrêmement grave. Nombreux étaient les hommes d’affaires qui étaient en relations commerciales avec les SS des Lager, et les industriels qui présentaient des demandes à l’administration SS pour embaucher des travailleurs-esclaves ; de même, les employés des bureaux d’embauche étaient au courant du fait que beaucoup de grandes sociétés exploitaient une main-d’œuvre esclave. Quantité de travailleurs exerçaient leur activité à proximité des camps ou même à l’intérieur de ceux-ci. Il y avait des professeurs universitaires qui collaboraient avec les centres de recherche médicale créés par Himmler, et des médecins d’État ou d’instituts privés qui collaboraient, eux, avec des assassins professionnels. Les membres de l’aviation militaire qui avaient été mis sous les ordres des SS étaient nécessairement au courant de ce qui se passait dans les camps. Beaucoup d’officiers supérieurs de l’armée connaissaient les massacres en masse de prisonniers russes perpétrés dans les Lager, et de très nombreux soldats et membres de la police militaire devaient avoir une connaissance précise des épouvantables horreurs commises dans les camps, dans les ghettos, dans les villes et dans les campagnes des territoires occupés à l’Est. Une seule de ces affirmations est-elle fausse ? » À mon avis, aucune de ces affirmations n’est fausse, mais il faut en ajouter une autre pour compléter le tableau : si, en dépit des différentes sources d’information dont ils disposaient, la majorité des Allemands ne savait pas ce qui se passait, c’est parce qu’ils ne voulaient pas savoir, ou plutôt parce qu’ils voulaient ne rien savoir. Il est vrai sans aucun doute que le terrorisme d’État est une arme très puissante, à laquelle il est bien difficile de résister ; mais il est également vrai que le peuple allemand, dans son ensemble, n’a pas même tenté de résister. Dans l’Allemagne hitlérienne, les règles du savoir-vivre étaient d’un genre tout particulier : ceux qui savaient ne parlaient pas, ceux qui ne savaient pas ne posaient pas de questions, ceux qui posaient des questions n’obtenaient pas de réponse. C’était de cette façon que le citoyen allemand type conquérait et défendait son ignorance, ignorance qui lui apparaissait comme une justification suffisante de son adhésion au nazisme : en se fermant la bouche et les yeux, en se bouchant les oreilles, il cultivait l’illusion qu’il ne savait rien, et qu’il n’était donc pas complice de ce qui se passait devant sa porte. Savoir, et faire savoir autour de soi était pourtant un moyen, pas si dangereux, au fond, de prendre ses distances vis-à-vis du nazisme ; je pense que le peuple allemand, dans son ensemble, n’y a pas eu recours, et je le considère pleinement coupable de cette omission délibérée.
3. Y avait-il des prisonniers qui s’évadaient des Lager ? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas eu de rébellions en masse ?
Ces questions figurent parmi celles qui me sont posées le plus fréquemment, et j’en déduis qu’elles doivent correspondre à quelque curiosité ou exigence particulièrement importante. Elles m’incitent à l’optimisme, car elles témoignent que les jeunes d’aujourd’hui ressentent la liberté comme un bien inaliénable, et que pour eux l’idée de prison est immédiatement liée à celle d’évasion ou de révolte. Du reste, il est vrai que dans différents pays le code militaire fait un devoir au prisonnier de guerre de chercher à se libérer par tous les moyens pour rejoindre son poste de combat, et que, selon la Convention de La Haye, la tentative d’évasion ne doit pas être punie. L’évasion comme obligation morale constitue un des thèmes récurrents de la littérature romantique (souvenez-vous du comte de Monte-Cristo), de la littérature populaire et du cinéma, où le héros, injustement – ou même justement – emprisonné, tente toujours de s’évader, même dans les circonstances les plus invraisemblables, et voit son entreprise invariablement couronnée de succès. Peut-être est-il bon que la condition de prisonnier, la privation de la liberté, soit ressentie comme une situation indue, anormale : comme une maladie, en somme, dont on ne peut guérir que par la fuite ou par la révolte. Mais malheureusement ce tableau général est loin de ressembler au cadre réel des camps de concentration. Les tentatives de fuite parmi les prisonniers d’Auschwitz, par exemple, s’élèvent à quelques centaines, et les évasions réussies à quelques dizaines. S’évader était difficile et extrêmement dangereux : en plus du fait qu’ils étaient démoralisés, les prisonniers étaient physiquement affaiblis par la faim et les mauvais traitements, ils avaient le crâne rasé, portaient un uniforme rayé immédiatement reconnaissable et des sabots de bois qui leur interdisaient de marcher vite et sans faire de bruit; ils n’avaient pas d’argent, ne parlaient généralement pas le polonais qui était la langue locale, n’avaient pas de contacts dans la région et manquaient même d’une simple connaissance géographique des lieux. De plus, les tentatives d’évasion entraînaient des représailles féroces : celui qui se faisait prendre était pendu publiquement sur la place de l’Appel, souvent après d’atroces tortures; lorsqu’une évasion était découverte, les amis de l’évadé étaient considérés comme ses complices et condamnés à mourir de faim dans les cellules de la prison; tous les hommes de sa baraque devaient rester debout pendant vingt-quatre heures, et parfois les parents mêmes du «coupable» étaient arrêtés et déportés. Les soldats SS qui tuaient un prisonnier au cours d’une tentative d’évasion se voyaient gratifier d’une permission exceptionnelle. Si bien qu’il arrivait souvent qu’un SS abatte un détenu qui n’avait aucune intention de s’enfuir, dans le seul but d’obtenir la permission. D’où une augmentation artificielle du nombre des tentatives d’évasion figurant dans les statistiques officielles ; comme je l’ai déjà dit, le nombre effectif était en réalité très réduit. Dans de telles conditions, les rares cas d’évasion réussis, à Auschwitz par exemple, se limitent à quelques prisonniers «aryens» (c’est à-dire non juifs dans la terminologie de l’époque), qui habitaient à peu de distance du Lager et avaient par conséquent un endroit où aller et l’assurance d’être protégés par la population. Dans les autres camps, les choses se passèrent de façon analogue. Quant au fait qu’il n’y ait pas eu de révoltes, la question est un peu différente. Tout d’abord il convient de rappeler que des insurrections ont effectivement eu lieu dans certains Lager : à Treblinka, à Sobibor, et aussi à Birkenau, un des camps dépendant d’Auschwitz. Ces insurrections n’eurent pas une grande importance numérique : tout comme celle du ghetto de Varsovie, elles constituent plutôt d’extraordinaires exemples de force morale. Elles furent toutes organisées et dirigées par des prisonniers qui jouissaient d’une manière ou d’une autre d’un statut privilégié, et qui se trouvaient donc dans de meilleures conditions physiques et morales que les prisonniers ordinaires. Cela n’a rien de surprenant : le fait que ce soit ceux qui souffrent le moins qui se révoltent n’est un paradoxe qu’en apparence. En dehors même du Lager, on peut dire que les luttes sont rarement menées par le sous-prolétariat. Les «loques» ne se révoltent pas. Dans les camps de prisonniers politiques ou dans ceux où les prisonniers politiques étaient les plus nombreux, l’expérience acquise de la lutte clandestine fut précieuse et aboutit souvent, plus qu’à des révoltes ouvertes, à des activités d’autodéfense assez efficaces. Selon le Lager et l’époque, on réussit ainsi à faire pression sur les SS ou à les corrompre de manière à limiter l’effet de leur pouvoir indiscriminé ; on parvint à saboter le travail destiné aux industries de guerre allemandes, à organiser des évasions, à communiquer par radio avec les Alliés en leur fournissant des informations sur les terribles conditions de vie des camps, à améliorer le traitement des malades en faisant mettre des médecins prisonniers à la place des médecins SS, à «orienter» les sélections en envoyant à la mort les mouchards ou les traîtres et en sauvant les prisonniers dont la survie, pour une raison quelconque, avait une importance particulière, à se préparer à la résistance armée au cas où, sous la pression du front ennemi, les Allemands auraient décidé (comme cela se produisit souvent) de procéder à la liquidation générale des Lager. Dans les camps à prédominance juive, comme ceux d’Auschwitz, il était particulièrement difficile d’envisager une défense quelconque, active ou passive. Les prisonniers, en effet, n’avaient généralement aucune expérience de militant ou de soldat; ils provenaient de tous les pays d’Europe, parlaient des langues différentes et ne se comprenaient pas entre eux ; et surtout, ils étaient plus affamés, plus faibles et plus épuisés que les autres, d’abord parce que leurs conditions de vie étaient plus dures, et ensuite parce qu’ils avaient souvent derrière eux tout un passé de faim, de persécutions et d’humiliations subies dans les ghettos dont ils arrivaient. Avec, pour ultime conséquence, cette particularité que leur séjour au Lager était tragiquement court : ils constituaient en somme une population fluctuante, sans cesse décimée par la mort et constamment renouvelée par l’arrivée de convois successifs. Il n’est pas surprenant que le germe de la révolte ait eu du mal à s’enraciner dans un tissu humain aussi détérioré et aussi instable. On peut se demander pourquoi les prisonniers ne se révoltaient pas dès la descente du train, pendant ces longues heures (et parfois ces longs jours) d’attente qui précédaient leur entrée dans les chambres à gaz. Il faut préciser à ce propos, outre ce qui a déjà été dit, que les Allemands avaient mis au point pour cette entreprise de mort collective une technique d’une ingéniosité et d’une souplesse diaboliques. La plupart du temps, les nouveaux venus ne savaient pas ce qui les attendait : on les accueillait avec une froide efficacité, mais sans brutalité, puis on les invitait à se déshabiller «pour la douche». Parfois on leur donnait une serviette de toilette et du savon, et on leur promettait un café chaud après le bain. Les chambres à gaz étaient en effet camouflées en salles de douches, avec tuyauteries, robinets, vestiaires, portemanteaux, bancs, etc. Lorsqu’en revanche ils croyaient remarquer que les détenus savaient et soupconnaient ce qu’on allait faire d’eux, les SS et leurs aides agissaient alors par surprise : ils intervenaient avec la plus grande brutalité, à grand renfort de hurlements, de menaces et de coups, n’hésitant pas à tirer des coups de feu et à lancer contre des êtres effarés et désespérés, éprouvés par cinq ou six jours de voyage dans des wagons plombés, leurs chiens dressés à la tuerie. Dans ces conditions, I’affirmation qu’on a parfois formulée, selon laquelle les Juifs ne se seraient pas révoltés par couardise, est aussi absurde qu’insultante. La réalité, c’est que personne ne se révoltait : il suffit de rappeler que les chambres à gaz d’Auschwitz furent testées sur un groupe de trois cents prisonniers de guerre russes, jeunes, militairement entraînés, politiquement préparés, et qui n’étaient pas retenus par la présence de femmes et d’enfants; et eux non plus ne se révoltèrent pas. Je voudrais enfin ajouter une dernière considération. La conscience profonde que l’oppression ne doit pas être tolérée, mais qu’il faut y résister, n’était pas très développée dans l’Europe fasciste, et était particulièrement faible en Italie. C’était l’apanage d’un petit nombre d’hommes politiquement actifs, que le fascisme et le nazisme avaient isolés, expulsés, terrorisés ou même supprimés : il ne faudrait pas oublier que les premières victimes des Lager allemands furent justement, et par centaines de milliers, les cadres des partis politiques antinazis. Leur apport venant à manquer, la volonté populaire de résister, de s’organiser pour résister, n’a reparu que beaucoup plus tard, grâce surtout au concours des partis communistes européens qui se jetèrent dans la lutte contre le nazisme lorsque l’Allemagne, en juin 1941, eut attaqué l’Union soviétique à l’improviste, rompant ainsi l’accord Ribbentrop-Molotov de septembre 1939. En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s’être révoltés, c’est avant tout commettre une erreur de perspective historique : cela veut dire exiger d’eux une conscience politique aujourd’hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l’apanage d’une élite.
4. Etes-vous retourné à Auschwitz après votre libération ?
Je suis retourné à Auschwitz en 1965, à l’occasion d’une cérémonie commémorative de la libération des camps. Comme j’ai eu l’occasion de le dire dans mes livres, l’empire concentrationnaire d’Auschwitz comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager; le camp d’Auschwitz proprement dit, édifié à la périphérie de la petite ville du même nom (en polonais Oswieçim) pouvait contenir environ vingt mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération ; venait ensuite le Lager (ou plus exactement les Lager, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu’à contenir soixante mille prisonniers, dont quarante mille femmes, et où étaient installés les fours crématoires et les chambres à gaz ; et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la «capitale». Le camp où j’étais, appelé Monowitz, était le plus grand de ceux-ci, ayant contenu jusqu’à douze mille prisonniers environ. Il était situé à sept kilomètres à peu près à l’est d’Auschwitz. Toute l’étendue des lieux se trouve aujourd’hui en territoire polonais. La visite au Camp Principal ne m’a pas fait grande impression : le gouvernement polonais l’a transformé en une sorte de monument national; les baraques ont été nettoyées et repeintes, on a planté des arbres et dessiné des plates-bandes. Il y a un musée où sont exposés de pitoyables vestiges : des tonnes de cheveux humains, des centaines de milliers de lunettes, des peignes, des blaireaux, des poupées, des chaussures d’enfants; mais cela reste un musée, quelque chose de figé, de réordonné, d’artificiel. Le camp tout entier m’a fait l’effet d’un musée. Quant à mon Lager, il n’existe plus; l’usine de caoutchouc à laquelle il était annexé, et qui est devenue propriété polonaise, s’est tellement agrandie qu’elle en a complètement recouvert l’emplacement. Par contre, j’ai éprouvé un sentiment de violente angoisse en pénétrant dans le Lager de Birkenau, que je n’avais jamais vu à l’époque où j’étais prisonnier. Là, rien n’a changé: il y avait de la boue, et il y a encore de la boue, ou bien une poussière suffocante l’été; les baraques (celles qui n’ont pas été incendiées lors du passage du front) sont restées comme elles étaient : basses, sales, faites de planches disjointes, avec un sol de terre battue ; il n’y a pas de couchettes, mais de larges planches de bois nu superposées jusqu’au plafond. Là, rien n’a été enjolivé. J’étais avec une amie, Giuliana Tedeschi, rescapée de Birkenau. Elle m’a dit que sur chacune de ces planches, de 1,80 m sur 2, on faisait dormir jusqu’à neuf femmes. Elle m’a fait remarquer que de la fenêtre on voit les ruines du four crématoire; à cette époque-là, on voyait la flamme en haut de la cheminée. Elle avait demandé aux anciennes : «Qu’est-ce que c’est que ce feu ?», et elle s’était entendu répondre : «C’est nous qui brûlons.» Face au triste pouvoir évocateur de ces lieux, chaque ancien déporté réagit de façon différente, mais on peut cependant distinguer deux catégories bien définies. Appartiennent à la première ceux qui refusent d’y retourner ou même d’en parler, ceux qui voudraient oublier sans y parvenir et sont tourmentés par des cauchemars, enfin ceux qui au contraire ont tout oublié, tout refoulé, et ont recommencé à vivre en partant de zéro. J’ai remarqué que ce sont tous en général des individus qui ont échoué au Lager «par accident», c’est-à-dire sans engagement politique précis ; pour eux, la souffrance a été une expérience traumatisante mais dénuée de signification et d’enseignement, comme un malheur ou une maladie : pour eux, le souvenir est un peu comme un corps étranger qui s’est introduit douloureusement dans leur vie, et qu’ils ont cherché (ou qu’ils cherchent encore) à éliminer. Dans la seconde catégorie par contre, on trouve les ex-prisonniers politiques, ou des individus qui possèdent, d’une manière ou d’une autre, une éducation politique, une conviction religieuse ou une forte conscience morale. Pour eux, se souvenir est un devoir : eux ne veulent pas oublier, et surtout ne veulent pas que le monde oublie, car ils ont compris que leur expérience avait un sens et que les Lager n’ont pas été un accident, un imprévu de l’Histoire. Les Lager nazis ont été l’apogée, le couronnement du fascisme européen, sa manifestation la plus monstrueuse; mais le fascisme existait déjà avant Hitler et Mussolini, et il a survécu, ouvertement ou sous des formes dissimulées, à la défaite de la Seconde Guerre mondiale. Partout où, dans le monde, on commence par bafouer les libertés fondamentales de l’homme et son droit à l’égalité, on glisse rapidement vers le système concentrationnaire, et c’est une pente sur laquelle il est difficile de s’arrêter. Je connais beaucoup d’anciens déportés qui, ayant parfaitement compris quelle terrible leçon recelait leur expérience, retournent chaque année dans «leur» camp et y conduisent des jeunes en pèlerinage. Moi-même je le ferais volontiers si j’en avais le temps, et si je n’avais pas le sentiment que j’atteins le même but en écrivant des livres, et en acceptant de les commenter à mes jeunes lecteurs.
5. Pourquoi parlez-vous seulement des Lager allemands, et ne dites-vous rien des camps russes?
Comme je l’ai dit en répondant à la première question, je préfère le rôle de témoin à celui de juge: j’ai à témoigner, et à témoigner de ce que j’ai vu et subi. Mes livres ne sont pas des ouvrages d’histoire: en les écrivant, je me suis limité à rapporter les faits dont j’avais une expérience directe, excluant ceux dont je n’ai eu connaissance que plus tard, par les livres et les journaux. Vous remarquerez, par exemple, que je n’ai pas cité les chiffres du massacre d’Auschwitz, pas plus que je n’ai décrit le mécanisme des chambres à gaz et des fours crématoires : cela, parce que ce sont des données que je ne connaissais pas quand j’étais au Lager, et que je n’ai possédées que par la suite, en même temps que tout le monde. C’est pour la même raison que je ne parle généralement pas des camps russes : par bonheur, je n’y suis pas allé, et je ne pourrais que répéter à leur sujet ce que j’en ai lu, c’est-à-dire ce que savent tous ceux qui se sont intéressés à la question. Bien entendu, il ne faudrait pas croire pour autant que je veuille me dérober au devoir qu’a tout homme de se faire une opinion et de l’exprimer. Au-delà de ressemblances évidentes, je crois pouvoir observer d’importantes différences entre les camps soviétiques et les Lager nazis. La principale de ces différences tient aux buts poursuivis. De ce point de vue, les Lager allemands constituent un phénomène unique dans l’histoire pourtant sanglante de l’humanité : à l’antique objectif visant à éliminer ou à terroriser l’adversaire politique, ils ont adjoint un objectif moderne et monstrueux, celui de rayer de la surface du globe des peuples entiers avec leurs cultures. À partir de 1941 environ, les Lager allemands deviennent de gigantesques machines de mort : les chambres à gaz et les fours crématoires avaient été délibérément concus pour détruire des vies et des corps humains par millions ; I’horrible record en revient à Auschwitz, avec 24 000 morts en une seule journée au mois d’août 1944. Certes, les camps soviétiques n’étaient, et ne sont toujours pas des endroits où il fait bon vivre, mais, même dans les années les plus sombres du stalinisme, la mort des internés n’y était pas un but déclaré: c’était un accident assez fréquent, et accepté avec une indifférence brutale, mais qui n’était pas expressément voulu; c’était en somme une conséquence possible de la faim, du froid, des épidémies, de l’épuisement. Pour compléter cette lugubre comparaison entre deux types d’enfer, il faut ajouter qu’en général on entrait dans les Lager allemands pour ne plus en sortir : il n’y était prévu d’autre issue que la mort ; alors que la réclusion dans les camps soviétiques avait toujours un terme: du temps de Staline, les «coupables» étaient parfois condamnés à de très longues peines (qui pouvaient aller jusqu’à quinze ou vingt ans) avec une épouvantable désinvolture, mais il leur restait toutefois, si faible fût-il, un espoir de liberté. Cette différence fondamentale en entraîne une série d’autres. Les rapports entre gardiens et prisonniers sont moins inhumains en Union soviétique : les uns et les autres appartiennent à un même peuple, parlent la même langue, il n’y a pas chez eux de «surhommes» et de «sous-hommes» comme chez les nazis. Les malades sont sans doute mal soignés, mais on les soigne; face à un travail trop pénible, on peut envisager une protestation, individuelle ou collective ; les châtiments corporels sont rares et pas trop cruels; on peut recevoir de chez soi des lettres et des colis de vivres ; bref, la personnalité humaine n’y est pas déniée, elle n’y est pas totalement condamnée. Par contre, dans les Lager allemands, tout au moins pour les Juifs et les Tziganes, le massacre était quasi total : il n’épargnait même pas les enfants, qui furent tués par milliers dans les chambres à gaz, cas unique parmi toutes les atrocités de l’histoire de l’humanité. Le résultat est que les taux de mortalité sont extrêmement différents pour chacun des deux systèmes. En Union soviétique, il semble que, dans les pires moments, la mortalité ait atteint environ 30% du total des entrées, et c’est déjà un chiffre intolérablement élevé; mais dans les Lager allemands, la mortalité était de 90 à 98%. Une récente innovation soviétique me paraît extrêmement grave : celle qui consiste, en déclarant sommairement qu’ils sont fous, à faire interner certains intellectuels dissidents dans des hôpitaux psychiatriques où on les soumet à des «traitements» qui non seulement provoquent de cruelles souffrances, mais altèrent et affaiblissent les facultés mentales. C’est la preuve que la dissidence est redoutée : elle n’est pas punie, mais on cherche à la détruire par les médicaments (ou par la peur des médicaments). Cette méthode n’est peut-être pas très répandue (en 1975, ces internés politiques n’étaient, semble-t-il, pas plus d’une centaine), mais elle est odieuse parce qu’elle suppose une utilisation ignoble de la science, et une prostitution impardonnable de la part des médecins qui se prêtent aussi servilement à satisfaire les volontés du pouvoir. Elle révèle un profond mépris pour le débat démocratique et les libertés individuelles. Toutefois, et pour ce qui est justement de l’aspect quantitatif de la question, il faut remarquer qu’en Union soviétique le phénomène du goulag apparaît actuellement en déclin. Il semble que, dans les années cinquante, les prisonniers politiques se soient comptés par millions ; d’après les chiffres d’Amnesty International (une association apolitique qui a pour but de porter secours aux prisonniers politiques de tous les pays du monde et de toutes les opinions), ils seraient aujourd’hui (1976) environ dix mille. En conclusion, les camps soviétiques n’en demeurent pas moins de déplorables exemples d’illégalité et d’inhumanité. Ils n’ont rien à voir avec le socialisme et défigurent au contraire le socialisme soviétique ; sans doute faut-il y voir une subsistance barbare de l’absolutisme tsariste, dont les gouvernements soviétiques n’ont pas su ou voulu se libérer. Quand on lit les Souvenirs de la maison des morts, écrits par Dostoievski en 1862, on y reconnaît sans peine, dans ses grandes lignes, l’univers concentrationnaire décrit cent ans plus tard par Soljenitsyne. Mais il est possible, facile même, d’imaginer un socialisme sans camps, comme il a du reste été réalisé dans plusieurs endroits du monde. Un nazisme sans Lager n’est pas concevable.
6. Parmi les personnages de Si c’est un homme, quels sont ceux que vous avez revus après votre libération ?
La plupart des personnages qui apparaissent dans ce livre doivent malheureusement être considérés comme disparus dès l’époque du Lager ou pendant la terrible marche d’évacuation mentionnée à la p. 208, d’autres sont morts plus tard des suites de maladies contractées durant leur détention, d’autres enfin sont restés introuvables malgré mes recherches. Quelques-uns seulement sont encore en vie, et j’ai pu garder ou reprendre contact avec eux. Jean, le «Pikolo» du Chant d’Ulysse, est vivant et en bonne santé : il avait perdu presque tous les membres de sa famille, mais après son retour en France il s’est marié ; il a maintenant deux enfants et mène une vie paisible dans une petite ville de province où il est pharmacien. Nous nous voyons de temps en temps en Italie, lorsqu’il vient y passer ses vacances ; ou bien c’est moi qui suis allé le trouver. Curieusement, il ne se rappelle pas grandchose de son année à Monowitz : ce qui l’a surtout marqué, ce sont les souvenirs atroces du voyage d’évacuation, au cours duquel il a vu mourir d’épuisement tous ses amis (parmi lesquels Alberto). Je vois aussi assez souvent le personnage que j’ai appelé Piero Sonnino (p. 71), le même qui apparaît dans La Trêve sous le nom de «Cesare». Lui aussi, après une difficile période de réadaptation, il a trouvé un travail et fondé un foyer. Il vit à Rome. Il raconte volontiers, et avec beaucoup de verve, les épreuves affrontées au camp et durant le long voyage de retour, mais dans ces récits, qui prennent souvent la dimension de monologues de théâtre, il tend à faire valoir les épisodes aventureux où il a eu le premier rôle plutôt que les événements tragiques auxquels il a assisté passivement. J’ai également revu Charles. Il n’avait été fait prisonnier qu’en 1944, non loin de chez lui, dans les montagnes des Vosges où il avait pris le maquis, et n’avait donc passé qu’un mois au Lager, mais ces mois de souffrances et les choses atroces auxquelles il avait assisté l’avaient profondément marqué, et lui avaient ôté la joie de vivre et la volonté de se construire un avenir. Revenu dans son pays après un voyage comparable à celui que j’ai raconté dans La Trêve, il a repris son métier d’instituteur dans la minuscule école de son village où, il y a peu de temps encore, il apprenait aux enfants, entre autres, à élever des abeilles et à cultiver des pépinières de sapins et de pins. Depuis quelques années, il est à la retraite ; il a récemment épousé une collègue d’un certain âge, et ensemble ils se sont construit une maison neuve, petite mais confortable et agréable. Je suis allé les voir deux fois, en 1951 et en 1974. À cette dernière occasion, il m’a donné des nouvelles d’Arthur, qui habite dans un village voisin ; il est vieux et malade, et ne désire pas recevoir de visites qui puissent réveiller en lui d’anciennes angoisses. Mes retrouvailles avec Mendi, le «rabbin moderniste» évoqué en quelques lignes p. 90 et 140, ont été dramatiques, imprévues, et pleines de joie pour tous deux. Mendi s’est reconnu en lisant par hasard, en 1965, la traduction allemande de ce livre : il se souvenait de moi et m’a écrit une longue lettre adressée à la communauté israélite de Turin. Nous nous sommes alors écrit régulièrement, en nous tenant mutuellement informés de ce qu’étaient devenus nos amis communs. En 1967, je suis allé le trouver à Dortmund, en Allemagne fédérale, où il était alors rabbin ; j’ai retrouvé le même homme, «tenace, courageux et fin», et extraordinairement cultivé. Il a épousé une ancienne déportée d’Auschwitz et a maintenant trois grands enfants : toute la famille a l’intention d’aller s’installer en Israël. Je n’ai jamais revu le Doktor Pannwitz, le chimiste qui m’avait fait passer un odieux «examen d’État», mais j’ai eu de ses nouvelles par l’intermédiaire de ce Doktor Muller à qui j’ai consacré le chapitre Vanadium de mon livre Le Système périodique (Albin Michel). Alors que l’arrivée de l’Armée rouge était imminente, il s’est conduit avec arrogance et lâcheté : après avoir ordonné à ses collaborateurs civils de résister à outrance et leur avoir interdit de monter sur le dernier train en partance pour l’arrière, il y est lui-même monté au dernier moment, à la faveur de la confusion générale. II est mort en 1946 d’une tumeur au cerveau.
7. Comment s’explique la haine fanatique des nazis pour les Juifs ?
L’aversion pour les Juifs, improprement appelée antisémitisme, n’est qu’un cas particulier d’un phénomène plus général, à savoir l’aversion pour ce qui est différent de nous. Indubitablement, il s’agit à l’origine d’un phénomène zoologique : les animaux d’une même espèce, mais appartenant à des groupes différents, manifestent entre eux des réactions d’intolérance. Cela se produit également chez les animaux domestiques : il est bien connu que si on introduit une poule provenant d’un certain poulailler dans un autre poulailler, elle est repoussée à coups de bec pendant plusieurs jours. On observe le même comportement chez les rats et les abeilles, et en général chez toutes les espèces d’animaux sociaux. Il se trouve que l’homme est lui aussi un animal social (Aristote l’avait déjà dit), mais que deviendrait-il si toutes les impulsions animales qui subsistent en lui devaient être tolérées ! Les lois humaines servent justement à ceci : limiter l’instinct animal. L’antisémitisme est un phénomène typique d’intolérance. Pour qu’une intolérance se manifeste, il faut qu’il y ait entre deux groupes en contact une différence perceptible : ce peut être une différence physique (les Noirs et les Blancs, les bruns et les blonds), mais notre civilisation compliquée nous a rendus sensibles à des différences plus subtiles, comme la langue ou le dialecte, ou même l’accent (nos Méridionaux contraints à émigrer dans le Nord en savent quelque chose), ou bien la religion avec toutes ses manifestations extérieures et sa profonde influence sur la manière de vivre, ou encore la façon de s’habiller et de gesticuler, les habitudes publiques et privées. L’histoire tourmentée du peuple juif a voulu que presque partout les Juifs aient manifesté une ou plusieurs de ces différences. Dans l’enchevêtrement si complexe des nations et des peuples en lutte, l’histoire du peuple juif présente des caractéristiques particulières. Il était (et est encore en partie) dépositaire de liens internes très étroits, de nature religieuse et traditionnelle ; aussi, en dépit de son infériorité numérique, le peuple juif s’opposa-t-il avec un courage désespéré à la conquête romaine ; vaincu, il fut déporté et dispersé, mais les liens internes subsistèrent. Les colonies juives qui se formèrent alors peu à peu, d’abord sur les côtes méditerranéennes, puis au Moyen-Orient, en Espagne, en Rhénanie, en Russie méridionale, en Pologne et ailleurs, restèrent toujours obstinément fidèles à ces liens qui s’étaient peu à peu renforcés sous la forme d’un immense corpus de lois et de traditions écrites, d’une religion strictement codifiée et d’un rituel particulier qui se manifestait de manière ostensible dans tous les actes quotidiens. Les Juifs, en minorité dans tous les endroits où ils se fixaient, étaient donc différents, reconnaissables comme différents, et souvent orgueilleux (à tort ou à raison) de cette différence : tout cela les rendait très vulnérables, et effectivement ils furent durement persécutés, dans presque tous les pays et à presque tous les siècles; un petit nombre d’entre eux réagit aux persécutions en s’assimilant, en s’incorporant à la population autochtone; la plupart émigrèrent à nouveau vers des pays plus hospitaliers. Et ce faisant, ils renouvelaient leur «différence», s’exposant à de nouvelles restrictions et à de nouvelles persécutions. Bien qu’il soit dans son essence un phénomène irrationnel d’intolérance, dans tous les pays chrétiens et à partir du moment où le christianisme commença à se constituer comme religion d’État, l’antisémitisme prit une forme principalement religieuse, et même théologique. Si l’on en croit Saint Augustin, c’est Dieu lui-même qui condamne les Juifs à la dispersion, et cela pour deux raisons : comme punition pour n’avoir pas reconnu le Messie dans la personne du Christ, et parce que leur présence dans tous les pays est nécessaire à l’Église catholique, elle aussi présente partout, afin que partout les fidèles aient sous les yeux le spectacle du malheur mérité des Juifs. C’est pourquoi la dispersion et la séparation des Juifs ne doivent pas avoir de fin : par leurs souffrances, ils doivent témoigner pour l’éternité de leur erreur, et par conséquent de la vérité de la foi chrétienne. Aussi, puisque leur présence est nécessaire, doivent-ils être persécutés, mais non tués. Toutefois, l’Église ne s’est pas toujours montrée aussi modérée : dès les premiers siècles du christianisme les Juifs eurent à subir une accusation bien plus grave, celle d’être, collectivement et éternellement, responsables de la crucifixion du Christ, d’être en somme le «peuple déicide». Cette formule, qui apparaît dans la liturgie pascale en des temps reculés, et qui n’a été supprimée que par le concile Vatican II (1962-1965), a alimenté des croyances populaires aussi funestes que tenaces : que les juifs empoisonnent les puits pour propager la peste ; qu’ils ont pour habitude de profaner l’Hostie consacrée ; qu’à Pâques ils enlèvent des enfants chrétiens et qu’ils pétrissent le pain azyme avec leur sang. Ces croyances ont servi de prétexte à de nombreux massacres sanglants, et entre autres à l’expulsion massive des Juifs, d’abord de France et d’Angleterre, puis (1492-1498) d’Espagne et du Portugal. Au fil d’une série continue de massacres et de migrations, on arrive au XIXe siècle, marqué par un réveil général de la conscience nationale et par la reconnaissance des droits des minorités : à l’exception de la Russie tsariste, les restrictions légales au préjudice des Juifs sont abolies dans toute l’Europe. Elles avaient été réclamées par les Églises chrétiennes et prévoyaient, selon le lieu et l’époque, l’obligation de résider dans des ghettos ou dans des emplacements particuliers, l’obligation de porter une marque distinctive sur ses vêtements, l’interdiction d’accéder à certains métiers ou professions, l’interdiction de contracter des mariages mixtes, etc. Pourtant l’antisémitisme ne disparaît pas pour autant, et il est même particulièrement vivace dans les pays où une religiosité arriérée continue à désigner les juifs comme les assassins du Christ (en Pologne et en Russie), et où les revendications nationales ont laissé les séquelles d’une aversion générale pour les populations frontalières et les étrangers (en Allemagne, mais aussi en France, où, à la fin du XIXe siècle, les cléricaux, les nationalistes et les militaires s’unissent pour déclencher une violente poussée d’antisémitisme, à l’occasion de la fausse accusation de haute trahison portée contre Alfred Dreyfus, officier juif de l’armée française). En Allemagne, en particulier, durant tout le siècle dernier, une série ininterrompue de philosophes et d’hommes politiques n’avait cessé de prôner la théorie fanatique selon laquelle le peuple allemand, trop longtemps divisé et humilié, détenait la primauté en Europe et peut-être même dans le monde, qu’il était l’héritier de traditions et de civilisations extrêmement nobles et antiques, et qu’il était constitué d’individus de race et de sang essentiellement homogènes. Les peuples allemands devaient donc se constituer en un État fort et guerrier qui, revêtu d’une majesté quasi divine, guiderait l’Europe. Cette idée de la mission de la nation allemande survit à la défaite de la Première guerre mondiale, et sort même renforcée de l’humiliation du traité de Versailles. C’est alors que s’en empare l’un des personnages les plus sinistres et funestes de l’Histoire, l’agitateur politique Adolf Hitler. La bourgeoisie et les milieux industriels allemands prêtent l’oreille à ses discours enflammés : ce Hitler promet, il réussira à détourner sur les Juifs la rancœur que le prolétariat allemand voue aux classes qui l’ont conduit à la défaite et au désastre économique. En quelques années, à partir de 1933, celui-ci réussit à utiliser à son profit la colère d’un pays humilié et l’orgueil nationaliste suscité par les prophètes qui l’ont précédé : Luther, Fichte, Hegel, Wagner, Gobineau, Chamberlain, Nietzsche. Hitler n’a qu’une pensée, celle d’une Allemagne dominatrice, non pas dans un lointain avenir, mais tout de suite; non pas à travers une mission civilisatrice, mais par les armes. Tout ce qui n’est pas allemand lui apparaît inférieur, voire haissable, et les premiers ennemis de l’Allemagne, ce sont les Juifs, pour de multiples raisons que Hitler énonce avec une fureur dogmatique : parce qu’ils ont «un sang différent» ; parce qu’ils sont apparentés à d’autres Juifs en Angleterre, en Russie, en Amérique ; parce qu’ils sont les héritiers d’une culture qui veut qu’on raisonne et qu’on discute avant d’obéir, et qui interdit de s’incliner devant les idoles, alors que lui-même aspire précisément à être vénéré comme une idole et n’hésite pas à proclamer que «nous devons nous méfier de l’intelligence et de la conscience, et mettre toute notre foi dans les instincts». Enfin, il se trouve qu’un grand nombre de Juifs allemands occupent des positions clés dans le domaine de l’économie, de la finance, des arts, des sciences, de la littérature. Hitler, peintre manqué, architecte raté, reporta sur les Juifs sa propre rancœur et sa jalousie de frustré. Ce germe d’intolérance, tombant sur un terrain déjà propice, s’y enracine avec une incroyable vigueur, mais sous des formes nouvelles. L’antisémitisme de type fasciste, celui qui réveille chez le peuple allemand le verbe propagandiste de Hitler, cet antisémitisme est plus barbare que tous ceux qui ont précédé : on y voit converger des doctrines biologiques artificieusement déformées, selon lesquelles les races faibles doivent plier devant les races fortes, d’absurdes croyances populaires que le bon sens avait depuis des siècles reléguées dans l’obscurantisme, une propagande de tous les instants. On en arrive alors à des extrémités sans précédent. Le judaïsme n’est plus une religion dont on peut changer en se faisant baptiser, ni une tradition culturelle que l’on peut laisser pour une autre : c’est une sous-espèce humaine, une race différente et inférieure à toutes les autres. Les Juifs ne sont des êtres humains qu’en apparence : en réalité, ils sont quelque chose de différent, d’abominable et d’indéfinissable, «plus éloignés des Allemands que les singes des hommes» ; ils sont coupables de tout, du capitalisme rapace des Américains comme du bolchevisme soviétique, de la défaite de 1918 et de l’inflation de 1923 ; le libéralisme, la démocratie, le socialisme et le communisme sont de sataniques inventions juives qui menacent la solidité monolithique de l’État nazi. Le passage de l’endoctrinement théorique à la réalisation pratique fut rapide et brutal. En 1933, deux mois seulement après la montée au pouvoir de Hitler, Dachau, le premier Lager, est déjà né. Au mois de mai de la même année a lieu le premier autodafé de livres d’auteurs juifs ou ennemis du nazisme (mais déjà, plus de cent ans auparavant, Heine, poète juif allemand, avait écrit: «Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes»). En 1935, l’antisémitisme est codifié par une législation monumentale et extrêmement minutieuse, les Lois de Nuremberg. En 1938, en une seule nuit de troubles pilotés d’en haut, on incendie 191 synagogues et on met à sac des milliers de magasins appartenant à des Juifs. En 1939, alors que la Pologne vient d’être occupée, les Juifs polonais sont enfermés dans des ghettos. En 1940, on inaugure le Lager d’Auschwitz. En 1941-1942, la machine exterminatrice tourne à plein régime : les victimes se compteront par millions en 1944. C’est dans la pratique routinière des camps d’extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s’agit plus seulement de mort, mais d’une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les Juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu’on pense à l’opération de tatouage d’Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des bœufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu’on n’ouvrait jamais afin d’obliger les déportés (hommes, femmes et enfants !) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu’on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d’Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens ; qu’on pense enfin à l’exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer. Le moyen même qui fut choisi (après de minutieux essais) pour opérer le massacre était hautement symbolique. On devait employer, et on employa, le gaz toxique déjà utilisé pour la désinfection des cales de bateaux et des locaux envahis par les punaises ou les poux. On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n’a jamais été aussi lourde de haine et de mépris. Chacun sait que l’œuvre d’extermination atteignit une ampleur considérable. Bien qu’ils fussent engagés dans une guerre très dure, et qui plus est devenue défensive, les nazis y déployèrent une hâte inexplicable : les convois de victimes à envoyer aux chambres à gaz ou à évacuer des Lager proches du front avaient la priorité sur les trains militaires. Si l’extermination ne fut pas portée à terme, c’est seulement parce que l’Allemagne fut vaincue, mais le testament politique dicté par Hitler quelques heures avant son suicide, à quelques mètres de distance des Russes, s’achevait sur ces mots: «Avant tout, j’ordonne au gouvernement et au peuple allemand de continuer à appliquer strictement les lois raciales, et de combattre inexorablement l’empoisonneuse de toutes les nations, la juiverie internationale.» En résumé, on peut donc affirmer que l’antisémitisme est un cas particulier de l’intolérance; que pendant des siècles il a eu un caractère essentiellement religieux; que, sous le IIIe Reich, il s’est trouvé exacerbé par les prédispositions nationalistes et militaristes du peuple allemand, et par la «diversité» spécifique du peuple juif ; qu’il se répandit facilement dans toute l’Allemagne et dans une bonne partie de l’Europe grâce à l’efficacité de la propagande fasciste et nazie, qui avait besoin d’un bouc émissaire sur lequel faire retomber toutes les fautes et toutes les rancœurs; et que le phénomène fut porté à son paroxysme par Hitler, dictateur maniaque. Cependant, je dois admettre que ces explications, qui sont celles communément admises, ne me satisfont pas : elles sont restrictives, sans mesure, sans proportion avec les événements qu’elles sont censées éclairer. A relire les historiques du nazisme, depuis les troubles des débuts jusqu’aux convulsions finales, je n’arrive pas à me défaire de l’impression d’une atmosphère générale de folie incontrôlée qui me paraît unique dans l’histoire. Pour expliquer cette folie, cette espèce d’embardée collective, on postule habituellement la combinaison de plusieurs facteurs différents, qui se révèlent insuffisants dès qu’on les considère séparément, et dont le principal serait la personnalité même de Hitler, et les profonds rapports d’interaction qui le liaient au peuple allemand. Et il est certain que ses obsessions personnelles, sa capacité de haine, ses appels à la violence trouvaient une résonance prodigieuse dans la frustration du peuple allemand, qui les lui renvoyait multipliés, le confirmant dans la conviction délirante que c’était lui le Héros annoncé par Nietzsche, le Surhomme rédempteur de l’Allemagne. L’origine de sa haine pour les Juifs a fait couler beaucoup d’encre. On a dit que Hitler reportait sur les juifs sa haine du genre humain tout entier ; qu’il reconnaissait chez les Juifs certains de ses propres défauts, et que, haïssant les Juifs, c’était lui-même qu’il haïssait ; que la violence de son aversion était due à la crainte d’avoir du «sang juif» dans les veines. Mais encore une fois, cela ne me semble pas concluant. On ne peut pas, me semble-t-il, expliquer un phénomène historique en en attribuant toute la responsabilité à un seul individu (ceux qui ont exécuté des ordres contre nature ne sont pas innocents !), et par ailleurs il est toujours hasardeux d’interpréter les motivations profondes d’un individu. Les hypothèses avancées ne justifient les faits que dans une certaine mesure, ils en expliquent la qualité mais pas la quantité. J’avoue que je préfère l’humilité avec laquelle quelques historiens, parmi les plus sérieux (Bullock, Schramm, Bracher), reconnaissent ne pas comprendre l’antisémitisme acharné de Hitler, et à sa suite de l’Allemagne. Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. En effet, «comprendre» la décision ou la conduite de quelqu’un, cela veut dire (et c’est aussi le sens étymologique du mot) les mettre en soi, mettre en soi celui qui en est responsable, se mettre à sa place, s’identifier à lui. Eh bien, aucun homme normal ne pourra jamais s’identifier à Hitler, à Himmler, à Goebbels, à Eichmann, à tant d’autres encore. Cela nous déroute et nous réconforte en même temps, parce qu’il est peut-être souhaitable que ce qu’ils ont dit, et aussi, hélas, ce qu’ils ont fait ne nous soit plus compréhensible. Ce sont là des paroles et des actions non humaines, ou plutôt anti-humaines, sans précédents historiques, et qu’on pourrait à grand-peine comparer aux épisodes les plus cruels de la lutte biologique pour l’existence. Car si la guerre peut avoir un rapport avec ce genre de lutte, Auschwitz n’a rien à voir avec la guerre, elle n’en constitue pas une étape, elle n’en est pas une forme outrancière. La guerre est une réalité terrible qui existe depuis toujours : elle est regrettable, mais elle est en nous, elle a sa propre rationalité, nous la «comprenons». Mais dans la haine nazie il n’y a rien de rationnel : c’est une haine qui n’est pas en nous, qui est étrangère à l’homme, c’est un fruit vénéneux issu de la funeste souche du fascisme, et qui est en même temps au-dehors et au-delà du fascisme même. Nous ne pouvons pas la comprendre ; mais nous pouvons et nous devons comprendre d’où elle est issue, et nous tenir sur nos gardes. Si la comprendre est impossible, la connaître est nécessaire, parce que ce qui est arrivé peut recommencer, les consciences peuvent à nouveau être déviées et obscurcies : les nôtres aussi. C’est pourquoi nous avons tous le devoir de méditer sur ce qui s’est produit. Tous nous devons savoir ou nous souvenir que, lorsqu’ils parlaient en public, Hitler et Mussolini étaient crus, applaudis, admirés, adorés comme des dieux. C’étaient des «chefs charismatiques», ils possédaient un mystérieux pouvoir de séduction qui ne devait rien à la crédibilité ou à la justesse des propos qu’ils tenaient mais qui venait de la façon suggestive dont ils les tenaient, à leur éloquence, à leur faconde d’histrions, peut-être innée, peut-être patiemment étudiée et mise au point. Les idées qu’ils proclamaient n’étaient pas toujours les mêmes et étaient en général aberrantes, stupides ou cruelles ; et pourtant ils furent acclamés et suivis jusqu’à leur mort par des milliers de fidèles. Il faut rappeler que ces fidèles, et parmi eux les exécuteurs zélés d’ordres inhumains, n’étaient pas des bourreaux-nés, ce n’étaient pas, sauf rares exceptions, des monstres, c’étaient des hommes quelconques. Les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter, comme Eichmann, comme Hoss, le commandant d’Auschwitz, comme Stangl, le commandant de Treblinka, comme, vingt ans après, les militaires français qui tuèrent en Algérie, et comme, trente ans après, les militaires américains qui tuèrent au Viêt-nam. Il faut donc nous méfier de ceux qui cherchent à nous convaincre par d’autres voies que par la raison, autrement dit des chefs charismatiques : nous devons bien peser notre décision avant de déléguer à quelqu’un d’autre le pouvoir de juger et de vouloir à notre place. Puisqu’il est difficile de distinguer les vrais prophètes des faux, méfions-nous de tous les prophètes ; il vaut mieux renoncer aux vérités révélées, même si elles nous transportent par leur simplicité et par leur éclat, même si nous les trouvons commodes parce qu’on les a gratis. Il vaut mieux se contenter d’autres vérités plus modestes et moins enthousiasmantes, de celles que l’on conquiert laborieusement, progressivement et sans brûler les étapes, par l’étude, la discussion et le raisonnement, et qui peuvent être vérifiées et démontrées. Bien entendu, cette recette est trop simple pour pouvoir s’appliquer à tous les cas : il se peut qu’un nouveau fascisme, avec son cortège d’intolérance, d’abus et de servitude, naisse hors de notre pays et y soit importé, peut-être subrepticement et camouflé sous d’autres noms ; ou qu’il se déchaîne de l’intérieur avec une violence capable de renverser toutes les barrières. Alors, les conseils de sagesse ne servent plus, et il faut trouver la force de résister : en cela aussi, le souvenir de ce qui s’est passé au cœur de l’Europe, il n’y a pas si longtemps, peut être une aide et un avertissement.
8. Que seriez-vous aujourd’hui si vous n’aviez pas été prisonnier dans un Lager? Qu’éprouvez-vous lorsque vous vous remémorez cette période? A quels facteurs attribuez-vous le fait d’être encore en vie?
À proprement parler, je ne sais pas et ne peux pas savoir ce que je serais aujourd’hui si je n’avais pas été dans un Lager : nul ne connaît son avenir, et il s’agirait en l’occurrence de décrire un avenir qui n’a pas existé. S’il peut y avoir un sens à risquer des prévisions (toujours très approximatives d’ailleurs) sur le comportement d’une population, il est en revanche extrêmement difficile, sinon impossible, de prévoir le comportement d’un individu, fût-ce à quelques jours de distance. De la même façon, le physicien peut évaluer avec une grande précision en combien de temps un gramme de radium perdra la moitié de son activité, mais il est absolument incapable de dire à quel moment un seul des atomes de ce radium se désintègrera. Si un homme arrive au croisement de deux rues et ne prend pas celle de gauche, il prendra nécessairement celle de droite; mais il est très rare que nous n’ayons à choisir qu’entre deux possibilités, et de plus chaque choix en entraîne d’autres, tous multiples, et ainsi de suite à l’infini ; enfin, notre avenir dépend aussi fortement de facteurs externes, totalement étrangers à nos choix délibérés, et de facteurs internes dont toutefois nous ne sommes pas conscients. Toutes ces raisons évidentes font qu’on ne peut connaître ni son propre avenir ni celui des autres ; et c’est pour les mêmes raisons que personne ne peut imaginer son passé «au conditionnel». Je puis cependant affirmer une chose, c’est que, si je n’avais pas vécu l’épisode d’Auschwitz, je n’aurais probablement jamais écrit. Je n’aurais pas eu de motivation, de stimulation à écrire : j’avais été un élève médiocre en italien et mauvais en histoire, je m’intéressais beaucoup plus à la physique et à la chimie, et j’avais ensuite choisi un métier, celui de chimiste, qui n’avait rien de commun avec le monde de l’écriture. Ce fut l’expérience du Lager qui m’obligea à écrire : je n’ai pas eu à combattre la paresse, les problèmes de style me semblaient ridicules, j’ai trouvé miraculeusement le temps d’écrire sans avoir à empiéter ne fût-ce que d’une heure sur mon travail quotidien : ce livre, c’était l’impression que j’avais, était déjà tout prêt dans ma tête et ne demandait qu’à sortir et à prendre place sur le papier. Bien des années ont passé depuis ; ce livre a connu de nombreuses vicissitudes, et il s’est curieusement interposé, comme une mémoire artificielle, mais aussi comme une barrière défensive, entre un présent on ne peut plus normal et le terrible passé d’Auschwitz. J’hésite à le dire car je ne voudrais pas passer pour un cynique, mais, lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de penser au Lager, je ne ressens aucune émotion violente ou pénible. Au contraire : à ma brève et tragique expérience de déporté s’est superposée celle d’écrivain-témoin, bien plus longue et complexe, et le bilan est nettement positif ; au total, ce passé m’a intérieurement enrichi et affermi. Une de mes amies, déportée toute jeune au Lager pour femmes de Ravensbruck, assure que le camp a été son université : je crois, pour ma part, que je pourrais en dire autant, et qu’en vivant, puis en écrivant et en méditant cette expérience, j’ai beaucoup appris sur les hommes et sur le monde. Je dois cependant me hâter de préciser que cette issue positive a été une chance réservée à une étroite minorité. Sur l’ensemble des déportés italiens, par exemple, il n’y en a que 5 % qui soient revenus, et parmi eux beaucoup ont perdu leur famille, leurs amis, leurs biens, leur santé, leur équilibre, leur jeunesse. Le fait que je sois encore vivant et que je sois revenu indemne tient surtout, selon moi, à la chance. Les facteurs préexistants, comme mon entraînement à la vie de montagne et mon métier de chimiste qui m’a valu quelques privilèges dans les derniers mois de détention, n’ont joué que dans une faible mesure. Peut-être aussi ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre (c’était là l’objectif de beaucoup d’entre nous), mais de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c’est la volonté que j’ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres, de toujours voir, en mes camarades et en moi-même, des hommes et non des choses, et d’éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel.
Primo LEVI,
Novembre 1976.
Publié par Frémeaux & Associés avec l’aimable autorisation de Jean-Claude Zylberstein et sous licence de Robert Laffont.
© EINAUDI 1958-1976 © JULLIARD 1987-1994 © ROBERT LAFFONT 1996.
“Si c’est un homme” est l’ouvrage autobiographique de référence sur la déportation. Primo Levi s’est donné la mort en 1987.
Pourquoi REVENIR SUR LA SPOLIATION DES JUIFS?
PAR ADY STEG
“Pourquoi parler des spoliations matérielles, tant d’années après l’immense tragédie de l’extermination des Juifs, à l’occasion de la remise du rapport final de la mission Mattéoli, lundi 17 avril ?» Cette question, très souvent posée, outre qu’elle fait peu de cas du droit, méconnaît le drame humain et parfois la tragédie qu’a représentée pour les Juifs la dépossession de leurs biens. Inspirée par les Allemands, mais décrétée et organisée par Vichy, la spoliation des Juifs a pour première particularité de s’être déroulée sous couvert de la loi et, de surcroît, en plein jour. Personne ne pouvait ignorer les décrets annonçant le blocage des comptes, ni les affichettes jaunes marquant les vitrines des magasins juifs ni les annonces d’adjudication dont il était spécifié qu’elles concernaient des biens juifs. Malgré cela, la spoliation, durant les deux premières années de la persécution, n’a pas suscité d’indignation perceptible. Peu à peu, cependant, et surtout après les rafles de 1942, une prise de conscience s’est opérée, et de très nombreux Français, au prix de risques souvent considérables, sont venus au secours de leurs concitoyens pour les cacher et les sauver. C’est grâce à ces «justes» qu’une majorité des Juifs de France ont pu échapper à la déportation. Malgré ce mouvement de soutien, le pillage ne s’est pas ralenti. L’avidité, la convoitise, la cupidité, se donnaient libre cours, très souvent, hélas, au travers de dénonciations. Au-delà des souffrances qu’elles engendraient, la spoliation, et c’est sa deuxième particularité, a eu pour les Juifs des conséquences redoutables, plus spécialement pour les Juifs aux moyens modestes. En effet, en les fragilisant sur le plan matériel, la spoliation allait limiter considérablement leur capacité de survie et leurs possibilités de fuite. Chasser un épicier juif de sa boutique, ou un tailleur de son atelier, et, dans le même temps, bloquer son compte en banque, c’était l’exposer à un risque mortel. Comment acheter des faux papiers, des tickets d’alimentation ? Comment payer un «passeur» ? Pour beaucoup de Juifs, la privation des biens a représenté la première étape du chemin qui menait à Auschwitz. A la Libération, bien sûr, tout a changé, mais la spoliation ne s’est pas éteinte pour autant. Certes, dès que la légalité républicaine eut été rétablie, une intense action de restitution et d’indemnisation des biens spoliés a été entreprise par le gouvernement. Mais ce processus ne s’est appliqué qu’à des biens revendiqués. Or, dans de très nombreux cas, il n’y eut pas de revendication. La raison la plus tragique en est parfois l’assassinat de toute la famille. De fait, un grand nombre de biens sont restés en déshérence, et ces fonds non revendiqués ont été absorbés dans les comptes de ceux qui les détenaient. On reste confondu de constater que non seulement les banques ou les compagnies d’assurances mais aussi des établissements publics ne se sont pas acharnés à tenter de retrouver des ayants droit ! Et cela dans le silence des pouvoirs publics, et, ce qui est plus étonnant encore, dans le silence des survivants! Alors on s’interroge : pourquoi ce silence ? Pourquoi a-t-il fallu attendre cinquante ans pour que la persécution des Juifs revienne à l’ordre du jour ? La réponse n’est ni simple ni univoque : peut-être une première explication tient-elle à la détresse des Juifs, malgré la Libération. On ne mesure pas la tristesse et la déréliction des Juifs après quatre ans de souffrances. Ceux qui avaient été meurtris dans leur chair ne pouvaient évoquer que leur douleur : on ne prononce pas, dans le même souffle : «J’ai perdu mes enfants, et j’ai perdu mes meubles»... Même les Juifs qui avaient échappé à la déportation n’étaient pas tentés de parler, car ils gardaient toujours en eux la trace du crachat qui avait souillé leur visage. Au demeurant, s’ils s’aventuraient à raconter ce qu’ils avaient vécu, ils suscitaient souvent l’agacement. Dans la France libérée, I’heure était à la fête et à la célébration, combien légitime, de la Résistance et des combattants de la France libre. Les Juifs, eux, n’avaient droit à aucune considération, et - ce qui est plus étonnant - à aucune mention ! «Va-t-on parler des Juifs?, s’interroge Jean-Paul Sartre. Va-t-on saluer le retour parmi nous de ces rescapés?... Pas un mot, pas une ligne dans les quotidiens, car il ne faut pas irriter les antisémites!». De fait, malgré la fin de l’Occupation, I’antisémitisme était resté vivace. Nous rappelons cela avec tristesse. Nous ne voudrions pas que, par une inacceptable culpabilisation collective, nous risquions de blesser ceux qui nous ont sauvés (qui m’ont sauvé) et ceux qui à la fin de la guerre nous ont ouvert les bras. Mais le climat antisémite était bien perceptible. Nous-même, en octobre 1945, avons été chassé d’une conférence d’externat parce que l’interne qui l’animait ne voulait pas de Juifs dans sa conférence ! Cet antisémitisme rémanent devait peu à peu s’atténuer, mais un nouveau phénomène allait pendant des décennies colorer l’histoire et la vie politique en France, à savoir la conspiration du silence autour de Vichy ! Dorénavant, il fallait «tourner la page». Evoquer les spoliations par Vichy, c’était «risquer de diviser le pays». Un exemple particulièrement éloquent de ce consensus tacite pour effacer Vichy est représenté par l’incroyable censure exercée sur Le Chagrin et la Pitié, de Max Ophuls. Réalisé en 1969, ce film est resté interdit de télévision pendant douze ans !
Voilà pourquoi il a fallu attendre les travaux des historiens, ceux de Serge Klarsfeld, le film monumental de Claude Lanzmann, Shoah, les affaires Bousquet et Touvier, les procès Barbie et Papon, pour qu’enfin soit marquée la rupture, et que la jeune génération, prenant conscience de l’injustice faite à ses parents, demande des comptes. Il a fallu, surtout, que le président de la République, dans son discours historique du 16 juillet 1995, affirme que la France ne pouvait se laver les mains de ce qui avait été accompli en son nom, et qu’une dette imprescriptible avait été contractée envers les victimes de la persécution antijuive. Jacques Chirac a intégré la persécution antijuive non pas dans l’Histoire «des autres», «des Allemands», «de Vichy», mais dans l’Histoire de France. Au travers de la mission Mattéoli, il a fait du combat pour la justice envers les victimes une grande cause nationale. Lionel Jospin a souscrit sans réserve à cette position. Il n’a eu de cesse de veiller personnellement à ce que la mission Mattéoli dispose de tous les moyens nécessaires. Alors, maintenant que ses travaux s’achèvent, va pouvoir être entreprise la phase de restitution. De restitution, et non de réparation ! Les Juifs de France ont été dépouillés de leurs biens, mais la véritable fortune qui leur a été arrachée, ce sont les 75000 trésors vivants, hommes, femmes et enfants qui ont été assassinés. A cela, il n’y aura jamais de réparation. Il n’en est pas de même des biens matériels. Il serait moralement inacceptable que ce qui a été volé et ce qui a été indûment conservé ne soit pas restitué. Dans cette perspective, M. Jospin a annoncé la création d’une fondation nationale de la mémoire et de la solidarité. C’est à celle-ci que seront versées, par l’Etat et les institutions financières publiques ou privées, les sommes en déshérence. Par leur contribution à la Fondation, ils règleront une dette et, de plus, témoigneront de leur approche morale de la tragédie des Juifs et du malheur parfois mortel que la privation de leurs biens a engendré. L’argent spolié était plus que de l’argent. L’argent restitué sera plus que de l’argent. La vocation de la Fondation sera de conserver vivant le souvenir des victimes juives. Non seulement de leur mort, mais aussi de leur vie. Au delà, la vocation de la Fondation sera essentiellement de recherche historique et de pédagogie. Il importe d’approfondir l’Histoire, de rassembler les témoignages et transmettre la mémoire des persécutions antisémites durant la seconde guerre mondiale. Par l’éclairage qu’elle apporte sur cette brisure dans l’histoire des hommes que représente la Shoah, la Fondation constituera un instrument de lutte contre la barbarie. Car que nous enseigne-t-elle ?
- Que la loi au-dessus de la morale n’est plus la loi.
- Que la démocratie est fragile : le passage au totalitarisme pétainiste s’est fait de façon démocratique!
- Que culture et barbarie ne sont pas exclusives l’une de l’autre.
- Que, comme l’a dit Georges Steiner, «la demeure de la civilisation ne sut pas être un abri».
- Que tout peuple mis en condition est capable de devenir un peuple criminel.
Mais cette histoire nous enseigne aussi :
- Qu’il n’y a pas de fatalité et que, dans les pires circonstances, il s’est trouvé des hommes et des femmes qui ont su désobéir.
- Qu’à côté de Vichy, de la lâcheté, de la délation et de la cupidité, il y a eu la France de la Résistance, des Forces françaises libres, la France du courage. Qu’enfin rien ne prime sur le respect de la dignité humaine.
Ady STEG,
Vice-président de la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France.
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