« L'étude d'un style » par La Revue du Jazz

Depuis longtemps le label Frémeaux & Associes a développé avec bonheur l'art et la manière de construire des coffrets réunissant tout ou partie de l'oeuvre d'un musicien, ou en proposant l'étude d'un style, voire d'une période bien déterminée. Aujourd'hui, c'est le trombone Jay Jay Johnson (1924-2001) qui est présenté. Le natif de Indianapolis (capitale de l'État de I'Indiana) était un musicien talentueux, avec un son tout en rondeur. Il était également compositeur et arrangeur. L'année du centenaire de sa naissance, il entre dans la collection "Quintessence" que dirige Alain Gerber, écrivain, critique de jazz et longtemps homme de radio.
La période choisie par les producteurs s'étend de 1945 à 1961. L'après-guerre sera un moment important pour le jazz. Un "virage" va être pris qui modifiera - en partie - l'approche habituelle de cette musique. Les fameux big bands vont, peu à peu, quitter les ballrooms et des petites formations de cing ou six musiciens vont prendre le relai. Une génération avec de jeunes musiciens apparait et va installer un nouveau style : le bop. J.J. Johnson, qui a accumulé les prix et victoires de toutes sortes depuis quelques années, est désormais un trombone "recherché". Improvisateur de talent et, aussi à l’aise sur les tempos rapides que medium, il intègrera ou dirigera de nombreux quintettes et sextettes. Un aperçu de ses grands débuts se trouve sur ce double CD, composé de trente-deux titres enregistrés avec une multitude de groupes.
Cette diversité permet d'entendre (ou de réentendre) pléthore de musiciens connus et aussi certains autres qui n'ont pas fait une longue carrière. À remarquer que sur la dizaine des pianistes, ici présents, certains ont joué un rôle lors de la naissance et le développement de ce style. On citera : Bud Powell, Hank Jones, John Lewis, Wynton Kelly, Horace Silver (dans plusieurs contextes), Dick Katz, Tommy Flanagan (avec Max Roach), Cedar Walton, Bill Evans (avec Paul Chambers à la basse), Duke Jordan, sans oublier Henri Renaud (1925-2002) sur Jay Jay's blues au sein d'un All Stars comprenant, outre J. J., Al Cohn et Milt Jackson.
Rencontres intéressantes avec les trompettistes Kenny Dorham, un de ceux qui ont introduit les rythmes venus d'Amérique du Sud et Nat Adderley (Really livin’), les saxophonistes Benny Golson, Sonny Stitt, Cecil Payne, Jimmy Heath, Sonny Rollins (quatre-vingt-treize ans aujourd’hui), I‘incomparable Coleman Hawkins (album : The Hawk Flies High), ainsi que Budd Johnson et Lucky Thompson, dont il sera question un peu plus bas. Il y a également quelques bassistes chevronnés vus, entendus et enregistrés en France : George Duvivier, Leonard Gaskin et le grand Milton Hinton, et des batteurs de divers styles tels Art Blakey, Kenny Clarke, Osie Johnson, Charlie Persip, Max Roach et Shadow Wilson, qui connaîtront la notoriété.
Le tromboniste va être amené à se confronter sur scène ou en studio avec des partenaires déjà célèbres ou en devenir : Charlie Parker (Crazeology - 1947), Dizzy Gillespie avec The Champ, un thème qui met aussi en valeur le puissant et dynamique saxophoniste Budd johnson (1951) et Miles Davis, alors âgé seulement de vingt et un ans sur Kelo, un thème allègre signé de J.J. (1953).
C’est toujours en 1953 qu’il rencontre Kai Winding, un tromboniste d'origine danoise. Les deux hommes vont constituer le Jay and Kai quintet (1954-1956). L'entente musicale est parfaite entre les deux musiciens. Ils vont connaître un franc succès et feront ensemble une dizaine de disques dans le cadre de leurs nombreuses retrouvailles en studio (tout au long des années 1960/1970 et 1982). Quatre titres réussis sont proposés : Lament (un des grands succès de J.J.) avec Mingus et Kenny Clarke, Trombone for two (de K.W.), This could be the start of something (avec tin joli solo de Bill Evans) et une version très originale de Night in Tunisia (de 1956) dans laquelle sont invités six autres trombones, la rythmique étant dirigée par l'élégant Hank Jones.
Et puis quelques standards intemporels ont été judicieusement inclus. Un Love for sale de 1945 avec Benny Carter, son grand orchestre, et un magnifique arrangement, permet à J.J. d'enregistrer un de ses premiers solos, Lover man (de Ram Ramirez - 1953) avec Clifford Brown et deux des frères Heath, et In a sentimental mood, dans une versiom area : orchestre et chœur, et où il est l'unique soliste (N.Y 1960). ll y a aussi un Crazy Rhythm (extrait de At the Opera House) qui voit J.J. être associé à Stan Getz avec une rythmique de luxe : Oscar Peterson, Herb Ellis, Ray Brown et Connie Kay (à Chicago en 1957). Enfin, on ne peut pas passer sous silence Walkin', qui est peut-être la composition la plus réussie. D'une durée de treize minutes, elle permet d'entendre J.J. et Davis et, à la demande du trompettiste, un invité de marque ("pour son gros son" - dixit) : Lucky Thompson. Le grand saxophoniste nous livre une superbe série de chorus au cours d'une magistrale intervention. Les trois souffleurs sont accompagnés par Horace Silver, Percy Heath et Kenny Clarke. L'enregistrement a été réalisé dans les studios de Rudy Van Gelder, le fameux ingénieur du son, en avril 1954 (pour Prestige Records). Avec ce copieux coffret, c'est donc un panorama représentatif des débuts de Jay Jay Johnson qui est proposé ainsi qu'un abécédaire des musiciens qui, durant cette période, se sont révélés ou bien, ont confirmé leur talent.

Par Michel Lalanne – La Revue du Jazz