« Un récit empreint de philosophie » par Notes de Jazz

« Deux petits bouts de bois » : c’est là le titre du dernier livre d’Alain Gerber. Sous-titré « Une autobiographie de la batterie de jazz », ce livre qui vient de paraître chez le très remarquable éditeur musical « Frémeaux et Associés » (désormais également éditeur de livres) est à la fois une autobiographie, non pas tant de la batterie en elle-même que du, ou peut-être, des rapports de l’écrivain à son instrument de prédilection et aussi un récit empreint de philosophie, pratique ou non, de morale, d’une conception du jazz et de la musique tout entière. Et enfin, il faut ajouter, pour ne rien dissimuler, ne rien oublier, bref pour être aussi juste que possible, qu’il s’agit sans doute plutôt, d’une manière très subtile et, disons, tout aussi élégante, de dire ce qu’est la vie.
Alain Gerber est un écrivain reconnu qui a cumulé les prix littéraires (parmi lesquels le Goncourt de la nouvelle et l’Interallié). Il a additionné les reconnaissances et le succès public. Ce qui n’est pas toujours le cas, il faut bien le dire. Il a été aussi, ou plutôt en même temps (encore une fois !) un très éminent critique, journaliste, et aussi inventeur d’une sorte de genre littéraire à lui tout seul lorsqu’il a proposé plus de trente livres sur le jazz, la plupart inspirés explicitement par des interprètes, créateurs, créatrices, inventeurs de toute sorte, et de toute sorte de jazz. Car, le jazz est pluriel, comme chacun sait…Car il faut bien dire que ces livres-là n’étaient ni des biographies, ni des romans, ni des essais mais, le plus souvent, tout à la fois. Ce qui en a fait leur richesse jusqu’à ce jour.
Ici, on aura donc compris, qu’il se livre à un exercice différent car Alain Gerber se livre lui-même. Comme jamais auparavant. Non pas parce qu’il parle de lui, mais parce qu’il nous fait vivre comme de l’intérieur, dans l’instant de la lecture, dans son présent, son rapport à la batterie, instrument initialement propre au jazz. Et cette relation est certes celle d’un grand connaisseur de cette musique, celle de ses divers, nombreux et souvent géniaux batteurs, celle d’un écrivain dont presque tous les ouvrages ont trait au jazz (les trente ou quarante autres qu’il a écrit), même si cela est parfois seulement sous-jacent, mais surtout, cette fois, comme un pratiquant : un batteur, pour le dire le plus directement qui soit. Comme un musicien, disons, amateur.
« Amateur », c’est peut-être aller vite en besogne. On ne sera pas étonné cependant de le formuler ainsi : nous savons qu’Alain Gerber, s’il s’est produit en public parfois (épisodiquement, il faut le dire, et il en parle, sans pitié pour lui-même) est surtout un travailleur acharné. Et c’est ce parcours, sans cesse repris, reconstruit, déconstruit parfois, renouvelé souvent – en reprenant aussi des pratiques antérieures, comme quoi on peut faire du neuf avec du plus ancien ! – que, littéralement, Alain Gerber nous fait vivre. D’anecdotes en anecdotes on découvre un parcours, celui de l’apprentissage incessant. Il faut dire que nombreux et nombreuses sont celles et ceux qui ne manquent pas d’avoir, avec d’autres instruments souvent, éprouvés des expériences plus ou moins similaires. Encore que la persévérance de l’apprenti est ici plutôt grandissante avec le temps alors que l’on pourrait imaginer qu’il en est, le plus souvent, d’une autre façon.
Il faut comprendre que ces « Deux petits bouts de bois » qui désignent bien évidemment les baguettes des batteurs et qui sont leur prolongement, qui ne sont qu’eux-mêmes finalement, mais qui, lorsqu’ils sont le titre de ce récit, sont aussi, comme il a été dit peut-être trop rapidement, un véritable entrelacs.
Cet « entrelacs » c’est celui qui est constitué par ce que l’on pourrait appeler « l’autobiographie » de l’auteur avec des portraits de musiciens. Et c’est ainsi que ce livre nous en dit plus long sur Roy Haynes, Kenny Clarke, Art Blakey, Connie Kay, Mel Lewis, Max Roach, Tony Williams et tant d’autres, que bien des dictionnaires de jazz ou des rubriques d’internet.
Mais ce qui fait la raison même de l’écriture d’Alain Gerber, on le trouve dans ce qui sous-tend toute l’écriture : pas seulement l’amour de la batterie, celui du jazz, de la musique mais aussi dans la présence-même de la vie, incessante, sur laquelle tout ceci repose et vient jusqu’à nous. Par l’écriture, par la lecture, par la musique. »
Par Michel ARCENS – NOTES DE JAZZ