C’est, pour un livre, un drôle de titre que celui-ci ! « Le destin inattendu de la tapette à mouches » !
Mais quel livre ! Quel livre pour celles et ceux qui osent. Qui osent ou plutôt qui sont aux aguets, qui ne se laissent pas faire. Même pas par la musique qu’ils aiment et pas davantage par celle qu’ils découvriraient et qui les « emporterait ». Peut-être là où ils ne s’y attendaient pas.
On aura compris sans doute qu’un tel titre, celui d’un opus signé Alain Gerber (éditions Frémeaux & Associés »), va nous parler de l’utilisation des « balais » (ici baptisées « tapettes à mouches ») dans le jazz.
Avant de l’ouvrir, de le découvrir, on pourra se dire que c’est un sujet bien « marginal », étroit somme toute et dont l’intérêt est limité. On se trompera lourdement, très lourdement.
En premier lieu, le sous-titre doit déjà nous encourager : « Célébration des batteurs célestes du jazz avec Shelly Manne en point de comparaison », voici une formule qui montre quelque chose comme une étoile dans le ciel. Un but, somme toute inatteignable – comment rendre compte de ce projet en quelques pages, par l’écriture, fut-ce celle d’un écrivain doué de mille talents ? – mais un but attirant. Parce qu’on sait bien déjà que l’on va découvrir ici tant de choses fascinantes, jusque-là insoupçonnées.
Ensuite parce que ce « Destin inattendu » (« inattendu » comme il vient d’être dit) c’est peut-être ce qu’en dit Gerber, tel qu’il le nomme (« tapette… » etc), mais en fait, on comprendra aussi très vite que c’est, par là en effet que nous sommes conduits, très vite et au plus intime, dans le plus profond, le plus intime du jazz lui-même. Nous voici donc au cœur de ce qui fait le jazz tout entier et peut-être la musique tout entière.
Les « balais » du batteur, instrument aussi élémentaire qu’il est possible (pensez-donc, ce sont des tue-mouches et encore, à cette fin, pas très efficaces !) sont peut-être (ou plutôt « sont certainement ») les instruments qui, sans que leur objet soit en effet prêt à ça, sont pourtant les mieux adaptés pour nous donner ceci d’inouï, d’inattendu, d’impossible enfin qu’est l’infime. « Infime » qui est le commencement, c’est-à-dire le début ou mieux la source, l’origine de la musique. Pensez donc ! Les « balais » sont quelque chose comme l’inverse d’une batterie de jazz. Au moins en apparence. La batterie est un « instrument » complexe qui, on le sait bien ne tient pas dans les bagages du premier musicien-voyageur venu. A côté la contrebasse, c’est de la rigolade ; et, quant au piano, certes il ne peut être qu’immobile, mais lui, on le sait, il contient toute la musique, y compris l’orchestre tout entier – ou presque – le piano c’est à peu près l’inverse des « balais » qui n’ont rien, ne sont rien, mais qui donnent (presque) tout. Toutes les possibilités, toutes les aventures. Le piano, pour en finir avec lui, nous offre, avant toute chose, toutes les possibilités. Les balais aussi. Ils n’ont pourtant rien de la prestance du « grand-concert ».
Le mérite éminent de ce livre d’Alain Gerber c’est, précisément, de dévoiler un mystère : comment peut-on donner autant de soi, autant de vérité, autant de soupçon, autant de lumière et de mystère avec si peu ?
Je ne suis pas certain que l’auteur nous donne la « méthode ». Mais c’est bien davantage qu’il nous propose : de découvrir ce qu’est, non seulement le jazz, mais sans doute, comme il a été dit, ce qui fait toute musique.
On sera donc souvent émerveillé par ce qui nous est dit du travail incessant de Shelly Manne. Mais ce n’est qu’un exemple. S’il fallait citer une seule proposition de cette « éloge des balais » ce devrait peut-être être celle-ci : « Impressionner le public relève au fond du superflu : ce qui compte vraiment, c’est de lui parler. Et si possible de lui dire quelque chose qu’il ne savait pas déjà. »
Et puis enfin, comment ne pas faire confiance à un auteur qui cite dans un tel ouvrage, un livre publié en 1924 sous le nom de Marcel Thiry. Il faut ici rendre hommage de façon indiscrète à Alain Gerber. Parce que cette citation est une « non-citation ». Pas de guillemets, rien qui fasse référence à un emprunt quelconque. Mais pourtant elle est là et ce n’est pas un vol, pas une dérobade. Rien de tout cela. Le poète dit seulement que ce qui est banal peut nous conduire au merveilleux. Et un simple voyage nous mener jusqu’au bord de l’océan Pacifiquei.
Et Gerber de nous dire à sa façon, que les balais, ces simples et dérisoires « tapettes à mouches », ont le pouvoir magique de nous offrir le cœur du jazz.
Cette fois, s’il le fallait, la démonstration en est faite dans ce livre.
On trouvera dans ce livre une discrète évocation de celui du poète belge Marcel Thiry dont le titre est « Toi qui pâlis au nom de Vancouver ».
Par Michel ARCENS – LES NOTES DE L’INSTANT