« Un précieux document » par Jacques Aboucaya

Pianiste virtuose, compositeur, improvisateur stupéfiant par son imagination et son sens de l’harmonie, Solal a survolé son temps avec, le plus souvent, une longueur d’avance. Hormis les grands créateurs tels Charlie Parker, Miles Davis, John Coltrane, ou, pour rester dans le domaine pianistique, Art Tatum ou Cecil Taylor, nul mieux que lui n’a su intégrer les acquis et les innovations, pour les faire siens, les dépasser et les intégrer à sa propre esthétique. Celle-ci a pour moteur principal l’innovation. Aussi est-il malaisé de choisir, dans une œuvre abondante et multiforme, un morceau, une période. La discographie figurant en annexe de son autobiographie en offre pourtant la possibilité. Un précieux document pour les amateurs.
Parvenu à l’âge vénérable de quatre-vingt-dix-sept ans, Martial se penche sur son passé, en déroule les méandres. Souvenirs, anecdotes, révélations, confidences se succèdent, s’entremêlent dans une autobiographie dont le titre, Mon siècle de jazz, n’est nullement usurpé.
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Cette existence, il la parcourt ici « à sauts et à gambades », comme eût dit Montaigne, au fil de la plume, sans grand souci de la chronologie. Preuve qu’en tous domaines, c’est la liberté qui prime. Sans entrer dans le détail, mission quasiment impossible, on en retiendra que, nanti, déjà, d’une solide réputation acquise grâce à ses émissions à la radio de sa ville natale, il s’établit à Paris dès vingt-deux ans, en 1950. C’est là qu’il va parachever son apprentissage jalonné de péripéties, de moments fastes alternant avec des périodes de vaches maigres. Sa maîtrise instrumentale s’accroît tandis que s’affirme son souci constant de rester soi-même, sans rien devoir à quiconque.
Le récit de cette période parisienne est jalonné de rencontres, d’anecdotes qui s’enchaînent au fil des souvenirs. Vie privée et sentimentale, passions amoureuses parfois tumultueuses, vie professionnelle qui va le conduire au zénith du jazz mondial, portraits souvent persillés d’humour et témoignant d’un sens aigu de l’observation, tout cela s’enchaîne, se chevauche, s’entremêle sans que l’intérêt faiblisse. Ainsi participe-t-on « de l’intérieur » à l’essor d’un pianiste qui quittera bientôt le tabouret du Club Saint-Germain, longtemps sa « résidence parisienne principale », pour parcourir le monde entier, notamment les États-Unis, où il résidera à maintes reprises, donnera des concerts d’anthologie et sera célébré à sa juste valeur.
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Une couronne de textes divers sert de prélude à ces mémoires, chacun des intervenants proposant un éclairage original. Parmi eux, tout d’abord, Alain Gerber, auteur d’une préface, « A bride abattue », où éclate, une fois encore, son art de camper corps et âme un personnage, de le faire vivre avec une telle vérité que le lecteur éprouve une impression unique de proximité, voire de familiarité. Gerber connaît Solal et son œuvre comme les bouts de bois de sa propre batterie. Il lui a déjà consacré, avec Alain Tercinet, un coffret de la collection The Quintessence, en 2014, chez le même éditeur, Patrick Frémeaux. Ce dernier évoque ici des souvenirs personnels tandis que le pianiste Laurent de Wilde et le critique Franck Bergerot joignent leurs louanges et leurs analyses à ce florilège illustré de plusieurs photographies. Fût-on ou non amateur de jazz, difficile d’être plus exhaustif. Et, pour tout dire, plus passionnant.

Par Jacques ABOUCAYA (CAUSEUR)