Assis sur son tabouret, ramassé sur lui-même, de grosses lunettes, une petite moustache et la crinière blanches, les mains tenant l’harmonica et les pieds marquant la cadence dans le vide, Toots, entre deux respirations, laisse échapper un petit rire de plaisir et aligne, heureux comme un jeune homme amoureux, les improvisations comme d’autres les rêveries. Avec l’élégance du poète et ce soupçon de nonchalance qui fait toute la différence. Entre larme et sourire, la souplesse ondoyante de son jeu, la fièvre lyrique qu’elle communique, sans jamais tomber dans le piège de la joliesse ou de la nostalgie attendrie, forcent l’écoute et envoûtent. Dès qu’il joue, il n’a qu’un seul propos : chanter le plus naturellement du monde avec le plus ingrat et enfantin des instruments. Il y parvient à chaque fois qu’il embouche son harmonica, prenant le dessus sur les autres musiciens qui semblent s’effacer devant sa prise de parole aussi bouleversante qu’essentielle.
Sa vie est un vrai conte de fées. « J’ai toujours été partagé entre cette mentalité de petit garçon qui veut plaire et l’envie de jouer comme John Coltrane dont j’adore la furia. » Toots est un drôle de musicien, un contrebandier débonnaire, un vagabond candide qui passe entre toutes les musiques avec désinvolture. Son premier instrument fut l’accordéon qu’il délaissa à l’adolescence pour l’harmonica. En 1941, cloué de longs mois au lit par une pneumonie, il découvre la musique de Django et la guitare. À la libération, autre choc : le bebop et Charlie Parker qu’il rencontre à l’occasion du festival de jazz de Paris, salle Pleyel, en 1949.
« En désespoir du jazz belge », à l’initiative de Benny Goodman, il traverse l’Atlantique et s’installe à New York. Très vite, le pianiste George Shearing l’engage pour six ans dans son quintette. C’est lors d’une tournée que le contrebassiste Al McKibbon lui lance :« Hey, tu siffles mieux que tu joues. » Cette « vanne » lui révélera son talent de siffleur. En 1959, il retraverse l’Atlantique pour se fixer en Suède et voit sa popularité grandir en sifflant tout en s’accompagnant à l’unisson avec sa guitare. L’entendant un soir dans sa loge gratter quelques accords avant d’entrer en scène, Stéphane Grappelli l’encourage à les noter. Cela donnera son inusable succès « Bluesette ». « J’étais devenu le Johann Strauss de la valse jazz. »
En 1965, Quincy Jones fait appel à lui et lui ouvre les portes des studios de télévision. Pour ABC, il participe à des musiques de film et compose des jingles publicitaires « J’avais toujours un rôle mineur. Qui pouvais-je ? J’ai toujours été une proie facile ». Heureusement, en 1978, un coup de téléphone change sa vie. Bill Evans lui demande d’enregistrer avec lui « Affinity ». Le monde découvre tout à coup ce génie célibataire sur un instrument, l’harmonica à quatre octaves, que l’on croyait à jamais interdit au jazz. L’année suivante, Jaco Pastorius, sur les conseils de son père qui était un de ses fans, signe avec lui l’album « Word of Mouth ». Sa reconnaissance tardive peut enfin commencer.
Depuis lors, le magicien de l’orgue à bouche n’a cessé de multiplier les échanges avec les plus grands : Oscar Peterson, Ella Fitzgerald, Herbie Hancock, Shirley Horn, Eddy Louiss, Martial Solal et les autres. Tous tomberont sous le charme de cet homme adorable doublé d’un improvisateur naturel dont la fraîcheur d’inspiration semble s’accroître avec l’âge. « Je n’ai pas changé la face du jazz, confesse-t-il, mais j’ai un pouvoir d’émotion avec l’harmonica. Il me suffit de jouer pour faire pleurer les gens. C’est pas beau, ça ! »
Par Pascal ANQUETIL (TANA EDITION).
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