« Stéphane Carini publie un livre, Les alchimies discrètes d’Henri Crolla, et un coffret de deux CDs aux Editions Frémeaux, sur un musicien singulier à la trajectoire météorique (1920-1960) : le guitariste Henri Crolla. Entretien.
Mon éveil à la musique est indissociable de ma prime enfance… En effet, dès l’âge de 8 ans, mon père (guitariste, auteur-compositeur pour Yves Montand et Francis Lemarque), m’a initié au jazz dans sa majesté : Louis Armstrong, Ben Webster, Ella Fitzgerald, Oscar Peterson et bien sûr Django Reinhardt et Stéphane Grappelli. Mais très vite, il a attiré mon attention sur la diversité des expressions, l’éclectisme (ce qui pour lui signifiait : la chanson mais aussi Bach, Debussy, Ravel). Fort logiquement, mon père m’a donc fait écouter un « autre » guitariste, qui avait beaucoup écouté Django mais qui était parvenu à se forger sa propre personnalité, c’était Henri Crolla (les faces splendides avec Maurice Vander et Maurice Meunier). Je n’ai pas immédiatement « accroché », capté (et captif !) que j’étais par la flamboyance sans limites de Django, par le swing et l’entente complice avec Grappelli… Mais j’ai retenu le conseil et c’est cela même – élargir la palette des sons et des univers musicaux – qui m’a guidé, vers ma vingtième année, après avoir longuement exploré la révolution bebop, vers Wayne Shorter lors de la réédition d’un de ses chefs d’œuvre par Blue Note : Speak No Evil.
Les alchimies discrètes d’Henri Crolla
Ce livre Les alchimies discrètes d’Henri Crolla est un projet assez ancien. Comme vous le savez, le jazz français a longtemps été le parent pauvre des rééditions… Il a fallu la persévérance de deux labels, Universal Music (la désormais fameuse collection « Jazz in Paris ») et Fresh Sound, pour être en mesure de réécouter des jazzmen tels Guy Laffitte, Bernard Peiffer, Maurice Vander, Christian Chevallier, et donc Henri Crolla… et ce, près d’un demi-siècle après qu’ils aient gravé les disques de leur maturité. Concernant Crolla, je restais néanmoins sur ma faim après trois superbes rééditions présentées par le si talentueux Alain Tercinet… Outre de le ramener presque toujours à Django, personne ne semblait s’intéresser à la musique qu’il avait très abondamment gravée en dehors du jazz … En quoi consistait-elle ? Était-ce si justifié de délaisser une quasi-décennie passée auprès de Montand, une demi-décennie à composer pour le cinéma ? J’ai voulu en avoir le cœur net, ayant été sensibilisé par mon père à la curiosité musicale de Crolla, à la reconnaissance dont il bénéficiait de son vivant bien au-delà du microcosme jazzistique, et je n’ai pas été déçu ! Quelle trajectoire, quelle faculté d’adaptation, quelle personnalité musicale ! A ce stade, je veux souligner que ce projet n’aurait probablement pas vu le jour sans l’appréciation portée par Alain Gerber, sans le soutien et l’efficacité aussi redoutables que chaleureux des Éditions Frémeaux ; je leur exprime ma plus vive gratitude.
Jazz Crolla
Que Crolla soit né en musique, c’est certain, ses parents sont des musiciens ambulants, ils fuient l’Italie alors que le fascisme accède au pouvoir, en octobre 1922 – Crolla a alors deux ans, il ne retrouvera son pays natal qu’à l’occasion de son service militaire pendant la guerre (Crolla sera naturalisé français en 1946). L’orchestre familial s’appelle « Jazz Crolla » mais durant les années 1920/1930, son répertoire est autant fait d’indémodables ritournelles (« Je cherche après Titine », composée en 1913 puis immortalisée par Chaplin) que de thèmes plus ou moins syncopés ; pour ce que l’on en peut deviner…
Le parcours musical d’Henri Crolla est très comparable à celui de Django. Il faut souligner que le monde musical est à l’époque beaucoup moins cloisonné qu’il ne le sera par la suite : accompagnement d’accordéonistes et de chanteurs, fréquentation intensive des clubs de jazz, coopération avec les jazzmen américains du moment, très présents dans la capitale à l’époque. Après-guerre, Crolla s’impose très vite comme le digne successeur de Django (qu’il croise à l’âge de douze ans et dont le génie l’a tout de suite marqué), il se fait notamment connaître au sein des formations du pianiste Léo Chauliac (par ailleurs compositeur prolixe pour Charles Trénet à cette même époque) mais ce n’est que bien plus tard, au milieu des années cinquante, qu’il enregistrera ses faces jazz en leader, couronnées en 1958 par un très bel hommage à Django, de la part de « ses compagnons » (car sont aussi sollicités Stéphane Grappelli, André Ekyan et Hubert Rostaing ainsi que Maurice Vander, entre autres). En effet, entre-temps, Crolla est devenu l’accompagnateur d’Yves Montand. Cette complicité va durer jusqu’en 1956 et, à cette date, il est de plus en plus sollicité par la musique de films.
Lorsqu’on prête quelque attention au parcours de Crolla (mort on ne peut plus prématurément en 1960, à 40 ans), une caractéristique de sa démarche retient l’attention : le décloisonnement, une curiosité insatiable. Crolla ne sacralise nullement le jazz auquel il ne souhaite pas être réduit – avec lucidité, il craint les comparaisons réductrices avec son mentor, Django –, il souhaite pouvoir explorer chaque domaine musical qui le fascine et y trouver une source nouvelle à son inspiration et à son expressivité. J’en donne quelques exemples dans le livre : ses qualités instrumentales ou musicales se retrouvent avec un même niveau d’intensité, d’à-propos, dans la chanson, le cinéma, les pièces poétiques avec Prévert et, bien entendu, le jazz.
Henri Crolla & Yves Montand
Crolla, qui aime beaucoup le format « chanson », l’utilise pour mettre en valeur sa technique, sa diversité d’inspiration, son humour aussi bien ainsi que son sens de l’intensité dramatique. Il évolue alors dans un contexte idéal car Montand, qui doit par ailleurs beaucoup à Crolla au plan humain, est auréolé d’un prestige qu’on peine à imaginer aujourd’hui : 3-6 mois au Théâtre de l’Étoile, des salles combles, une ferveur populaire palpable dans les enregistrements réalisés à l’époque, sans parler de la révolution que Montand a patiemment ourdie : un one-man-show intégral, les accompagnateurs sont au second plan, derrière un rideau de tulle !
Crolla ne s’y trompe pas, il trouve là un champ d’une richesse inouïe pour la profusion de ses talents : rythmicien sans égal, soliste jazz (Montand lui en laisse souvent l’espace), fabuleux coloriste et véritable metteur en scène musical : des pièces comme « La Complainte de Mandrin » ou « Les Enfants Qui S’Aiment » illustrent cette-dernière qualité. Il n’y avait aucune raison, tu le vois, de ne pas défricher le domaine de la chanson pour illustrer les talents multiples de Crolla !
Henri Crolla & Jacques Prévert
C’est quelque chose de très secret, dans le même temps de très sensible, qui relève d’une extraordinaire complicité … quasiment filiale (le biographe de référence de Prévert, Yves Courrière, en parle très bien). J’ai moi-même découvert tardivement les faces où l’on entend Prévert dire une trentaine de ses textes, parfois très brefs, accompagné par la seule guitare de Crolla. Pour être précis, il y a eu deux séries d’enregistrements, en 1954 puis en 1960. Là encore, Crolla ne se comporte pas en simple accompagnateur, il détermine à plusieurs reprises l’espace même des pièces sur lesquelles il a composé quasiment dans l’instant certaines des plus belles mélodies des années cinquante, qui le rapprochent à mon sens d’un musicien lui aussi mort prématurément et qui avait œuvré aussi bien dans le champ de la musique classique que dans celui du cinéma : Maurice Jaubert. Par ailleurs, il convient de souligner la violence qui irrigue un grand nombre de pièces, particulièrement celles interprétées en 1960, « Chanson Dans le Sang » et autres. Le mérite de Crolla à s’exprimer dans ce cadre, à superposer son propre univers poétique à celui de Prévert, n’en est que plus impressionnant…
Henri Crolla & Edith Piaf
Crolla et Piaf, qui ont commencé leur parcours de la même manière, à la terrasse des bistrots, se connaissent de longue date, Crolla est un des rares intimes que Piaf a convié à dîner avant son départ pour les Etats-Unis, Crolla a présenté à Piaf un jeune compositeur qui écrira « Milord » pour elle, il se nomme Georges Moustaki … et le texte de Prévert « Cri du Cœur » traduit, je crois, la force de vie, le dépassement que l’un et l’autre opposaient sans cesse à la désespérance… J’espère en avoir bien parlé…
Henri Crolla et le cinéma
Crolla et le cinéma, c’est un défi d’une audace folle si l’on veut bien se souvenir qu’aucun jazzman, en France mais aussi aux Etats-Unis, n’avait à l’époque accédé aux studios ; si l’on veut noter par ailleurs que Crollaétait bien le moins compétent – techniquement – pour réaliser les bandes-son des films de l’époque (il ne maîtrise nullement les techniques d’arrangement et d’orchestration). C’est la raison pour laquelle les génériques illustrent très souvent sa démarche hautement coopérative : musiques signées Crolla/Hodeir ou Crolla/Rostaing. Dans le contexte des années cinquante, le tandem Crolla/Hodeir s’est d’abord attaqué au court-métrage, d’une impressionnante créativité à l’époque (Resnais, Jessua, Franju se font remarquer en utilisant ce format, et sollicitent d’ailleurs nos deux complices) puis, à compter de 1955, Crolla a l’opportunité de composer pour des longs-métrages extrêmement variés : films dramatiques, comédies, films à sketches, etc. Enfin, ceux qui le connaissaient bien n’ont nullement été surpris lorsqu’il est passé devant l’écran, comme l’illustre par exemple « Le Bonheur Est Pour Demain » où Crolla, qui y tenait beaucoup, côtoie son « fils adoptif », un certain Jacques Higelin…
Le « son Crolla »
Le son Crolla, c’est une véritable « signature musicale », immédiatement reconnaissable ! Les différents publics ne s’y trompent pas à l’époque et, aujourd’hui encore, l’impact est là : dès les premières notes, que perçoit-on ? A l’évidence, quelqu’un qui a écouté Django, qui l’a intimement compris mais, dans le même temps, une vibration si singulière, si chaleureuse, si émouvante ! Une interprétation de Crolla, c’est vocal, l’art de chanter, de conter, de susurrer… Comme Crollal’utilise avec beaucoup d’à-propos, on ne relève pas souvent la technique d’une redoutable précision qui est la sienne ; et cette « signature » c’est un art de la note (vibrato, inflexions) incomparable, un signe de ralliement complice dont les bornes portent les noms de Montand, de Piaf, de Brigitte Bardot, de Mouloudji ! Mais, je me permets d’y insister, le jeu de Crolla n’est en rien réductible à cet aspect et s’il faut mentionner une autre caractéristique très forte de son jeu, c’est cette aptitude à ciseler dans l’instant ce que j’ai appelé de véritables « soleils musicaux », des conclusions d’une poésie et d’une incomparable beauté – il y en a plusieurs exemples dans le coffret Frémeaux.
Le vagabondage d’Henri Crolla
Le vagabondage d’Henri Crolla est un point qui charpente tout le livre… cela amène à souligner l’aptitude de Crolla de passer d’un domaine à l’autre et de s’y exprimer avec la même pertinence, la même plénitude. Tous les grands musiciens n’ont pas cette capacité de la même manière que les grands écrivains (romanciers ou auteurs de théâtre) n’ont pas tous l’aptitude à écrire de « simples » paroles de chansons. C’est quelque chose de très moderne, raison pour laquelle j’avance un rapprochement qui pourra paraître audacieux : finalement, le parcours de Crolla, anticipe, avec beaucoup moins de moyens techniques, les trajectoires d’un Lalo Schifrin ou d’un Michel Legrand ! Où se serait-il arrêté après avoir commencé sa très prometteuse carrière d’acteur ?
Propos recueillis par Franck Médioni dans Couleurs Jazz