« (…) Cannonball Adderley, l’héritier le plus brillant de Charlie Parker dont il possède la puissance et la finesse expressives sur fond de blues, avec autant d’aisance et un peu plus de rondeur au niveau du son, est déjà reconnu et adulé malgré sa rareté en Europe. Il côtoie alors le gotha du jazz pour ses enregistrements ou en sideman. Il a formé un magnifique quintet avec son frère Nat Adderley, excellent trompettiste resté dans l’ombre de son frère, à la sonorité proche de celle de Miles Davis sur les tempos lents, mais avec un phrasé virtuose très dynamique dans l’esprit de Lee Morgan dès que le feu s’installe («Autumn Leaves», «Dis Here»…). Ils sont l’âme d’un quintet dans la tradition hard bop, aux qualités similaires du groupe des Jazz Messengers d’Art Blakey, des ensembles d’Horace Silver, ces formations exceptionnelles où l’énergie se conjugue au feeling, le blues à l’invention mélodique, pour un résultat qui enthousiasme tous les publics du monde, encore de nos jours par les disques; cela grâce entre autres à des rythmiques hors normes avec ici les monumentaux Sam Jones et Louis Hayes, auxquels se joint le jeune Ron (Ronald) Carter, venu tenir la contrebasse le temps d’un «Mean to Me» avec, au violoncelle, Sam Jones (CD2), un chorus magnifique, sans doute un hommage au grand Oscar Pettiford, décédé à l’automne 1960, car il était un spécialiste des chorus sur la «petite contrebasse» en pizzicato. Les deux remettent leur échange en action sur «In Walked Ray» (CD3), sans doute dédicacé à Ray Brown, avec aussi de bons chorus de Vic Feldman et Cannonball.
Dans le livret inégal (quelques imprécisions), l’auteur a eu la bonne idée de restituer en texte les présentations de chaque thème effectuées par Cannonball, avec humour et pédagogie, qui rendent hommage à Bobby Timmons, l’absent déjà reconnu à Paris pour sa participation aux Jazz Messengers, Bobby Timmons le compositeur aujourd’hui méconnu, celui qui est un peu le responsable de l’adjectif «soul» qui colle à Cannonball, comme le fait adroitement comprendre dans sa présentation le leader, avec humour. Cannonball évoque Miles Davis, un chef de file de cette génération qui a été son «sideman» sur Something’ Else (Blue Note 1958) avant que lui-même lui rende la politesse sur Kind of Blue (Columbia, 1959), deux enregistrements historiques pour rappeler que Cannonball est un autre génie reconnu du jazz de ce temps. Un génie modeste qui ouvre la porte à Victor Feldman, étonnant remplaçant anglais dans cette musique si enracinée («Dis Here») qui parvient à apporter une belle contribution à ce groupe, sans aucune faiblesse, plusieurs compositions également («The Chant», «New Dehli», «Serenity»). Le leader sait enfin ce qu’il doit à Sam Jones, Ron Carter et Louis Hayes («Bohemia After Dark») pour cette musique où l’énergie ne masque jamais l’expressivité ni le lyrisme d’une perfection absolue. Le frère n’est mentionné qu’avec retenue comme un autre soi-même, et Cannonball ne se présente pas lui-même. Tout juste parle-t-il de l’orchestre de Duke Ellington où il a fait un passage, et de son admiration pour Eddie Cleanhead Vinson dont il a choisi une splendide composition, «Arriving Soon», brillamment arrangée et interprétée pour illustrer l’esprit blues à la manière de Cannonball…
Enfin, et malgré la «fine bouche» d’une partie des rédacteurs de Jazz Hot de l’époque (Daniel Humair est enthousiaste, Jean Tronchot réservé) sur ces deux concerts du quintet de Cannonball Adderley, des rédacteurs spécialement gâtés par la qualité de la programmation de l’époque dans la Capitale, ces concerts pourraient être qualifiés de «concerts de l’année» s’ils se déroulaient à Paris de nos jours tant l’écart expressif est grand avec notre monde aseptisé, même dans le jazz.
Cannonball Adderley, un homme-artiste entier et naturel, est bien entendu au-delà de tout compliment. Sous ses doigts et dans son souffle, la musique coule comme une évidence portée par un lyrisme tout parkérien, par l’expression, la virtuosité avec la même facilité que celle de son inspirateur, avec cette beauté directe, sans maniérisme, cette conviction, en un mot cette authenticité qui font le génie du jazz. Il n’est nul besoin de chercher le blues, le swing, ils sont la matière, le cœur de cette expression. Les arrangements, la sonorité d’ensemble du quintet sont parfaits et permettent des moments d’intensité qui font partie de l’inconscient des amateurs de jazz («Bohemia After Dark»). Cannonball Adderley est habité par le génie du jazz. Se plonger dans l’écoute de ces trois disques, parmi d’autres dans l’œuvre du grand sax alto, en relisant les comptes rendus d’époque, permet de comprendre tout ce qui est essentiel dans le jazz et tout ce que nous avons perdu progressivement depuis cet âge d’or de l’expression, et de manière brutale depuis cet épisode de covid, parfois même chez les artistes qui en étaient de bons artisans avant 2020. Les réactions du public perceptibles sur cet enregistrement en donnent une idée. Comme si le monde du jazz avait perdu une partie de cette âme, de cette conviction, de ce courage pour prendre tous les risques indispensables à la création et de cet humour naturel et sans prétention de Cannonball: «do, ré, mi fa, soul…»… Indispensable! »
Par Yves SPORTIS – JAZZ HOT
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