"Martial Solal, c’est fini." Par Sophie Chambon

Pour évoquer Martial Solal, le pianiste total qui a la technique de ses idées, disparu en fin d’année dernière, il me faut trouver un angle. Certains se souviennent d’un concert type,  sifflotent quelques mesures obsédantes de ses musiques de films ( évidemment  l’insistante ritournelle d’ A bout de Souffle de JLG), se souviennent de ses séances d’ improvisation décortiquant les standards sur France Musique le dimanche après midi pendant toute une année. Faudrait que je retrouve mes cassettes chrome Sony de l’époque). D’autres ont eu la “chance” d’assister à son dernier concert le 23 Janvier 2019 salle Gaveau : Solal restait ce maître d’art “Martial” qu’il avait toujours été, peut-être à son sommet. Pratiquant son art sans aucune usure et toujours plus loin, au point de nous en avoir fait profiter jusqu’au bout. C’est le même (Franck Bergerot dans Jazzmagazine) qui donnait dans le plus grand désordre (apparent) une liste pas vraiment Perequienne, encore que… de ses disques ou concerts retrouvés.


 Je m’en tiendrai à Mon siècle de Jazz, l’autobiographie de Martial Solal (Frémeaux & Associés) parue à temps, en juillet 2024, qui reprend le projet d’une vie dans un jaillissement spontané mais pas tout à fait imprévisible, fait de digressions qui s’emboîtent un peu à la manière de sa musique. On entre de plain-pied  dans l’incroyable aventure musicale qu’est la vie de ce pianiste résumant ainsi l’expérience d’une longue vie sur un tabouret, au service de la musique et du jazz en particulier. Une écriture au rythme prosodique qui précise sa vision de l’histoire du jazz et analyse son évolution. Voilà en quoi le souhait de Patrick Frémeaux de le faire écrire ses mémoires est pertinent. C’est l’histoire d’une vie de musicien tout simplement car la très longue  histoire de Martial Solal se confond avec sa musique et son art.
S’il est entré dans la légende c’est qu’il était vraiment trop fort pour nous. Et ce n’est pas moi qui l’affirme mais les plus grands  de Duke Ellington à Mc Coy Tyner, de René Urtreger à Michel Petrucciani, d’André Hodeir à François Couturier.


Disparu le 12 décembre dernier à l’âge de 97 ans, Martial Solal fut l’auteur d’une oeuvre protéiforme et vaste, mathématique et ludique,  austère et malicieuse. On s’y fraie un chemin avec les témoignages, les exercices d’admiration de nombreux musiciens, en exergue du livre Laurent de Wilde, le plus juste des  pianistes écrivains. Lisons  la préface du cher Alain Gerber qui a fait entrer Solal dans sa collection Quintessence en 2015 ( Frémeaux & associés), il a su trouver un angle lui et un titre splendide A bride abattue- il partage d’ailleurs avec Solal  le goût des titres insolites et souvent humoristiques, voire moqueurs, soulignant  l’irrésistible élan musical qui anima sa vie durant le pianiste.


Ses souvenirs livrés “à sauts et à gambades” volontairement sans chronologie rendent la lecture de ses pages plus libre. Un rien brouillonne pour les esprits chagrins amateurs de plan mais on évite ainsi le fastidieux déroulé  sur quelque soixante dix ans de carrière. Car rien n’était plus éloigné de Solal que l’ennui.  C’est ainsi qu’une fois, se souvient l’auteur et critique Philippe Koechlin, ne sachant quel titre choisir entre trois standards proposés, il les joua en même temps, faisant preuve d’une logique infernale dans l’emboîtement musical improvisé dans l’instant. Ce souvenir illustre à quel point l’intertexte musical irriguait sa pensée.  Il encodait une autre forme de mémoire, une “mise en mémoire” des musiques passées,  quand  déstructurant les standards, il ajoutait délibérément les effets d’une imagination souvent provocante, délibérément autre. Un pas de côté, un décalage?  Assurément mais une discipline folle dans ses dérapages toujours contrôlés, ses dérèglements organisés, ses digressions maîtrisées.  Si pendant longtemps «écouter sa musique prend du temps, éloignant ainsi beaucoup d’auditeurs», il refusa toujours de montrer du «feeling», tentant de raconter «une histoire cohérente même débridée». Il  répugne  à faire le show, il joue tout simplement ce qu’il a en tête et invente peut-être parce que je n’ai pas de mémoire. J’aimais bien mélanger les choses et quand j’avais un trou, je pouvais me rattraper en jouant un autre thème. J’avais des réflexes, et j’étais un bon conducteur de voiture aussi.
 
Tentons de mettre de l’ordre dans la vie de Martial. Commençons par des débuts remarquables- il enregistre tout de même ses premiers disques avec Sydney Bechet et Django Reinhardt
 Mais déjà décalé, ne voulant pas ressembler à ce qui se faisait alors                       
Longtemps, je me suis dit que je n’avais peut-être rien compris. Les pianistes de l’époque aimaient Horace Silver ou John Lewis
 Et en dehors des pianistes?
Lester Young, à qui Stan Getz qui a tout piqué – mis à part la sonorité...
 
A partir d’un certain moment je n’écoutais plus personne. Je n’ai jamais vraiment acheté de disques. J’ai écouté Erroll Garner que j’aimais beaucoup, Teddy Wilson car il jouait avec Benny Goodman, à cause de qui j’ai acheté la clarinette.
Je note à plusieurs reprises des entrées évoquant sa passion des duos et des amitiés : le partage fructueux au long cours avec Konitz qui démarra en 1968 lors d’un bœuf au Club Saint-Germain. Nous avions le même passé, les mêmes souvenirs, et on connaissait les standards habituels. Il jouait des notes à l’époque, ensuite il en jouait tellement peu que c’était plus du sentiment. Il était très influencé par Lennie Tristano, comme vous savez.  le même sens de l’humour aussi, un peu acide, décalé.
Des duos, il y en aura beaucoup d’autres et des décisifs, vu qu’il a joué avec tout ce qui compte dans le jazz.  Mais son cheval de bataille fut indubitablement les standards qu’il n’arriva jamais à user, qui l’inspirèrent toujours, même si de son propre aveu, beaucoup ont disparu. Il en connaissait plus de trois mille dans sa longue période dans les clubs. Certaines choses de Gigi Gryce, de Benny Golson – qui avait plusieurs tubes que tout le monde jouait au Club Saint-Germain – ou de Billy Strayhorn sont tellement beaux qu’on ne s’en lasse jamais. Les standards ont une belle longévité car ils ont en général une mélodie intéressante qui ne ressemble pas aux autres, certains écarts inattendus, une harmonisation inspirante pour l’improvisateur.  Le mot est lâché et dieu sait qu’il sut les malmener ces mélodies de quatre sous de Tin Pan Alley ou de Broadway.
L’improvisation c’est la liberté  et pourtant il n’a jamais été vraiment free!  Ce n’est pas Ornette Coleman, mais ses suiveurs qui m’ont fâché avec le free jazz, tous ceux qui se sont dit qu’on n’avait pas besoin d’être un vrai musicien pour jouer. Cet humour dans la forme, ce n’est pas de ma faute, c’est venu comme ça, je n’y peux rien. Quand on sait qu’on peut jouer n’importe quoi, les idées arrivent. Comme j’avais trouvé le titre Jazz frit a l’époque du free...
Il n’était pas prêt à rompre avec le passé, quitte à ajouter des choses. Construire une maison en démolissant les fondations ne me semblait pas la solution.

Martial Solal, l’homme au complet gris a développé les multiples
facettes de l’improvisation,  invention dans l’instant, en relation avec une idée ou un thème, ou création d’une trame harmonique sans rapport avec le thème. Il donne ainsi en pédagogue avisé et pas seulement de Manuel Rocheman une clé précieuse: la ré harmonisation permet de se réapproprier un thème tout en le changeant complètement, si on multiplie par exemple la vitesse d’exécution des notes tout en gardant le tempo. La rythmique change la donne, se régalant de perdre l’auditeur avant de le  récupérer. Il a l’art de l’ajustement passant d’un monde d’éléments soudés à un monde d’éléments juxtaposés qui tiennent par la seule vertu de leur forme parfaite. Solal ou le culot français croisé avec le génie du jazz!

Ne passant pas à côté de ses ambitions plus que personnelles, ce rêve plausible après tout d’un jazz se confondant avec la musique classique. Il aime l’harmonie issue de Claude Debussy et Maurice Ravel, toute cette époque.

La Suite en ré bémol a été  marquante dans son oeuvre car rien de ce genre n’existait, avec plusieurs thèmes imbriqués.  Citons encore  la Suite sans tambour ni trompette. Et les pièces pour big band qui lui importaient beaucoup car il se voyait compositeur plus encore qu’improvisateur. Dès le milieu des années 1950 il eut des orchestres, il raisonne d’ailleurs en orchestrateur, puis le cinéma est arrivé, lui donnant une grande liberté mais sans le détourner de son travail véritable car les metteurs en scène de Godard à Blier l’ont laissé faire ce qu’il voulait, même s’ il fut rarement réengagé par le même metteur en scène dira-t-il non sans humour.
On remarque d’ailleurs dans le livre une discographie  incluant une sélection de ses oeuvres concertantes et une filmographie choisie.
  Je crois être le musicien au monde qui a le plus fait de choses. Beaucoup ont enregistré des disques, écrit des concertos, mais personne n’a en plus séjourné dix ans dans des clubs, ça n’existait pas à l’époque. Il y avait le Club Saint-Germain et le Blue Note, et je partageais mon temps entre les deux.

Élégance et nervosité de l’écriture, sens du développement, de l’engagement orchestral, passion pour l’harmonie, technique pianistique  d’excellence due à un travail incessant ( indépendance des deux mains, la droite improvisant, la gauche continuant les  exercices).
Martial Solal avait tout, l’ordre de la raison et les délires de l’imagination, il nous reste tant à apprendre de lui.

Sophie Chambon

NB  un article hommage destiné à la revue fragile où j’ai fait ma synthèse à partir de nombreuses sources radio, interviews , blog de Jazzmag des DNJ et évidemment du livre