« Rend enfin justice au guitariste » par l’Humanité

« Le souvenir du virtuose franco-italien mort à 40 ans est longtemps resté enfoui. La réédition d’une partie de son œuvre, accompagnée d’un essai biographique, rend enfin justice au guitariste, ami et inspirateur de Prévert, Piaf, Montand ou Higelin.

La scène est immortalisée par Woody Allen dans son film Accords et désaccords (1999) : un jeune guitariste, joué par Sean Penn, est tétanisé par la présence de Django Reinhardt, dont on voit poindre les chaussures au bas d’un escalier. Il est fort probable que le réalisateur ait eu vent de l’expérience vécue par Henri Crolla, guitariste parmi les plus influents de son temps, mort à 40 ans en 1960, qui raconta trait pour trait l’anecdote.

Du souvenir de Crolla, il ne reste aujourd’hui plus grand-chose et il faut savoir gré à la maison Frémeaux d’exhumer une partie de son œuvre et à Stéphane Carini d’accompagner cette réédition d’un remarquable essai sur le guitariste virtuose. Une biographie qui refuse la linéarité des dates pour thématiser le parcours du musicien, comme on improviserait sur des gammes : Henri Crolla « en jazz », « en chansons », « en images », pour finir sur la réception « en constellation » de son œuvre.

Évoquer Crolla, c’est bien pénétrer dans une galaxie qui comprendrait à peu près tout ce que les mondes du jazz, de la chanson et du cinéma comptaient d’incontournable dans l’immédiat après-guerre. Né en Italie dans une famille de musiciens napolitains itinérants dont la vie bohème n’était pas du goût des fascistes, qui prennent le pouvoir en 1922, il atterrit en France près de Paris, direction « la zone », porte de Choisy, dans des bidonvilles plantés non loin des caravanes où vit la famille Reinhardt. Très tôt confronté au jeu du géant, avant même que Django n’entre en studio, Crolla s’en affirmera comme le digne héritier en écumant les clubs.

Une succession de rencontres va ouvrir une brèche décisive : celle de la bande d’Octobre, des frères Prévert et de leur ami, le réalisateur Paul Grimault. Jacques Prévert héberge cet « étrange étranger » et lui ouvre les portes de la chanson (Mouloudji, Montero, Louvet), comme du cinéma.

C’est en accompagnant le phénomène Montand, de 1946 à la fameuse tournée dans les pays de l’Est en 1958, que la renommée de Crolla excède le cercle des jazz fans. Avec le pianiste Bob Castella, il poétise l’univers du chanteur en ouvrant une perspective nouvelle pour son instrument. Côté jazz, il signera quelques albums majeurs en compagnie des pianistes Martial Solal et Maurice Vander, de l’éminent clarinettiste Maurice Meunier ou du violoniste Stéphane Grappelli.

Quand Prévert décide de déclamer ses poèmes devant micro, c’est Crolla qui en dessine d’insaisissables contours musicaux. Happé par le cinéma, il s’exerce à musiquer quantité de films dont le souvenir sera balayé par la nouvelle vague.

C’est sûrement le drame de ce moderniste parti trop tôt pour avoir pu épouser les avant-gardes, quand bien même ses prédilections l’y disposaient ; il financera le premier enregistrement du compositeur de musique sérielle Jean Barraqué. Avant de mourir, il place sous son aile le jeune Jacques Higelin qui se considérera toujours comme « son fils adoptif ». En guise de pièce maîtresse, il faut entendre le Cri du cœur chanté par Édith Piaf en 1960, écrit par Prévert et dédié à son ami. Avec des notes mouchetées dans les graves qui figurent autant de points d’interrogation, on y pressent toute la gravité qui habitait ce génie trop méconnu. »

Par Clément GARCIA – L’HUMANITE