« Encore une excellente idée de la part du groupe Frémeaux & Associés qui, depuis la bonne ville de Vincennes, a pris l’habitude de nous sublimer les tympans et de nous rafraichir la mémoire, parfois défaillante voire amnésique, avec des rééditions de premier plan en matière de rock’n’roll, de rockabilly, de twist, de jazz, de blues, de toutes les musiques populaires afro-américaines et du patrimoine culturel et historique… Les acteurs de chez Frémeaux & Associés sont en quelque sorte les anges gardiens des vestiges du passé, les garants de l’histoire. Une énième fois, ce label ne déroge pas à la règle et nous propose “L’Intégrale Eddy Mitchell et Les Chaussettes Noires 1961-1962”, la période phare du premier groupe de rock’n’roll français, qui puisera son inspiration essentiellement dans l’œuvre d’un certain Gene Vincent, auquel les membres des Chaussettes voueront un culte jamais remis en cause.
A la rédaction de cette chronique, une fois n’est pas coutume, je tiens à faire mon mea-culpa, car même si les enregistrements des Chaussettes Noires ont bercé mon enfance (même si je suis né en 1963!) et mon adolescence, ces dernières années, ou plutôt ces dernières décennies, j’avais injustement quelque peu délaissé leurs œuvres discographiques au profit de leurs grands rivaux de l’époque, Les Chats Sauvages du regretté Dick Rivers. Pourquoi, me direz-vous? Je n’en sais strictement rien. Il faudrait que je me fasse psychanalyser par des disciples de Sigmund Freud. Pourquoi ce faible sans borne envers Dick Rivers et envers Les Chats? Ça fera l’objet d’une autre chronique, si Frémeaux édite un jour l’intégrale des Chats Sauvages, avec Dick mais aussi avec Mike Shannon. Toute proportion gardée, il y a bien eu outre-Manche et dans le monde entier, la petite guéguerre interplanétaire entre les Rolling Stones et les Beatles… et en France, en 1961, il y avait la rivalité, parfois haineuse, entre Les Chaussettes d’Eddy et Les Chats de Dick, et cette antipathie réciproque entre les deux antagonistes durera longtemps, très longtemps, voire même qu’elle ne se dissipera jamais et écrira les grandes heures de la légende du rock’n’roll français. Et ça fait 62 ans que ça dure… Bref, merci à Frémeaux de m’avoir fait replonger avec une joie non dissimulée dans les enregistrements intemporels des Chaussettes Noires et de m’avoir fait prendre conscience que dans mon cœur il y avait la place pour deux groupes majeurs, pionniers du rock’n’twist français.
Enterrons la hache de guerre sanguinolente, oublions les querelles quasi bibliques et les histoires scabreuses. Je ne reviendrais pas sur le fait que l’infâme Eddie Barclay, grand manitou de l’industrie du disque, qui sans scrupule “kidnappa” le batteur des Chats, Willy Lewis, certainement l’un des meilleurs batteurs français du début des 60’s, pour former les éphémères Champions, en lui faisant miroiter monts et merveilles… C’est le même personnage à la chemise blanche et à l’imposant Havane qui brûlera quelques temps après les ailes sur l’autel du showbiz, de Moustique et de Vince Taylor. Je passerais également sous silence le comportement d’Henri Leproux, célèbre boss du Golf Drouot, qui n’a pas toujours eu la même objectivité ni la même impartialité, envers Les Chaussettes Noires et Les Chats Sauvages, que sa haute fonction lui imposait pourtant… Pas vraiment exemplaire sur le sujet, Henri! Tous ces faits appartiennent depuis belle lurette au passé et à la légende. Formés en octobre 1960, Les Five Rocks, puis les Cinq Rocks, deviendront Les Chaussettes Noires à leur plus grand désarroi et à leur insu, suite à une opération publicitaire entre les chaussettes Stemm, Lucien Morisse (le Directeur des programmes d’Europe 1) et Barclay. Né en majorité de pieds-noirs de Créteil (sauf Eddy Mitchell), le groupe est au départ formé d’Eddy Mitchell au chant, William Bennaïm à la guitare solo, Tony D’Arpa (frère de Vic Laurens, leader des Vautours de Créteil) à la guitare rythmique, Aldo Martinez à la basse et de Jean-Pierre Chichportich à la batterie, très vite remplacé par Gilbert Bastelica. Sans oublier Mick Picard au saxophone, qui sera remplacé par l’excellent Michel Gaucher, qui restera très souvent dans l’ossature d’Eddy, actuellement de Michel Jonasz, etc…
Outre le fait d’être le premier groupe de rock français, Les Chaussettes Noires deviendront incontestablement le groupe hexagonal le plus populaire, qui à chacune de leurs prestations déclenchait une hystérie collective impressionnante, digne des meilleurs groupes anglo-saxons. Les fauteuils cassés se comptaient alors par dizaines, alors que nos Chaussettes, sous l’impulsion d’Eddy Mitchell, devenaient de plus en plus professionnels, sous les conseils avisés et l’œil bienveillant de l’intransigeant chorégraphe américain Scott Douglas, adoptant l’alpaga et les couleurs lie-de-vin du meilleur effet. Cette intégrale 1961-1962 contient 2 CD’s et comme à l’accoutumée avec Frémeaux & Associés, un livret de 16 pages très bien argumenté signé Olivier Julien (direction artistique et discographie). Bien évidemment, ça commence très fort en respectant scrupuleusement la chronologie des enregistrements des Chaussettes Noires avec le premier EP 4 titres “Tu Parles Trop”, reprise de “You Talk Too Much” de Joe Jones, chanteur de rhythm and blues de La Nouvelle-Orléans, titre qui sera également repris en France par Johnny Hallyday, Richard Anthony, Frankie Jordan, Benoît Blue Boy… “Si Seulement”, reprise de “Dirty Dirty Feeling” d’Elvis Presley avec des paroles d’un certain Claude Moine. “Be Bop A Lula” dans la version française du classique de Gene Vincent et Sheriff Tex Davis, et “Tant Pis Pour Toi”. Suivront une pléiade de titres à jamais entrés dans la postérité et dans les mémoires collectives: “Daniela”, titre original qui restera le plus gros succès commercial du groupe, “Eddie Sois Bon”, reprise de “Johnny B.Goode” de Chuck Berry, “Betty”, reprise de “Baby Blue” du mythique Gene Vincent, “Hey Pony”, reprise de “Poney Time” de Chubby Checker, titre interprété également dans des versions différentes par Johnny Hallyday, Les Chats Sauvages avec Dick Rivers, Rocky Volcano… “O Mary Lou”, reprise de “Going Back To Marylou” de Neil Sedaka, “La Bamba Rock”, chant traditionnel mexicain, “Dactylo Rock”, “Le Twist du Père Noël”, “Petite Sheila”, reprise de “She She Little Sheila” de Gene Vincent (encore lui!), “Volage” (Infidèle), reprise de “Runaround Sue” de Dion and the Belmonts, titre repris également par les Vautours de Vic Laurens et bien d’autres pépites pour nous conduire au CD n° 2, avec notamment “C’est Bien Mieux Comme Ça” avec Gillian Hills (musique du film Les Parisiennes), “Line”, adaptation de “All I Have To Do Is Dream” des Everly Brothers, “Shout! Shout!” d’Ernie Maresca, titre qui sera aussi repris avec des paroles différentes par les Forbans en 1982 sous le titre “Chante”, avec l’immense succès que l’on connait, “Le Twist Du Canotier” avec le gars de Ménilmontant Maurice Chevalier, ainsi que la B.O du film “Comment Réussir En Amour?” et Eddy Mitchell et l’Opéra House Orchestra, soit au total 56 titres, fleurons de cette période bénie 1961-1962.
Même si la plupart des enregistrements des Chaussettes Noires s’effectuèrent avec des musiciens additionnels, comme par exemple le batteur Armand Molinetti, qui jouera plus tard avec Les Chats Sauvages, ce coffret 2 CD’s s’avère indispensable pour tout amateur de rock’n’roll français qui se respecte, avec des titres qui n’ont pas pris une ride, entre insouciance et exotisme. Et sans conteste, il y avait véritablement un son et un style Chaussettes Noires, avec un indéniable talent d’auteur (déjà!) de Claude Moine, alias Eddy Mitchell, qui fera l’immense carrière que l’on connait, en qualité de chanteur de rock’n’roll, de country music, de blues, de chansons françaises de qualité et d’acteur, qu’on l’appelle affectueusement Mr Eddy ou Schmoll. Total respect à lui et aux Chaussettes Noires et total respect à tous ces pionniers qui ont mis les mains dans le cambouis et la tête dans le guidon pour prêcher la bonne parole et imposer le rock’n’roll en France, contre vents et marées, la trilogie bien sûr: Johnny, Eddy et Dick, mais aussi tous les autres…
En 1964, Les Chaussettes Noires tireront leur révérence, suite aux multiples appels sous les drapeaux des membres du groupe, quelques tensions internes comme pour Dick et Les Chats et des envies irrésistibles de carrière en solo pour Eddy. Les groupes de rock’n’twist n’étant plus véritablement à la mode suite à une évidente lassitude des teenagers. Voir les biographies et les parcours parallèles de Dick Rivers, Dany Logan, Vic Laurens, Danny Boy, Jacques Dutronc… Et la mode rétro avec ses Ouap Do Ouap vient twister dans ma tête…
Et au risque de radoter, merci infiniment à Patrick Frémeaux, Claude Colombini, Olivier Julien et Augustin Bondoux pour ce bain de jouvence, cette redécouverte d’un groupe essentiel et pour leur remarquable travail (sans faire du lèche botte blues!). INDISPENSABLE! »
Par Serge SCIBOZ – PARIS MOVE