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ENTRETIEN AVEC PATRICK FREMEAUX
PATRICK FREMEAUX
Ref.: FA5076
Direction Artistique : JOE FARMER
Label : Frémeaux & Associés
Durée totale de l'œuvre : 1 heures 9 minutes
Nbre. CD : 1
- - “EXCELLENT” NOTES BIBLIOGRAPHIQUES
- - RECOMMANDÉ PAR ROLLIN’ & TUMBLIN
Entretiens sur le Gospel avec Patrick Frémeaux par Joe Farmer entrecoupés d\'une quinzaine d\'enregistrements musicaux. (CD + livret 20 pages)
Les témoignages de Patrick Frémeaux enregistrés dans le cadre d’entretiens réalisés par Joe Farmer pour Radio France Internationale, n’ont pas la vocation de raconter une histoire du gospel, mais de révéler pourquoi un éditeur laïque et encyclopédique défend autant cet art sacré.
Cette interview entrecoupée de titres du catalogue Frémeaux & Associés exprime l’engouement d’un éditeur pour un art à la fois musical et spirituel.
Patrick Frémeaux est le Président fondateur de Frémeaux & Associés (qui a reçu en Décembre 2001 le Grand Prix In Honorem de l’Académie Charles Cros décernée pour la premiére fois à une maison de disque pour son œuvre éditoriale et patrimoniale).
Jean Buzelin
Patrick Frémeaux est auteur du mémoire Vert sur le patrimoine sonore et du mémoire bleu sur la diversité culturelle.
Droits audio : RFI - Frémeaux & Associés
EM’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : Oh when the saints • Entretiens • BLIND WILLIE JOHNSON (1927) : Let your light shine on me • Entretiens • GOLDEN GATE QUARTET Dirigé par Clyde Wright (2002) : Joseph • Entretiens • MARIAN ANDERSON avec le San Francisco symphony Orchestra (1949) : Sometimes I feel like a motherless child • Entretiens • PALATA : Somebody is knocking at your door • Entretiens • MAHALIA JACKSON (1952) : In the upper room part 1 & 2 • Entretiens • BESSIE SMITH (1930) : Moan your Moaners • Entretiens • SISTER WYNONA CARR (1950) : I heard mother pray one day • Entretiens • LOUIS ARMSTRONG : Shadrack • EM’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : Deep River • Entretiens • MARTHA BASS (1950) : Wasn’t it a pity how they punished my lord • Entretiens • M’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : I will pray • ntretiens • CHORALE N TEMO GOSPEL (1997) : Oh Happy day • Entretiens (0 :44) - 26/ TORI ROBINSON LIVE ! WITH THE VINTAGE JAZZMEN Dirigé par Dan Vernhettes (2001) : What a friend we have in Jesus • Entretiens • GOLDEN GATE QUARTET Dirigé par Clyde Wright (2002) : Don’t pray.
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PisteTitreArtiste principalAuteurDuréeEnregistré en
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1OH WHEN THE SAINTSMARCEL BOUNGOUTRADITIONNEL00:01:462002
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2ENTRETIEN 1PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:03:332002
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3LET YOUR LIGHT SHINE ON MEJOHNSONTRADITIONNEL00:03:071929
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4ENTRETIEN 2PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:332002
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5JOSEPHCLYDE WRIGHTCLYDE WRIGHT00:03:402002
-
6ENTRETIEN 3PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:122002
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7SOMETIMES I FEEL LIKE A MOTHERLESS CHILD 2MARIAN ANDERSONTRADITIONNEL00:03:221949
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8ENTRETIEN 4PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:542002
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9SOMEBODY S KNOCKIN AT YOUR DOORTHE PALATA SINGERSTRADITIONNEL00:05:111996
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10ENTRETIEN 5PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:572002
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11IN THE UPPER ROOMMAHALIA JACKSONL CAMPBELL00:05:571952
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12ENTRETIEN 6PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:00:262002
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13MOAN YOU MOANERSSMITHSPENCER WILLIAMS00:03:091930
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14ENTRETIEN 7PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:132002
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15I HEARD MOTHER PRAY ONE DAYSISTER WYNONA CARR00:02:441950
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16ENTRETIEN 8PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:082002
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17SHADRACKLOUIS ARMSTRONGR MC GIMSEY00:02:311938
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18ENTRETIEN 9PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:01:032002
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19DEEP RIVERMARCEL BOUNGOUTRADITIONNEL00:01:262002
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20ENTRETIEN 10PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:02:422002
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21WASN T IT A PITY HOW THEY PUNISHED MY LORDLEON BASS00:02:491950
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22ENTRETIEN 11PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:00:362002
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23OH HAPPY DAYSCHORALE N TEMO GOSPELTRADITIONNEL00:04:501998
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24ENTRETIEN 12PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:00:442002
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25WHAT A FRIEND WE HAVE IN JESUSROBINSONSCRIVEN00:06:192001
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26ENTRETIEN 13PATRICK FREMEAUXPATRICK FREMEAUX00:00:312002
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27DON T PRAYCLYDE WRIGHTWRIGHT DENVER00:04:252002
EDITEUR DE GOSPEL
Éditeur de Gospel
Entretiens avec Patrick Frémeaux
Réalisés par Joe Farmer dans le cadre de l’émission Plein sud sur RFI - Décembre 2002
-1/EM’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : Oh when the saints (1:46)
- 2/ Entretiens (3 :33)
- 3/ BLIND WILLIE JOHNSON (1927) : Let your light shine on me (3:07)
- 4/ Entretiens (1:33)
- 5/ GOLDEN GATE QUARTET Dirigé par Clyde Wright (2002) : Joseph (3 :40)
- 6/ Entretiens (1:12)
- 7/ MARIAN ANDERSON avec le San Francisco symphony Orchestra (1949) : Sometimes I feel like a motherless child (5:57)
- 8/ Entretiens (1:54)
- 9/ PALATA : Somebody is knocking at your door (5:57)
- 10/ Entretiens (1:57)
- 11/ MAHALIA JACKSON (1952) : In the upper room part 1 & 2 (5:57)
- 12/ Entretiens (0:26)
- 13/ BESSIE SMITH (1930) : Moan your Moaners (3:09)
- 14/ Entretiens (1:13)
- 15/ SISTER WYNONA CARR (1950) : I heard mother pray one day (2:44)
- 16/ Entretiens (1:08)
- 17/ LOUIS ARMSTRONG : Shadrack (5:57)
- 18 / EM’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : Deep River (1:26)
- 19/ Entretiens (1:03)
- 20/ MARTHA BASS (1950) : Wasn’t it a pity how they punished my lord (2:49)
- 21/ Entretiens (2:42)
- 22/ EM’BEE & THE GOSPEL MOVE SINGERS (2002) : I will pray (2 :15)
- 23/ Entretiens (0:36)
- 24/ CHORALE N TEMO GOSPEL (1997) : Oh Happy day (4 :50)
- 25/ Entretiens (0 :44)
- 26/ TORI ROBINSON LIVE ! WITH THE VINTAGE JAZZMEN Dirigé par Dan Vernhettes (2001) : What a friend we have in Jesus (6:19)
- 27/ Entretiens (0:31)
- 28/ GOLDEN GATE QUARTET Dirigé par Clyde Wright (2002) : Don’t pray (4:25).
LE TEMPS DE L’ESCLAVAGE
Dans une petite ville du Massachusetts, en même temps que sont mises en place les lois qui approuvent l’institution de l’esclavage, se produit, en 1641, un événement qui s’avérera lourd de conséquences : le baptême de la première esclave noire. Il n’avait donc pas fallu longtemps pour que l’Église réformée hollandaise commence à entreprendre la conversion des petites communautés noires de la Nouvelle-Angleterre, les «enfants» de ces vingt premiers Africains qui, le 31 août 1619, furent débarqués sur le port de Jamestown (Virginie) par des négriers hollandais pour être vendus comme esclaves. Ainsi débutait l’un des plus massifs et des plus tragiques exodes de l’Histoire contemporaine. D’abord limitée, la «traite des Noirs» allait prendre un essor considérable à partir du XVIIIe siècle pour ne s’achever, malgré son interdiction légale en 1807, qu’au déclenchement de la guerre de Sécession. Entre temps, plus d’un million d’Africains arrachés à leur terre natale auront été déportés vers ce nouveau continent hostile ; et l’on ne compte pas les hommes, femmes et enfants qui périrent durant ces épouvantables traversées. Ainsi, par l’entremise de la religion chrétienne, la classe dominante allait édifier puis sceller une communauté qui, tout au long de son histoire, trouverait par ses propres forces sa cohérence et les raisons de sa survie, et contribuer, à son insu, à construire une nouvelle civilisation. Transmise oralement, cette véritable contre-culture de déracinés allait donner naissance, grâce à la rencontre forcée entre l’héritage africain et les traditions européennes, à un art vocal populaire dont l’originalité, la beauté naturelle et la puissance expressive allaient gagner le monde entier.
En Nouvelle-Angleterre, durant les débuts de l’évangélisation, les Noirs peuvent assister aux offices en compagnie des Blancs sur des bancs situés à l’écart. Ils reprennent les versets de la Bible appris par cœur. Ces cantiques et ces psaumes constituent le premier «matériau» européen auquel sont confrontés les Africains fraîchement transplantés ; ils les chantent à l’église et dans les maisons de leurs maîtres lors des cérémonies (mariages, enterrements, etc.). L’absence d’airs déterminés pour les psaumes va, grâce à l’interprétation propre qu’en font les Noirs, favoriser des modifications et des altérations par rapport à la façon traditionnelle et rigide de psalmodier des Occidentaux. Autour des années 1730-1750, un mouvement de réforme, The Great Awakening, apparaît en Angleterre et se répand dans les colonies nord-américaines. Ce «Grand Réveil» s’accompagne d’un renouvellement du répertoire et les psaumes tirés de la Bible laissent la place aux hymnes, poèmes religieux d’une compréhension et d’un accès plus faciles et plus vivants. Des recueils de transcriptions d’hymnes commencent à circuler. Le plus fameux d’entre eux, «Hymns and Spirituals Songs» du poète et pasteur anglais Isaac Watts publié en Amérique en 1739, aura un tel succès auprès de la population noire, qu’il restait, deux siècles plus tard, le manuel de base du répertoire de la plupart des églises. Un autre recueil, «A Collection of Psalms and Hymns» est édité en 1737 par John Wesley, cofondateur avec son frère Charles de l’Église méthodiste (1729) à laquelle adhèrent de nombreux Noirs libres et affranchis appartenant en général à la classe moyenne.
Dans les colonies du Sud, l’évangélisation présente plus de difficultés. Il est d’abord hors de question de convertir des gens qu’on ne considère pas comme des êtres humains. Mais l’Église d’Angleterre fait exercer son influence et envoie dans le Sud des missionnaires, pour la plupart méthodistes et baptistes. Les esclaves commencent alors à être instruits bien qu’ils ne puissent, au début, se mêler en quoi que ce soit aux offices de leurs maîtres qui voient d’un très mauvais œil tout ce qui peut offrir un semblant d’autonomie à une communauté maintenue sous le joug. Les propriétaires pensent d’ailleurs que les esclaves convertis risquent automatiquement d’être affranchis mais des lois votées en Virginie dès 1667 par exemple, viennent à leur secours : tout en encourageant les maîtres à laisser leurs sujets adopter le christianisme, elles stipulent que le baptême ne libère pas les esclaves de leur condition. Malgré tout, à la veille de la guerre d’indépendance, seuls 3% des esclaves sont accueillis au sein des églises protestantes. Les Noirs se convertissent au christianisme sans difficulté, d’une part par tempérament, d’autant que leurs pratiques religieuses traditionnelles leur sont interdites, d’autre part parce que les Africains, comme le rappelle Leroi Jones, avaient comme règle de respecter les dieux du conquérant. Déjà, avant même la guerre d’indépendance (1775-1783), un premier Noir, esclave d’un diacre baptiste de Géorgie, est autorisé à prêcher. Après la guerre, encouragé par une partie de la société dominante, désapprouvé par l’autre, le mouvement pour l’institution de paroisses noires devient irréversible. On fonde alors des églises méthodistes et baptistes noires indépendantes. Si l’African Baptist Church, créée en 1779, va recevoir un écho très favorable parmi les Noirs des classes modestes et une très large frange des esclaves des états du Sud, les premiers leaders importants de la communauté de couleur viennent de l’Église méthodiste : Absalom Jones et Richard Allen, le fondateur de l’Église méthodiste épiscopale africaine, la première Église noire indépendante consacrée en 1794, et qui est nommé premier évêque noir d’Amérique en 1816. Il avait publié en 1801 «A Collection of Spiritual Songs and Hymns», un recueil de cantiques exclusivement réservé aux Noirs. C’est autour des années 1780-1830 que se produisit le Second Awakening, mouvement basé sur la notion d’un retour à une expérience religieuse plus émotionnelle, qui s’accompagne de l’évangélisation massive de la population noire. Les ministres baptistes permettent aux Noirs de participer aux offices et nomment parmi eux des pasteurs et des diacres. Les esclaves sont particulièrement séduits par le baptême par immersion des Baptistes car en Afrique les divinités fluviales ont toujours fait l’objet de grandes dévotions. C’est à cette époque, à partir du début du XIXe siècle, que débute l’ère des camp meetings.
LES CAMP MEETINGS
Grandes réunions campagnardes qui se tiennent sous de vastes tentes, les camp meetings peuvent accueillir plusieurs milliers de fidèles, blancs et noirs, tantôt mélangés tantôt séparés. Ces services religieux, qui se prolongent parfois plusieurs jours sans interruption, font entendre des «sermons» (preachings) enflammés et des chants ardents. Ils se propagent dans les états de l’Est et du Sud profond où, parfois, des preachers noirs peuvent intervenir. Après les services officiels, les Noirs demeurent souvent entre eux et réinterprètent, avec leur propre sensibilité et le souvenir encore vif des rituels pratiqués en Afrique, les tabernacle songs en ajoutant leurs propres couplets aux textes sacrés, et des hymnes à l’intérieur desquels s’intercalent des refrains comme dans les chansons populaires. Selon la formule responsoriale héritée des traditions africaines, le meneur lance une phrase à laquelle répond avec ferveur l’assistance. Ainsi naît une nouvelle forme de chants qu’on appelle spirituals. Un premier recueil de chants inspirés par les camp meetings, «Hymns and Spirituals Songs for the Uses of Christians...» est publié en 1803 bientôt suivi de plusieurs autres. Des morceaux célèbres comme Roll, Jordan, Roll ou Glory, Hallelujah proviennent de ces ouvrages. Ces chants s’accompagnent de manifestations physiques où jeunes, vieux, femmes et enfants «dansent» ensemble selon un rite consistant soit à fléchir alternativement les jambes, soit à pratiquer le shuffle step, le «pas glissé», tandis qu’un groupe de meneurs assis ponctue les pas en se frappant sur les cuisses. Les Églises considérant la danse comme une activité répréhensible, il faut bien prendre garde de ne pas croiser les pieds. Ces mouvements dansants appelés ring shouts, par leur caractère incantatoire, répétitif, rythmique et envoûtant, peuvent, dans un grondement impressionnant, durer toute la nuit. Dans le Sud, ont lieu également des offices religieux clandestins (hush barbors) - les lois n’autorisant pas les Noirs à se réunir seuls - où les shouts et running spirituals (mélopées lancinantes) sont largement pratiqués. Le shout (cri), clamé dans toutes les Églises, est une survivance manifeste de traditions africaines. C’est à cette époque que les mouvements anti-esclavagistes et abolitionnistes venus du Nord, où, petit à petit, les Noirs sont affranchis, commencent à organiser des réseaux d’évasion (l’Underground Railroad) souvent préparés par des preachers et évangélistes itinérants lors de ces réunions clandestines. Des chansons, comme O Canaaan, ont une importance primordiale dans le fonctionnement de ce «chemin de fer» en informant les esclaves des possibilités de s’échapper et en aidant les évasions.
LE PREACHER
Au sein de la communauté, le preacher joue un rôle très important. Sorte de médiateur entre les esclaves et le pouvoir, il sert à la fois de guide, de chef spirituel, de théologien et de «professeur» - la plupart des Noirs du Sud étant illettrés -, d’orateur (sermons), de meneur de chants... et souvent de leader politique, d’incitateur ou de relais aux insurrections (beaucoup furent durement réprimées). Nombre de spirituals traditionnels voient alors leurs paroles acquérir un sens nouveau. Les thèmes d’origine biblique déjà transformés en chants «folkloriques» dans les campagnes deviennent, lors des offices clandestins, des appels à la «Terre Promise» dont le deuxième sens signifie le Nord, c’est-à-dire l’émancipation et la liberté, ce qui ne les empêchait pas de conserver leur signification première et leur caractère sacré comme dans Swing Low, Sweet Chariot. ou Steal Away to Jesus.
LES NEGRO SPIRITUALS
Tous ces phénomènes de transformation du répertoire traditionnel religieux par les communautés noires durant la première moitié du XIXe siècle donnent naissance aux véritables negro spirituals. Ces chants sont sans doute les premières traces d’un art authentiquement afro-américain dépassant le stade des survivances folkloriques d’origines africaines, ce sont réellement, non plus des emprunts, mais des œuvres originales. Ils sont les témoignages (à côté d’expressions plus informelles comme les work songs ou les hollers) d’appropriation organisée d’éléments d’une culture populaire dominante par une minorité oppressée qui lui injecte son propre héritage et sa propre mémoire (subconsciente) d’une culture diamétralement opposée. En 1867 est publié «Slave Songs of the United States», compilation par William F. Allen, Charles F. Ware et Lucy McKim Garrison de chants d’esclaves de la période 1810/1860 dont beaucoup fournissent encore une bonne partie du fonds commun de negro spirituals traditionnels interprété de nos jours (Lay this Body Down, I Want to Go Home, Nobody Knows the Trouble I’ve Had). Mais voilà que la guerre civile va déchirer les deux blocs de la jeune nation américaine. Et les Noirs du Sud affectés à certaines occupations vont entonner, comme «chants de contrebande», des negro spirituals comme Go Down Moses.
L’EMANCIPATION
À la fin de la guerre de Sécession (1861-1865), l’esclavage est aboli sur tout le territoire et quatre millions de Noirs du Sud se retrouvent libres. Pendant une douzaine d’années, période dite de la «Reconstruction», ceux-ci vont effectivement vivre avec ce sentiment de liberté avant que, insidieusement, brimades et obstacles de toutes sortes n’installent une discrimination de fait qui débouchera sur la ségrégation institutionnalisée par les lois Jim Crow. Pour le moment, l’heure est à l’espérance. Avant les grandes migrations qui se produiront à partir du tournant du siècle, les Noirs en quête d’emplois commencent à circuler et à peupler les abords des métropoles régionales. Des paroisses entières émigrent et, à défaut de pouvoir construire des églises en bois comme à la campagne, s’installent dans des magasins ou des pas-de-porte d’immeubles. À l’instigation du mouvement protestant (blanc) City Revival et dans la lignée des camp meetings, un répertoire sacré empruntant au style des chansons populaires et destiné aux habitants des villes, est interprété sous des chapiteaux, dans des stades de la périphérie et dans les temples de la cité. Cette manière musicale, qu’on gospel, est largement propagée par les évangélistes itinérants. Ces formes «modernes» prennent un relief nouveau d’autant que, durant cette courte période optimiste, les Noirs déploient beaucoup d’efforts pour jouer la carte de l’intégration et de la reconnaissance. On constate notamment un abandon brutal des caractéristiques les plus «africaines» des différents types d’expressions vocales (sauf dans le Sud profond) au profit de formes plus accessibles et acceptables par la classe dominante. Il faut essayer de gommer toute trace de «sauvagerie» et montrer qu’on peut produire un art aussi respectable que celui des Blancs. C’est évidemment au sein de l’élite bourgeoise noire et de la classe moyenne que se manifestent les efforts d’assimilation et de rejet des racines.
LE JUBILEE
En 1866, une université noire, la Fisk University, est fondée à Nashville (Tennessee). À l’instigation d’un administrateur blanc libéral, un professeur de musique nommé George L. White forme en 1867 une chorale d’étudiants noirs qui inclut à son programme de pièces classiques, une série de negro spirituals arrangés selon les canons du chant occidental. Les premiers concerts dans la région sont bien accueillis et, en 1871, les Fisk Jubilee Singers (onze chanteurs et chanteuses accompagnés par une pianiste) entament une grande tournée à travers le pays. Après des débuts difficiles dans le Sud et dans l’Ouest, ils triomphent à Boston et à New York en chantant dans des lieux jusque-là interdits aux Noirs. En 1873, Les Fisk se produisent en Allemagne, en Suisse et au Royaume-Uni où ils sont reçus à la Cour. Leurs interprétations, très policées, ne donnent qu’une faible idée de ce que sont réellement les spirituals chantés dans les églises noires mais, pour la première fois, la musique vocale afro-américaine est reçue par un auditoire blanc. Le succès obtenu par les Fisk entraîne la formation d’autres chorales d’étudiants parmi lesquelles les Hampton Institute Singers (Virginie), les Tuskegee Institute Singers et Choir (Alabama), les Utica Institute Jubilee Singers, etc., qui suivront suivies plus tard des chorales professionnelles comme les Elkins-Payne Singers, les Pace Jubilee Singers, la Hall Johnson Choir, ou la Eva Jessie Choir qu’on entend dans le film «Hallelujah» (1929) et qu’on verra sur scène lors de la création de «Porgy & Bess» en 1935.
LES JUBILEE QUARTETS
À la même époque se développe un genre promis à une longue destinée tant dans les domaines sacrés que profanes, celui des quartettes vocaux masculins. Constitués parmi les meilleurs éléments des chorales ou organisés spontanément, les quartettes sont des ensembles beaucoup plus souples à faire tourner. Aux Etats-Unis, le quartet se compose de quatre voix : lead vocal (soliste principal), ténor, baryton et basse, mais peut comprendre plus de quatre chanteurs si certaines voix sont doublées. Le répertoire est sensiblement le même que celui des chorales : chants traditionnels et folkloriques, et negro spirituals tirés des «Slave Songs» de William Allen... Certains spirituals, dont les textes parlaient de liberté (freedom), de délivrance (après la mort mais aussi après l’esclavage), étaient appelés jubilee songs, terme qui provenait de «l’année du jubilé» et signifiait depuis longtemps pour les esclaves l’année qui verrait la fin de l’esclavage. Le mot jubilee va, par extension, servir à désigner tous les groupes qui chantent des negro spirituals, des gospel songs et aussi des secular songs (chants profanes) dans les spectacles de minstrels. La vogue de ces quartettes se répand partout, atteignant une énorme popularité vers la fin du XIXe siècle. Les Fisk University Male Quartet, West Virginian Collegiate, Tuskegee Quartet, Lew Male Quartet, Bethel Jubilee Quartet sont parmi les plus connus de cette époque qui voit la ville de New York, en 1894, réunir 63 de ces ensembles religieux ou profanes, pour un grand spectacle de rue intitulé «Black America».
LES COMPOSITEURS ET INTERPRÈTES NOIRS CLASSIQUES
Certains compositeurs afro-américains de culture «classique» ont publié des recueils de negro spirituals. Parmi eux, Harry T. Burleigh (1966-1949), dont les arrangements de spirituals traditionnels comme Deep River, Every Time I Feel the Spirit, Go Down Moses, Sometimes I Feel Like a Motherless Child ou Wade in the Water, ont été interprétés par les grandes chorales de concert et les plus grands solistes comme Paul Robeson ou Marian Anderson ; James Weldon Johnson (1878-1931) qui écrivit avec son frère J. Rosamond Johnson, Lift Every Voice and Sing, adopté comme l’hymne national des Noirs ; et John Wesley Work, Sr (1871-1925) qui dirigea les Fisk Jubilee Singers de 1900 à 1916 avant d’en laisser la baguette à son fils John Wesley Work, Jr (1901-1967). Citons également R. Nathaniel Dett, Clarence Cameron Brown et Hall Johnson. Plus célèbres sont les interprètes qui ont chanté sur la scène des opéras du monde entier. Paul Robeson (1898-1976), fils de pasteur, possède une exceptionnelle voix de baryton. Après avoir participé au mouvement de la Renaissance noire à Harlem, il entame une carrière de chanteur et de comédien et devient célèbre en 1928 avec son interprétation d’Ol’ Man River tirée de la comédie musicale «Show Boat» de Jerome Kern. Très engagé politiquement, il souffrit après-guerre de la «chasse aux sorcières». Marian Anderson (1897-1993) fut la chanteuse lyrique noire la plus célèbre et, selon Toscanini, la plus grande contralto du XXe siècle. Après avoir chanté à l’Église baptiste, elle débute professionnellement en 1924 et, après avoir tourné en Europe, obtient la consécration dans son pays. En dépit d’une interdiction motivée par la couleur de sa peau, elle chante en 1939 à Washington au pied du monument de Lincoln, devant Madame Roosevelt et 75000 personnes. D’autres fameux chanteurs et cantatrices ont chanté et enregistré des negro spirituals ; parmi eux Roland Hayes (1887-1977, le premier ténor afro-américain célèbre), Jules Bledsoe (qui chanta dans «Show Boat» au théâtre et au cinéma), Dorothy Maynor, Todd Duncan (qui créa «Porgy» en 1935) puis Leontyne Price, Jessye Norman, Barbara Hendricks...
L’EGLISE SANCTIFIEE
Les églises noires, strictes, moralisatrices et conservatrices, formées sur le modèle américain austère et puritain, toléraient assez mal les débordements physiques qu’entraînaient certaines manifestations religieuses informelles (comme le ring shout par exemple) où, par une sorte d’exaltation collective, les Noirs retrouvaient leurs caractères viscéraux africains. Certaines pratiques renvoyaient aux cérémonies animistes des religions tribales ou se rapprochaient des manipulations «magiques» du vaudou dont l’influence restait très forte dans les états voisins des Caraïbes et de l’Amérique latine. Et, malgré les vociférations persuasives et les «hurlements» impressionnants de nombre de leurs preachers, les Églises baptistes et méthodistes interdisaient la présence d’instruments de musique dans leurs temples, hormis peut-être un orgue ou un piano, et les femmes étaient privées de toute responsabilité sacerdotale. Dans les années 1890, en réaction contre ces conceptions figées, un mouvement commence à entraîner les congrégations (noires et blanches) implantées auprès des populations pauvres et déshéritées, les «exclues» de la prospérité et de l’intégration. Ce mouvement «pentecôtiste» - la Holiness church - donne naissance à de nombreuses Églises dissidentes dont les Sanctified churches. Un évêque noir baptiste, Charles H. Mason, crée à Memphis en 1894 une Église sanctifiée qui, trois ans plus tard est consacrée sous le nom de Church of God in Christ (COGIC). Ces Églises, parfois de minuscules sectes, encouragent l’expression corporelle et rythmée ainsi que l’accompagnement instrumental des chants, favorisent la formation de petites chorales souvent mixtes et autorisent même l’ordination de femmes preachers. Ce mouvement s’accompagne également d’un renouvellement partiel du répertoire où on l’introduit des textes tirés du Nouveau Testament, des chants aux paroles plus accessibles, imagées et en prise avec les problèmes de chacun, et des formes musicales plus conviviales. À la manière des negro spirituals traditionnels, certains, simples et répétitifs, sont le résultat de créations anonymes véhiculées par les communautés elles-mêmes, ainsi le célèbre When the Saints Go Marching in qui, à l’origine, est un sanctified shout ; d’autres sont des compositions originales qui se rapprochent des musiques populaires profanes. C’est ainsi qu’on voit apparaître une première génération d’auteurs-compositeurs de church songs, lesquels vont entrer dans le répertoire des églises et des chanteurs pour ne plus en sortir.
LES CREATEURS DU GOSPEL
Considéré par beaucoup comme le premier auteur de gospel songs, Charles A. Tindley (1851-1933) grandit dans le Maryland au sein de l’Église méthodiste. Bien qu’originaire du Nord, il sait s’adresser aux sentiments profonds des «petites gens» en créant un nouveau genre plus émotionnel et en incorporant dans ses textes, des proverbes, des allusions bibliques et des images familières aux communautés rurales. Parmi ses pièces les plus fameuses : I’ll Overcome Some Day (1901) qui a servi de base au fameux We Shall Overcome entonné par les foules protestataires des années 60, We’ll Understand it Better By’ and By’ (1903), Stand by Me (1905), modèle de ce qu’on appellera plus tard les «blues baptistes», The Storm is Passing Over, Take your Burdens to The Lord, Beams of Heaven, etc. D’une génération plus jeune, Lucie E. Campbell (1885-1963) qui passa son enfance à Memphis, fait, à son tour, progresser les gospel hymns à la Tindley vers les gospel songs modernes. Elle innove en créant des lining hymns (Something Within’ - 1919), des gospel ballads (A Sinner like Me -1952) et en «inventant» le style gospel waltz à trois temps très populaire pendant les années 50 (et adopté dans le domaine profane par Ray Charles entre autres). Elle se fit connaître en 1916 à la National Baptist Convention dont elle assura plus tard la direction musicale pendant quarante-sept ans. Parmi plus d’une centaine de compositions, on retiendra He’ll Undestand and Say Well Done, Jesus Gave me Water et bien sûr In the Upper Room dont Mahalia Jackson fera un «tube» mondial.
LE SUD AU TOURNANT DU SIECLE
Dans les états du Sud où la ségrégation s’était installée légalement, la communauté noire, restée largement à l’écart des «bienfaits» de la Reconstruction, avait maintenu un héritage «africain» plus vivant. Elle put donc renouveler de l’intérieur son répertoire musical. Ainsi naquit le blues, à la fin du XIXe siècle, et le jazz, au début du XXe. L’émancipation avait permis aux populations autrefois prisonnières de se déplacer et donc d’entrer en contact avec d’autres mondes culturels. Rapidement, les premières migrations avaient fait déménager de nombreux Noirs qui n’avaient pas la possibilité de vivre de la terre sinon en se faisant embaucher par leurs anciens maîtres selon des conditions proches de l’esclavage. Ils avaient rejoint les métropoles régionales demandeuses de main d’œuvre puis les cités industrielles du Nord susceptibles d’offrir des emplois plus stables et mieux rémunérés. Le Nord conservant son attrait de «terre promise», la vague de migrations prend de l’ampleur à partir de 1917 lorsque les usines sidérurgiques réclament des bras pour participer à «l’effort de guerre». Les Églises baptistes et sanctifiées participent au développement de ces nouveaux quartiers urbains, les ghettos, au Sud comme au Nord. De nombreux lieux de culte s’ouvrent, allant du modeste pas-de-porte d’immeuble jusqu’à la construction d’édifices rutilants. Par l’intermédiaire des paroisses et des organisations religieuses, l’Église noire conserve et amplifie même son rôle d’élément structurant majeur de sa communauté.
L’ERE DES RACE RECORDS
Les profonds changements sociaux, une certaine prise de conscience de la réalité noire et le développement de l’industrie phonographique amènent les compagnies de disques à entrevoir un nouveau «marché». Il faut d’abord vaincre les préjugés raciaux car les quelques disques de colored artists publiés jusqu’à présent restent des curiosités destinées au public blanc : artistes de vaudeville, musiciens de ragtime, fanfares et orchestres de cake walk, chorales et quartettes religieux policés éloignés des racines les plus nègres, etc. Le Stanford Quartet semble avoir été le premier à bénéficier du cylindre dès 1894, suivi du Dinwiddie Colored Quartet en 1902, puis des disques du Fisk Jubilee Quartet (1909), de l’Old South Quartet (1910), de l’Apollo Male Quartet (1912), des Tuskegee Institute Singers (1917)... Mais en 1920, en dépit de nombreuses réticences des compagnies, un premier disque d’une chanteuse de vaudeville blues (variétés), Mamie Smith, est mis sur le marché en direction de la population noire. Contre toute attente, Crazy Blues fait un succès et marque le départ des enregistrements de disques spécifiquement destinés à ce nouveau public. Chanteuses de blues classique, orchestres de jazz hot et quartettes vocaux masculins (dans un répertoire mi-profane mi-sacré) commencent alors à investir les studios. L’ère des race records a commencé. Notons que de nombreux chanteurs «profanes», ont gravé sur disque des negro spirituals (parfois sous pseudonyme pour ne pas s’attirer les foudres des Églises) : Bessie et Clara Smith, Sara Martin, Josie Miles, Memphis Minnie, Blind Lemon Jefferson, Charley Patton, Skip James, Josh White, B.B. King, etc. Le plus célèbre restant Louis Armstrong qui enregistra avant-guerre des chants d’inspiration religieuse, avant de réaliser son fameux «Good Book» en 1958.
LES QUARTETTES VOCAUX
Au début, les quartettes assurent l’essentiel de la musique religieuse noire enregistrée, se partageant grosso modo entre deux tendances, le style jubilee aux harmonies élaborées et travaillées et à l’interprétation «lisse», puis un genre gospel plus expressif et proche des traditions primitives. Deux régions des États-Unis, l’une située dans le Sud profond (l’Alabama), l’autre sur la Côte Est (la Virginie), sont réputées pour avoir été des pépinières de quartettes. Parmi les plus importants des ensembles originaires de l’Alabama, les Birmingham Jubilee Singers pratiquent un genre encore proche de l’ancien jubilee, les Dunham Jubilee Singers évoluent déjà vers une tendance gospel, et les Famous Blue Jay Singers peuvent être considérés parmi les précurseurs du hard gospel qui s’imposera après la seconde guerre ; leur lead vocal Silas Steele, qui rejoindra plus tard le Spirit of Memphis Quartet, serait celui qui a répandu les spirituals sermons ou sermonettes qui combinent le parlé (speech) et le chant. Les quartettes de cette région privilégient en général un son de groupe homogène où les différentes voix, dans une expression encore rude, prolongent l’aspect collectif issu des traditions noires primitives. Leur influence se fera sentir aussi bien au Texas qu’à Memphis puis, suivant les grandes voies migratoires, à Chicago. Ceux de Virginie leur sont presque opposés avec leurs rythmes syncopés, une attaque «percussive» et des voix qui s’entrelacent sur une ligne de basse «bourdonnée» plus mobile. Fondé en 1919, le Norfolk Jubilee Quartet sera l’ensemble le plus célèbre de la décennie, gravant plus de cent titres entre 1921 et 1929 et retrouvant une popularité quelques années avant la guerre lors de la grande vogue des harmonizing quartets dont ils sont un peu les précurseurs.
Tous ces groupes ont en quelque sorte accompagné les bouleversements qui se sont produits dans la musique sacrée en général et dans le fonctionnement des quartettes en particulier. À l’origine, les jubilee quartets chantaient principalement à l’unisson dans des tonalités majeures à l’unisson. Ils utilisaient la gamme à sept degrés selon la formule verse-chorus, avec parfois des refrains intercalés, et une texture rythmique monophonique ; le couplet était chanté par le soliste auquel répondait le chœur. Petit à petit cette tendance va s’assouplir et l’on va entendre le chant s’enrichir de mélismes, les phrases entre le lead vocal et le chœur se chevaucher et la ligne de basse assurer un rôle d’accompagnement rythmique. De courtes réponses répétitives, les riffs, accentuent la tension rythmique et le swing et renforcent le caractère émotionnel de l’interprétation. Autrefois figée, celle-ci se débride, le leader tient le rôle du preacher tandis qu’un high tenor superpose sa voix sur l’ensemble. Ces changements, qui apparaissent au tournant des années 30, sont le signe, après un demi-siècle de retenue, d’une réaffirmation de la négritude comme si la spontanéité naturelle de l’expression noire retrouvait une vigueur trop longtemps mise en sommeil. La situation difficile créée par la Dépression n’est certainement pas étrangère à ce phénomène et, lorsque les enregistrements de race records, rares pendant la crise, reprennent une cadence plus soutenue, de nouveaux quartettes apparaissent, en particulier sur la Côte Est. Les Mitchell’s Christian Singers, groupe de chanteurs de rues de Kingston (Caroline du Nord), représentent sans doute la tendance la plus primitive et la plus pure d’une forme d’expression archaïque où l’interprétation a cappella, souvent arythmique, reste proche des anciens hollers. Malgré leur 80 faces gravées entre 1934 et 1941 et leur prestation au fameux concert «From Spirituals to Swing» au Carnegie Hall en décembre 1938, ils n’accompliront pas de véritable carrière professionnelle contrairement aux Heavenly Gospel Singers qui, formés à Détroit en 1927, tournent abondamment dans les églises sanctifiées de tout le pays avant de s’établir en Caroline du Sud et d’entamer une longue série d’enregistrements à partir de 1935. Véritable quartette de gospel, les Heavenly conjuguent un type de rythme très accentué à des passages improvisés dans un style «expressionniste» marqué par l’extraordinaire voix caverneuse de la basse Jimmy Bryant. Ils préfigurent les futurs groupes «durs» de l’après-guerre quand brusquement, leurs voisins et concurrents du Golden Gate Quartet bouleversent toutes les données.
LES PREACHERS
À partir de 1925 et les premiers disques du révérend Calvin P. Nixon, les autres grands bénéficiaires de l’industrie des race records sont les preachers dont les sermons véhéments et persuasifs qui grimpent en intensité jusqu’au final pénètrent dans tous les foyers. Une ambiance live simulant l’atmosphère des églises est d’ailleurs recherchée avec la participation en studio de plusieurs choristes figurant les fidèles qui interpellent le preacher dans une ambiance débridée assez saisissante. Délivrés dans un langage direct et souvent truffés d’expressions imagées, ces preachings restent, encore de nos jours, la forme d’expression la plus brute, la plus proche des racines. Nous avons du mal, aujourd’hui, à mesurer l’impact commercial qu’ont obtenu ces véritables «vedettes» du gospel que furent ces preachers dont la popularité dépassait souvent celle des grands noms du blues et du jazz. Ainsi le révérend J.M. Gates d’Atlanta, à l’expression très archaïque, a-t-il gravé quelque 214 faces de 78 tours entre 1926 (Death’s Black Train) et 1941, un record toutes catégories dans le domaine de la musique sacrée ! Le révérend F.W. McGee, les straining preachers (hurleurs) J.C. Burnett et A.W. Nix ou Elder Lightfoot Solomon Michaux sont particulièrement appréciés par les auditeurs noirs qui reçoivent chez eux sur leur phonographe ces sermons parlés et scandés qui les questionnent quasi personnellement et répondaient à leurs besoins à l’instar de leur pasteur chaque dimanche à l’église. Ainsi entre 1926 et 1930, quelques 750 «sermons» sont gravés sur disques par de nombreux preachers, la plupart baptistes (parmi eux les Rev. Emmett Dickinson, W.M. Mosley, Johnny Blakey, S.J. Worrell, E.D. Campbell...). Parfois ces preachings rejoignent le chant lorsque des petites congrégations sanctifiées et des musiciens accompagnent le révérend ou le diacre (Rev. McGee, D.C. Rice, E.S. Shy Moore ou les «Elders» Richard Bryant, Curry, J.E. Burch et Charles Beck).
CHORALES ET CHANTEUSES SANCTIFIEES
À côté des preachers, les petites chorales rurales comme les Holy Ghost Sanctified Singers ou les Memphis Sanctified Singers, les ensembles et congrégations, et les chanteurs et chanteuses venant du Sud ne représentent qu’une petite part de la production de disques sacrés, de même que les évangélistes guitaristes dont la renommée reste souvent marginale. Les femmes évangélistes, appartenant toutes à la Holiness chuch, sont également peu nombreuses à bénéficier du disque. Mais avec ou sans le secours de ce support, certaines auront une forte influence sur les grandes chanteuses à venir ; en particulier Arizona Dranes, évangéliste aveugle originaire de Dallas qui accompagne son chant «nasillard» d’un vigoureux jeu de piano qu’on dirait sorti de quelque barrelhouse ! Présente à Chicago et tournant beaucoup dans le Sud, elle participe aux conventions annuelles de la COGIC et enregistre notamment Lion of the Tribe of Judas en 1926. La révérende Leora Ross, Jessie Mae Hill, Sister Cally Fancy, Bessie Johnson, la Rev. Sister Mary Nelson sont quelques-unes de ces pionnières du chant religieux enregistré.
LES CHANTEURS-GUITARISTES EVANGELISTES
De nombreux chanteurs guitaristes indépendants se déplacent, comme les bluesmen ou les songsters, au gré des possibilités et des circonstances. Ils ne représentent souvent qu’eux-mêmes et diffusent la «bonne parole» pour recueillir les quelques sous nécessaires à leur subsistance, selon un fonctionnement underground largement ignoré des classes moyennes noires, en particulier dans le Nord. Ces «troubadours» des temps modernes ont commencé à circuler à la fin du XIXe siècle, interprétant un répertoire éclectique composé de songs, ballades, airs de danse à la mode, blues antiques... ainsi que des hymnes du Dr. Watts, negro spirituals et autres gospel songs populaires selon la demande du public. Le développement de ce type de musique, très rurale, se fit conjointement avec la vulgarisation de la guitare autour des années 1890. Parmi ces nombreux musiciens itinérants, certains se spécialisent dans les chants sacrés, s’installant au coin des rues, à la porte des églises ou pendant les offices, à l’intérieur de quelque temple sanctifié, où leur instrument est le bienvenu. Circulant en dehors des circuits professionnels, leur renommée reste confidentielle. Il faut vraiment attendre la fin de l’année 1926 pour que les premiers guitar evangelists se présentent derrière les micros. Comme les country bluesmen, ils sont découverts par des talent scouts, agents travaillant pour les compagnies de disques, ou se présentent spontanément lorsque celles-ci effectuent des tournées d’enregistrements «sur le terrain». C’est Blind Joe Taggart qui ouvrit la route, immédiatement suivi par le révérend Edward W. Clayborn surnommé justement «The Guitar Evangelist». Leurs disques se vendent suffisamment car ils gravent un nombre de faces appréciables pendant plusieurs années. Dès 1927, d’autres chanteurs guitaristes soient recherchés et enregistrés. Beaucoup ne tournent qu’un petit disque ou deux mais un extraordinaire musicien aveugle, Blind Willie Johnson (v. 1900-1949), enregistre une trentaine de pièces époustouflantes qui, depuis, sont restées inscrites sur les plus belles pages du livre de l’histoire des musiques populaires afro-américaines. Doté d’une voix de «fausse basse» grondante et s’accompagnant en knife style (un couteau qui se déplace sur le manche) avec une virtuosité et une expressivité stupéfiantes, il a laissé quelques chefs-d’œuvre comme Nobody’s Fault But Mine, Mother’s Children Have a Hard Time ou Dark Was the Night - Cold Was the Ground. Blind Willie Johnson était baptiste, Lonnie McIntorsh, de Memphis, appartenait à la COGIC, quant à Blind Gary Davis, il s’était institué «révérend» tout seul ! Enregistré plus tardivement, en 1935, ce guitariste de ragtime virtuose originaire de Caroline du Sud allait être redécouvert lors du folk et blues revival pendant les années 50/60.
LES GOSPEL SONGS
La diffusion et la circulation de la musique sacrée ne s’appuyaient pas uniquement sur les disques et, comme au siècle précédent, les organisations religieuses et l’édition de recueils constituaient le principal vecteur de la «propagation de la Foi». Dès 1886 avait été mise sur pieds la National Baptist Convention qui contribua efficacement à promouvoir auprès de toutes ses églises affiliées des œuvres d’auteurs de gospel songs et des sermons de preachers. En 1921, son département musical édita une anthologie de 165 chants comprenant aussi bien des hymnes du Dr. Watts et de John Wesley que des pièces de compositeurs noirs comme C.A. Tindley ou John et Frederik Work. Cet ouvrage se répandit dans les églises de toute obédience au moment même où se produisait dans les années 20 un sursaut de ferveur populaire qui préluda à la naissance des gospel songs modernes. C’est en pleine Dépression, après la crise de 1929, que s’amorce le mouvement déclencheur de la musique gospel moderne, largement initié par un homme considéré aujourd’hui comme l’une des plus illustres figures de l’histoire de la musique populaire afro-américaine, Thomas A. Dorsey.
THOMAS A. DORSEY, LE PERE DU GOSPEL MODERNE
Fils d’un pasteur baptiste, Thomas A. Dorsey (1899-1993) est élevé à Atlanta (Géorgie) avec les vieux hymnes du Dr. Watts, même s’il commence à jouer du blues dans les bastringues ! Arrivé à Chicago, il devient membre de la Pilgrim Baptist Church en 1921 et assiste la même année à la National Baptist Convention où il est fortement impressionné par le preaching du bouillant révérend Nix. Tout en poursuivant sa carrière dans la musique profane, il admire les gospel hymns de C.A. Tindley et écrit son premier morceau sacré, If You See My Saviour en 1926. Il commence à faire circuler ses compositions dans les églises du South Side et, en 1930, Lucy Campbell l’invite à présenter ses œuvres à la convention baptiste. Il abandonne alors pour de bon la «musique du diable».et fonde une maison d’édition pour publier ses compositions que les éditeurs lui refusent puis, toujours à Chicago, crée la première chorale de gospel en 1931 avec Theodore R. Frye à l’Ebenezer Baptist Church. En 1932, il fonde avec la chanteuse Sallie Martin la National Convention of Gospel Choirs & Choruses, grand rassemblement annuel de chorales et de congrégations venues de tout le pays. Avec cette organisatrice efficace, Dorsey commence à parcourir le pays d’églises en églises, assemblant les éléments nécessaires à la construction d’une gospel highway, et recrutant au passage quelques-uns des plus grands talents du gospel à venir, Roberta Martin, Willie Mae Ford Smith, Robert Anderson, Gertrude Ward et ses filles, Mahalia Jackson, etc. Bien que les œuvres de Thomas Dorsey aient été rapidement enregistrées : If You See My Saviour par le Blue Jay Quartet dès 1931, Precious Lord, Take my Hand par les Heavenly Gospel Singers et Elder Beck en 1937, Rock Me par Rosetta Tharpe en 1938 et, sous le titre Hide me in They Bosom par le Golden Gate Quartet en 1939... son organisation, avec tous ses chanteurs et chanteuses, reste totalement ignorée des compagnies de disques et il faudra l’après-guerre pour que des voix comme celles de Sallie Martin, Roberta Martin et Willie Mae Ford Smith soient gravées sur sillons. La grande Mahalia Jackson elle même, après plusieurs années de tournées accompagnées par Dorsey, devra attendre 1946 pour démarrer vraiment une carrière discographique. Compositeur prolifique, auteur de plusieurs centaines de thèmes dont certains sont inscrits à jamais dans l’Histoire, Dorsey a eu le génie d’intégrer à ses gospel songs les rythmes du blues et le swing du jazz qu’il avait abondamment pratiqués au début de sa carrière. Désormais le gospel entrait dans une nouvelle ère.
AUTOUR DE DORSEY, LES GRANDES DAMES DU GOSPEL
Sallie Martin (1896-1988), originaire d’Atlanta, rejoint en 1916 la Fire Baptized Holiness Church avant de monter à Chicago dans les années 20. Elle intègre l’organisation Dorsey en 1932 et met sur pied avec lui la National Convention. En 1940, elle quitte Dorsey pour former les Sallie Martin Singers, premier ensemble féminin professionnel. Elle fonde également avec le pianiste Kenneth Morris (l’auteur de Dig a Little Deeper, grand succès de Mahalia Jackson) la maison d’édition Martin & Morris Pub. Company. Cette grande dame qui a vécu près d’un siècle a fait entendre une voix de contralto encore assurée lorsqu’elle fit partie de la revue «Gospel Caravan» qui tint l’affiche plusieurs mois à Paris en 1979. Roberta Martin (1907-1969) émigre de l’Arkansas à Chicago en 1917. Après des études musicales classiques, elle devient la pianiste de la Youth Choir de l’Ebenezer Baptist Church avant de former, avec Theo Frye, un ensemble mixte qui, en 1936, devient les Roberta Martin Singers. Elle quitte Dorsey en 1939 pour fonder également sa propre maison d’édition. Pianiste aux conceptions très avancées, compositeur, arrangeur et bonne contralto, Roberta Martin est la première à moderniser l’harmonie des chants évangéliques en mêlant subtilement les voix masculines et féminines. Son apport sera déterminant sur le travail de James Cleveland. Willie Mae Ford Smith (1904-1994) fut une grande voix qui resta volontairement dans l’ombre. Née au cœur du Delta du Mississippi, elle émigre avec ses treize frères et sœurs à St.Louis. Toute jeune, elle chante le blues en cachette de ses parents (très religieux, le père est diacre) avant de débuter dans le quartette familial puis de s’exprimer en soliste. Inspirée par Thomas Dorsey, qu’elle rencontre en 1935 et dont elle dirige le bureau des solistes, Willie Mae met sur pied sa propre organisation à St.Louis et présente ses compositions en 1937. Si elle n’enregistre que quelques titres après-guerre, elle a une influence déterminante sur de futures vedettes du gospel comme Martha Bass, Myrtle Scott, Edna Gallmon Cooke, Mahalia Jackson elle-même et Brother Joe May, son meilleur élève. Celle qui chantait mieux que Bessie Smith, disait Dorsey, est aussi à l’origine des sermonettes, ces introductions parlées/scandées qui amènent progressivement au chant. Les rythmes profanes avaient infiltré la musique religieuse. Juste retour des choses ? l’immédiat avant-guerre voit celle-ci sortir de l’église pour franchir les portes des cabarets et se faire entendre au-delà de son public habituel. Parmi les artistes ou groupes qui «traversent la frontière», figurent le Golden Gate Quartet et Sister Rosetta Tharpe.
SISTER ROSETTA THARPE
Née dans l’Arkansas en 1915, Rosetta est la fille d’une chanteuse, Katie Bell Nubin, qui tient l’harmonium d’une petite église de Memphis avant d’émigrer vers 1921 à Chicago. Katie Bell devient alors évangéliste itinérante, parcourt les conventions religieuses et voyage d’église en église avec la petite Rosetta. Après plusieurs années de tournées, Rosetta Tharpe intègre en 1938 la troupe du fameux Cotton Club de New York, et devient, guitare en bandoulière, l’une des attractions de la Revue de Cab Calloway. Sollicitée rapidement par les studios, elle enregistre plusieurs titres dont le Rock Me de Dorsey et le «blues sacré» That’s All avant de participer, en décembre, au grand concert «From Spirituals to Swing» qui voit l’art musical afro-américain pénétrer pour la première fois dans le temple de la musique classique, le Carnegie Hall, devant un public blanc averti ou curieux. Elle demeure trois saisons à l’affiche du Cotton Club et réalise plusieurs séances de disques avant d’être engagée en 1941 par Lucky Millinder, le chef d’un des big bands de jazz les plus populaires du pays. Son répertoire va du blues au swing en passant par le gospel qu’elle ne craint pas d’interpréter dans les grandes salles populaires, les dancings (l’Apollo de Harlem) et les cabarets chics (le Café Society). Son célèbre Rock Daniel est un exemple de ses swinging spirituals. Véritable star du show business dans les années 40, «Sister» Rosetta Tharpe, chanteuse à la voix fraîche et acidulée et au dynamisme irrésistible, ne connaît alors aucune rivale dans son domaine. Elle effectue ainsi un certain nombre d’allers-retours entre les mondes séculier et religieux, lesquels, avec leur rigidité habituelle, lui ordonnent de choisir. Elle se consacre définitivement au répertoire sacré en lui injectant un swing, une dynamique et un sens du rythme qu’accentuent les crépitements bluesy de sa guitare électrique. En 1947 Rosetta forme un duo avec la chanteuse Marie Knight qui obtiendra un énorme succès, puis poursuivra sa route tant à travers le continent nord-américain qu’en Europe où elle effectuera de nombreuses tournées jusqu’en 1970. Cette holly roller singer (chanteuse indépendante qui s’adresse aussi bien aux fidèles de toutes les Églises qu’aux spectateurs des théâtres, des cabarets et des festivals) rejoindra un monde meilleur en 1973.
LE GOLDEN GATE QUARTET
Formé à partir d’un barbershop quartet de Virginie, le Golden Gate Jubilee Quartet prend son essor vers 1935 dans cette pépinière que constitue la Caroline du Nord. Leur répertoire se partage alors entre les negro spirituals, qu’ils chantent dans les églises, et les pop songs, qu’ils font entendre à la radio. En 1937 ils gravent leurs premiers disques (dont Golden Gate Gospel Train) qui obtiennent un succès immédiat et durable. En 1938, les Gates sont programmés au Café Society de New York et c’est la première fois qu’un ensemble de ce type est proposé à la clientèle chic et branchée des night-clubs. Leurs émissions de radio sont diffusées régulièrement sur le réseau national et, tout naturellement, ils sont programmés au second concert du Carnegie Hall en décembre 1939. Pendant la guerre, ils participent à plusieurs song fests anti-nazi à la Maison Blanche et tournent dans plusieurs films. Au début des années 50, le genre jubilee commençant à passer de mode, le Golden Gate Quartet tente l’aventure européenne et depuis près de cinquante ans poursuit, à partir de ses bases parisiennes, une carrière internationale. La grande nouveauté du Golden Gate Quartet fut, lorsqu’il apparut au milieu des années 30, d’intégrer à la musique religieuse ce qui faisait le succès du grand quartette pop de l’époque, les Mills Brothers, à savoir une mise en place fluide, des harmonisations parfaites, un sens du swing jazzy et l’imitation vocale des instruments à vent. Le Golden Gate porta ce genre à la perfection et innova dans le domaine sacré avec des parties «narratives» du lead vocal Willie Johnson, un peu en forme de sermons récités qui ne sont pas sans annoncer le rap de notre époque.
L’extraordinaire popularité dont jouit le Golden Gate Quartet influence et favorise la création de nombreux jubilee ou harmonizing quartets aux harmonies vocales et à la mise en place plus sophistiquée et précise les unes que les autres : les Selah Jubilee Singers, fondés en 1927 par Thurman Ruth en Caroline du Sud, les Southern Sons, créés à Newark (New Jersey) vers 1935, les Harmonizing Four, organisés en Virginie en 1927, les Jubalaires, les Dixiaires, les Trumpeteers qui obtiendront un hit en 1947 (Milky White Way)... sans parler des pop groups, les Delta Rhythm Boys, Charioteers, Deep River Boys... qui inscrivent des spirituals à leur répertoire. Mais bientôt, au tournant des années 40/50, un nouveau type de quartette, beaucoup plus tourné vers les racines nègres, plus en prise avec les nouvelles réalités de la société noire urbaine et la récente vague de migration que la guerre a entraîné, va balayer les harmonies policées et les interprétations léchées. Ces groupes favorisent au contraire les vocaux expressifs et débridés et mettre en avant un lead vocal qui reprend tout simplement le rôle du preacher. Ces quartettes ne sont pas apparus du jour au lendemain. Certains existaient depuis des années mais n’avaient jamais eu les honneurs du disque hormis les Dixie Hummingbirds (fondés en 1928) : le Spirit of Memphis Quartet (1928), les Soul Stirrers (1934), les Swan Silvertones (1938)...
W. HERBERT BREWSTER
Si Chicago demeure à l’époque la capitale du gospel, Memphis reste un centre important de la musique d’église. C’est tout près de cet important carrefour du Sud que naît en 1897 W. Herbert Brewster, un personnage qui va connaître un destin voisin de celui de Dorsey. Mais, contrairement au «father of the gospel songs», Brewster a davantage fréquenté l’université que les cabarets louches même s’il admire les grands chanteurs de blues. Et comme Dorsey, il injecte des éléments de la musique profane à l’intérieur de ses propres compositions. À partir de 1941, lorsqu’il présente ses œuvres à la National Baptist Convention, il bénéficie du concours d’une merveilleuse interprète, Queen C. Anderson qui, hélas, laissera peu d’enregistrements mais impressionnera Mahalia Jackson lorsque celle-ci l’entendra chanter Move On Up a Little Higher. Le succès de cette pièce gravée par Mahalia en 1947 apporte au révérend Brewster une notoriété qui lui permet de proposer ses compositions également à Rosetta Tharpe, aux Soul Stirrers (Lord I’ve Tired) et surtout aux Ward Singers (Surely God is Able, How I Got Over et Packing Up). D’une structure plus complexe que celles de Dorsey, ses quelque 200 compositions, qui figurent parmi les plus inspirées et poétiques du répertoire, sont chargées d’une résonance politique singulière. W. Herbert Brewster, qui fût très engagé dans le Mouvement pour les Droits Civiques, mourut en 1987.
L’ÀGE D’OR DE LA MUSIQUE GOSPEL
L’après-guerre voit littéralement exploser la musique gospel. Le travail en profondeur et sur le terrain de Dorsey et de quelques autres depuis une dizaine d’années apparaît enfin au grand jour grâce notamment à l’éclosion et la prolifération de nombreux petits labels indépendants qui remplacent, dans le domaine des musiques afro-américaines, les grandes compagnies qui jusqu’à présent contrôlaient le marché. C’est l’époque du Rhythm & Blues, terme commercial qui remplace le péjoratif race records et qui rassemble, sous une même étiquette tous les types de musique destinés à la population noire - certains titres de gospel entrèrent dans les charts R&B. Toutes ces musiques «commerciales» aux rythmes accentués, aux sonorité plus agressives, aux mélodies plus simples s’appuyant sur des riffs répétitifs qui annoncent le rock ‘n’ roll puis la soul music, dérivent plus ou moins de la grande tradition des Églises noires. En réaction à la période jubilee, les caractéristiques «nègres» ressortent avec plus d’acuité par le biais du preaching (et du blues) et par la construction responsoriale du type leader/congrégation, meneur/assemblée. Si les chanteurs guitaristes solistes itinérants retournèrent pour la plupart à l’anonymat, la vogue des preachings prend un nouveau départ avec les interprétations survoltées du révérend Samuel Kelsey avec sa Congregation of the Temple COGIC que suivirent d’autres faces torrides des révérends C.L. Franklin, le père d’Aretha, Cleophus Robinson, Robert Ballinger, Charles Johnson, Gatemooth Moore...
LES QUARTETTES TOUJOURS
Avec le temps, les grands quartettes vocaux masculins deviennent de véritables institutions dont la durée d’existence dépasse parfois les 40, 50 ou 60 ans d’âge ! Fermement maintenus par des directeurs musicaux qui en assurent la stabilité, la promotion et la qualité musicale, les meilleurs comptent dans leurs rangs d’extraordinaires solistes. Échappant à l’anonymat relatif des membres des anciens quartettes, ces lead vocals, qui occupent le devant de la scène, dansent, descendent dans les travées et terminent leur performance à genoux au milieu de l’hystérie générale Certains deviennent de véritables vedettes auprès de leur communauté, voire même des idoles parmi le public féminin. Le soliste, à l’image du blues shouter, doit, soit posséder la voix puissante d’un preacher, soit être doté d’une amplitude vocale lui permettant au contraire des effets de falsetto et des «douceurs» digne d’un crooner. Cris d’un côté, caresses de l’autre, les plus grands quartettes jouent ainsi l’alternance ou la superposition de deux solistes. Nombre de chanteurs profanes (Ray Charles, Little Richard et James Brown entre autres) ont été profondément marqués par les manières vocales et scéniques des grands chanteurs de gospel. Parmi les innombrables quartettes qui façonnent cette période de l’âge d’or, citons les Dixie Hummingbirds (Caroline du Sud), héritiers à la fois du Norfolk Jubilee 4tet, des Heavenly Gospel Singers et du Golden Gate 4tet - soliste Ira Tucker -, le Spirit of Memphis 4tet - solistes Silas Steele, Jethroe Bledsoe et Little Axe -, les Soul Stirrers, montés de Houston à Chicago, les premier à faire alterner deux lead vocals, Rebert H. Harris (le fondateur du groupe) puis Sam Cooke (le plus grand sex symbol de l’histoire du gospel) et Johnnie Taylor - tendance «douce» - et Paul Foster - tendance «dure», les Swan Silvertones (de Virginie) qui réalisent «l’accord parfait» entre perfection vocale et expressivité - solistes Claude Jeter, Solomon Womack, Robert Crenshaw puis Louis Johnson, les Sensational Nightingales, également très équilibré d’où se détache la voix résonnante du révérend Julius Cheeks, hard gospel shouter, les Pilgrim Travellers, également de Houston mais fixés à Los Angeles et dirigés par l’exceptionnel baryton Jess Whittaker qui évoluent du jubilee au shout - solistes Kylo Turner et Keith Barber, les Fairfield Four - soliste Sam McCrary, les Chosen Gospel Singers - soliste Lou Rawls - qui deviendront dans les années 60 les Gospel Keynotes avec Willie Neal Johnson et Paul Beasley, les Highway QC’s (Chicago)... et enfin les plus hards, les plus bruts pour qui l’expressivité prime, les presque homonymes ensembles d’aveugles Five Blind Boys of Mississippi avec l’extraordinaire Archie Brownlee (inspirateur de Ray Charles) ; et Five Blind Boys of Alabama emmenés par leur «hurleur» Clarence Fountain. Poursuivant au départ la tradition a cappella, beaucoup de ces quartettes vont petit à petit ajouter un accompagnement instrumental, d’abord une guitare ou un piano (déjà présents chez les jubilee quartets), puis une batterie pour marquer plus nettement le rythme. L’évolution qui se produit à partir des années 60, tend à rapprocher les quartettes de gospel de leurs homologues de la soul music. Les chants deviennent plus émotionnels, les tempos se ralentissent à la manière des soul ballads et l’accompagnement instrumental devient plus fourni, ce qui a tendance à minimiser ou éliminer le rôle, autrefois rythmique, de la basse. Les Violinaires (Détroit) - soliste Robert Blair -, les Mighty Clouds of Joy - soliste Joe Ligon -, les Mighty Clouds of Harmony, et surtout les Gospelaires of Dayton (Ohio) - soliste Bob Washington - représentent cette tendance soul gospel qui atteindra son apogée au tournant des années 60/70.
LES CHŒURS ET LES ENSEMBLES FEMININS
Les ensembles exclusivement féminins, rares avant la guerre, Sallie Martin Singers exceptés avec leur soliste Cora Martin, la fille adoptive de Sallie, vont acquérir progressivement une popularité équivalente à celle des quartettes masculins avant de les supplanter, en particulier auprès du public des concerts et des festivals. L’apparition au premier plan de chanteuses solistes (Rosetta Tharpe, Mahalia Jackson) a bien évidemment aidé ces groupes qui, souvent, comptent dans leurs rangs des voix assez extraordinaires. Contrairement à leurs confrères des quartettes, nombre de ces chanteuses poursuivront de brillantes carrières pour leur propre compte : Inez Andrews, Bessie Griffin, Marion Williams, Dorothy Love Coates, Shirley Caesar... Les groupes féminins, composés en général de trois à cinq membres avec accompagnement de piano et souvent d’orgue, ne fonctionnent pas de la même manière que les quartettes masculins, leur registre naturel (soprano/alto) permettant moins d’intervalles harmoniques. L’intensité tout autant que la beauté des voix, la résonance et l’éclat des unissons, les polyphonies et l’alternance des solistes offrent un spectacle sonore tout autant que visuel grandiose, ces dames ne reculant devant aucune audace vestimentaire ! Les Ward Singers, groupe familial de Caroline du Sud formé dès 1931 autour de Gertrude Ward, la mère, et de ses filles Clara (1924-1973) et Willa, sont découvertes par Thomas Dorsey en 1937. Elles triomphent en 1943 à la National Baptist Convention et entament une brillante carrière. Avec l’arrivée de l’extraordinaire soprano Marion Williams en 1947, elles deviennent d’immenses vedettes grâce à leurs disques et leurs prestations scéniques tant aux États-Unis qu’en Europe et au Moyen-Orient.
Les Caravans, fondées en 1952 par Albertina Walker, ex-soliste de Robert Anderson, apparaissent comme leurs grandes rivales. Dans leurs rangs défilent quelques solistes destinées à une brillante carrière : Bessie Griffin, Dorothy Norwood, Inez Andrews, Imogene Green ou Shirley Caesar. Après la dissolution du groupe en 1967, Albertina Walker rejoint le révérend Jesse Jackson. Mentionnons également les Originales Gospel Harmonettes, originaires de Birmingham, qui révèlent l’étonnante Dorothy Love Coates, chanteuse à la voix peu flexible mais «physiquement» impliquée et engagée dans son chant dont elle accentue naturellement le côté dramatique, les Angelic Gospel Singers venant du Mississippi, ou encore les Davis Sisters, ensemble familial à la brillante mais plus courte carrière.
LES GROUPES MIXTES
Si quelques chorales sanctifiées du Sud avaient été enregistrées vers la fin des années 20, il fallut la création des Roberta Martin Singers en 1936 pour qu’un groupe mixte organisé obtienne un statut professionnel. Roberta Martin laisse s’exprimer en soliste quelques grandes voix masculines comme Robert Anderson, également formé auprès de Dorsey, Norsalus McKissick, Eugene Smith ou Willie Webb merveilleusement accordées aux voix féminines dont celles de Myrtle Scott, Bessie Folk, Gloria Griffin et Delois Barrett Campbell. Groupe familial dirigé par le père, Roebuck Staples, chanteur et guitariste élevé dans la grande tradition du Delta blues, les Staple Singers sont créés à Chicago et enregistrent une série de disques dans les années 50 dans une veine country moderne unique dans ce genre de musique. Le caractère à la fois hypnotique et détendu (relax) des interprétations et l’exceptionnel talent vocal de l’une des filles, la contralto Mavis Staples (qui a poursuivi une brillante carrière en solo), font la réputation d’un groupe qui, en son temps, est le seul à égaler la popularité des Clara Ward Singers avant de se produire dans les festivals folk et rock et de rivaliser, à la fin des années 60, avec les vedettes de la soul music.
MAHALIA JACKSON
Née dans le French Quarter à la Nouvelle-Orléans en 1912, Mahalia Jackson rejoint toute petite la chorale de l’église baptiste où officie son père. Elle chante les vieux hymnes de Watts tout en écoutant les disques de Bessie Smith qui lui font forte impression, ainsi que les sons plus débridés qui s’échappent de l’église sanctifiée voisine où elle ne pénètre pas. Montée à Chicago en 1927, elle devient l’une des meilleures solistes de la Greater Salem Baptist Church et intègre les Robert Johnson Singers. En 1935, Mahalia rencontre Willie Mae Ford Smith qui devient son «modèle» car elle reconnaît en elle cet accent du Sud et cette expression directe qu’elle va développer. Elle grave deux disques en 1937 qui n’auront aucun succès, puis fréquente à Chicago l’entourage de Dorsey, lequel, au début des années 40, l’emmène dans ses tournées et l’accompagne au piano. Et c’est sur les thèmes du compositeur (Precious Lord, What Could I Do ou Peace in the Valley) qu’elle se forge une réputation en même temps qu’elle laisse éclater son talent : une voix forte, expressive, un timbre profond et chaleureux, un registre étendu, un sens du placement et de la respiration innés, des facultés d’improvisation et une articulation servies par une aisance scénique naturelle, une noblesse et un charisme rare. Mahalia Jackson finit par retrouver le chemin des studios en 1946 et, l’année suivante, obtient plusieurs succès considérables : Move On Up a Little Higher (de W.H. Brewster) suivi de Even Me (R. Martin), Dig a Little Deeper (K. Morris) et l’hymne baptiste Amazing Grace autrefois écrit par un ancien négrier repenti, John Newton ! Du jour au lendemain, Mahalia devient la «Gospel Queen», sa carrière prend une dimension considérable et ses disques débordent très largement les limites de la population noire. On la voit à la télévision dès 1950 et, deux ans plus tard, elle obtient un Grand Prix du Disque en France. Devenue une immense vedette internationale, elle triomphe sur les plus grandes scènes du monde entier. Elle chante à la Maison-Blanche pour l’intronisation du Président Kennedy et interprète Precious Lord, Take my Hand, lors des funérailles de Martin Luther King. Mahalia Jackson reste, plus de vingt-cinq ans après sa mort en 1972, l’une des plus grandes voix que l’Amérique noire ait donné.
LES DIVAS DU GOSPEL
Comme dans le monde de l’art lyrique, le gospel possède ses «divas». Les premières ne furent adulées que par la communauté noire. Ainsi, Sister Clara Hudmon (1903-1966), qui dirigeait l’ensemble du révérend Gates dans les années 30, devient The Georgia Peach à partir de 1940 tandis que, à la même époque, Sister Ernestine Washington (1914-1983) peut rivaliser avec Mahalia Jackson ou Sister Rosetta Tharpe dont la partenaire, Marie Knight (née en 1918) à la voix grave et majestueuse, entre dans ce club fermé dont Mahalia demeure la Reine. Bessie Griffin (1922-1989), née comme elle à la Nouvelle-Orléans, a pu lui être comparée. Modelée aussi par le blues, les vieux hymnes et les preachings, elle chante pendant dix ans avec les Southern Harps, un véritable quartette féminin a cappella, avant d’entrer dans le groupe des Caravans. Elle démarre ensuite une carrière soliste qui la conduit à plusieurs reprises au sommet (clubs, télévisions, tournées internationales...) mais cette immense contralto reste avant tout la «Queen of the South». Marion Williams (1927-1994), originaire de Miami, entre dans le groupe de Clara Ward - autre diva - en 1948. Sa voix de soprano sidérante contribue pour une large part aux hits des Ward Singers : Surely God is Able (1950) et Packin’ Up (1957). En 1958, entraînant avec elle la plupart des membres du célèbre ensemble, elle forme les Stars of Faith qui obtiennent la notoriété avec «Black Nativity» dont elle est, avec Alex Bradford, la vedette. À partir de 1965, Marion Williams mène une carrière de soliste qui la conduit sur les plus grandes scènes internationales. Si Marion Williams a triomphé dans le monde entier, Inez Andrews, originaire de Birmingham, reste l’une des plus grandes stars du gospel aux États-Unis. Elle aussi chante dans les Caravans dont elle est, à partir de 1956, la principale soliste avant de former ses Andrewettes. Elle mène depuis une carrière à succès qui l’oblige à teinter ses disques de couleurs et de sonorités «mode». On en dira autant de Shirley Caesar dont les productions phonographiques obéissent aux règles et aux lois du marché. Impressionnantes lors de leurs débuts dans la musique sacrée, Della Reese et Aretha Franklin sont également entrées dans la catégorie des divas, mais c’est surtout dans le monde profane que leur étoile a brillé.
LES CHANTEURS SOLISTES
Si le monde du gospel a connu ses divas, il a également compté quelques stars masculines qui, quoique moins connues du grand public, ont fait partie à l’instar des acteurs ou des chanteurs profanes, des idoles de la population afro-américaine. Brother Joe May (1912-1972), originaire du Mississppi, est un gigantesque ténor qui modèle son chant sur celui des grandes chanteuses Bessie Smith, Mahalia Jackson et Willie Mae Ford Smith. Après de fracassants débuts en 1950 avec Search Me Lord de T.A. Dorsey, cet impressionnant chanteur effectua à une carrière solide mais ne put jamais sortir de la gospel highway. Plus connu en Europe, le Professeur Alex Bradford (1927-1978), superbe chanteur, pianiste, organiste né en Alabama et élevé à la Holiness church, est considéré comme le plus grand compositeur et arrangeur de sa génération. Il dirige plusieurs petits groupes ainsi que de grandes chorales (la Greatest Abyssinian Baptist Gospel Choir de Newark). Son Too Close to Heaven, dont il vendit un million d’exemplaires, inspira à Ray Charles son style churchy. Immense vedette qui soigne la mise en scène de ses shows, Bradford tourne dans le monde entier avec le spectacle de Langston Hughes «Black Nativity» dont il est la tête d’affiche.
JAMES CLEVELAND
Avec le révérend James Cleveland (1930-1991), l’univers de la musique sacrée prend une dimension supplémentaire. Il débute enfant à la Pilgrim Baptist Church de T.A. Dorsey à Chicago avant d’intégrer, au milieu des années 50, les Roberta Martin Singers pour qui il écrit ses premiers gospel songs à l’âge de seize ans. Après avoir été le pianiste des Caravans et des Meditations Singers, il commença à travailler en 1960 avec de grandes chorales, les Voices of The Tabernacle (Detroit), considérée comme la meilleure de l’époque, et l’Angelic Choir (Nutley, New Jersey) avec laquelle il atteint des ventes de disques phénoménales (800.000 albums pour Peace by Still). Devenu la plus importante figure du gospel après Mahalia Jackson, il organise à partir de 1968, sur le modèle de Dorsey, un Gospel Music Workshop of America qui comprend des ateliers et des rencontres d’artistes et de formations venus de partout. Personnage incontournable du gospel business, il fait bénéficier de son talent dans les années 70/80 de nombreuses chorales de renom dont la Southern California Community Choir avec laquelle il accompagne, en 1972, la chanteuse Aretha Franklin sur un disque live resté dans les mémoires. Remarquable pianiste et organiste, chanteur à la voix rauque et chaleureuse, James Cleveland se considérait lui-même comme «à moitié baptiste, à moitié sanctifié». Artisan du rayonnement et de la revivification constante du gospel dans toute l’étendue de sa grande tradition, le «Crown Prince of Gospel» évita toujours les dérives commerciales et «blanchies» dans lesquelles beaucoup se sont enfoncés ces dernières années. Son influence s’est exercée sur des gens comme Jessy Dixon, Mattie Moss Clark ou J.C. White et sa mort prématurée a laissé un vide qui n’a pas encore été comblé.
«SACRED» ET «SECULAR» GOSPEL MUSIC
Autrefois peu représentées sur disques, les chorales (d’une douzaine à une centaine ou plus d’individus !) souvent constituées par les chanteurs de l’église ou de la paroisse commencent à occuper le devant de la scène (et le marché) après le phénoménal succès d’un morceau, Oh Happy Day, chanté par une chorale familiale inconnue d’Oakland, les Edwin Hawkins Singers en 1969. Pour la première fois, un disque de gospel sort nettement d’un marché dont les amateurs blancs ne constituent jusqu’alors qu’une minorité. Le succès mondial de ce disque permet l’entrée du gospel dans le pop business et contribue à faire de ce genre musical un «produit» sur lequel d’une part, les compagnies phonographiques peuvent faire de substantiels bénéfices, et d’autre part, représente une activité lucrative pour un certain nombre d’artistes prêts à faire les concessions nécessaires. On voit alors se creuser le fossé qui séparait déjà une sacred gospel music réservée aux églises noires et au public concerné par le message évangélique, et une secular gospel music, terme paradoxal désignant une musique d’essence religieuse délivrée hors de son contexte. La première, celle qui quotidiennement a toujours accompagné et soutenu la population noire, continue à être servie aussi bien par les petites chorales locales constituées de fidèles que par les monumentales organisations d’un James Cleveland et des vedettes de son entourage, Shirley Caesar ou Jessy Dixon. La seconde profite des lieux de diffusion comme les théâtres et les cabarets, et entre dans le monde du spectacle. Rosetta Tharpe et le Golden Gate Quartet avaient été les premiers à faire sortir la musique sacrée des lieux de culte avec une volonté louable de briser certaines barrières. Bessie Griffin avait suivi avec la première revue «gospel» de cabaret «Portrait in Bronze» en 1959. D’autres vont carrément franchir le pas et orienter leur carrière largement sinon exclusivement dans cette direction beaucoup plus rentable : Clara Ward, les Staple Singers, les Mighty Clouds of Joy, les Edwin Hawkins Singers, les Winans, Andraé Crouch ou le révérend Al Green.
Pour se défendre et s’imposer sur un marché musical dont les implications économiques et culturelles sont désormais à l’échelle de la planète, le gospel ne pouvait rester à l’écart des modes. Tant qu’il s’agissait de rhythm and blues et de musique soul, le terrain restait voisin et les racines étaient les mêmes, mais à partir du moment où les contraintes commerciales exigent qu’il entre dans les canons arbitrairement définis par la rock music et que les disques soient formatés sur le modèle disco par exemple, le gospel perd obligatoirement une bonne part de son authenticité. Après les années d’opposition au pouvoir dominant et de revendication de leur négritude, période symbolisée largement par la figure charismatique de Martin Luther King et son Mouvement des Droits Civiques (auquel se joignent de nombreux artistes religieux), l’aube des années 70 signifie pour les Afro-Américains le début d’une irréversible intégration culturelle dans le moule de l’Amérique blanche (au delà des éternels problèmes raciaux jamais résolus et des difficultés sociales plus récentes : surpopulation des ghettos, chômage, misère, violence, drogue, désintégration de la cellule familiale...). Les jeunes générations noires sont désormais élevées et éduquées selon le modèle unique de l’American Way of Life, ou bien grossissent les rangs des laissés-pour-compte de la «civilisation» (voir le phénomène rap). Juste retour des choses, car il est un lointain rejeton du preaching, le rap à son tour est en train de pénétrer les musiques sacrées.
Il demeure que, contrairement aux autres formes musicales afro-américaines classiques (jazz et blues) qui n’ont plus guère de prise sur leur communauté d’origine, la musique gospel résiste mieux dans la mesure où l’Église reste très présente et la pratique religieuse très forte auprès d’une large majorité de la population noire. Certains chanteurs de gospel qui sont de véritables stars parmi leur peuple n’ont qu’un faible impact parmi le public blanc ; ainsi, après James Cleveland, Evangelist Shirley Caesar, née en Caroline du Nord en 1939 et ancienne membre des Caravans, qui débuta une carrière de preacher évangéliste en 1966. Parfois accompagnée par de grandes chorales comme l’Institutional Church of God in Christ, elle choisit de diffuser la Parole auprès de ses frères. Bien que devenue l’une des plus grosses vedettes du genre, elle a toujours su résister aux sirènes du pop market. Exemple différent et controversé, le révérend businessman Al Green, qui fut une énorme vedette soul dans les années 60/70 avant de revenir à la musique sacrée. Dans le sillage de ces chefs de files, des dizaines de milliers de chanteurs, quartettes et congrégations continuent à véhiculer la musique traditionnelle en se produisant dans les églises et en continuant à enregistrer des disques. Nombre de groupes mixtes, d’ensembles féminins (Barrett Sisters) et de quartettes masculins souvent accompagnés d’un passé illustre (Sensational Nightingales, Blind Boys of Alabama, Fairfield Four...) triomphent sur les scènes des plus grands festivals.
LE GOSPEL CONTEMPORAIN
De nombreux disques de gospel deviennent à présent des produits destinés à la bande FM : musiques calibrées et sans relief, arrangements pauvres et standardisés, accompagnements squelettiques et stéréotypés (synthétiseurs et boîtes à rythme), mélodies calquées sur les musiques de variété, contenu des paroles inexistant, racoleur ou ambigu. À côté d’une bonne quantité de productions insipides et édulcorées destinées au vaste marché que constitue le grand public américain (blanc et noir confondus d’ailleurs), on peut relever un certain nombre d’artistes de talent et sincères : les chanteuses Vanessa Bell Armstrong, Mavis Staples, Sandra Crouch ou Tramaine Hawkins, voix magnifique issue des Hawkins Singers ; les duos O’ Neal Twins, les révérends F.C. Barnes & Janice Brown, BeBe & Cece Winans dans un genre plus affadi ; le groupe masculin des Jackson Southernaires et le quartette des Williams Brothers qui en est issu ; les ensembles féminins Sweet Honey in The Rock à la démarche plus intellectuelle et «cultivée», et les Clark Sisters ; le chanteur Jessy Dixon au background solide (Joe May, Roberta Martin chez qui il tenait l’orgue, James Cleveland) qui a fondé les Jessy Dixon Singers vers 1970 avant de diriger la Chicago Community Choir ; et enfin, beaucoup plus discutable, Andraé Crouch qui fut découvert au milieu des années 60 par les évangélistes pentecôtistes blancs ; il s’inscrit alors dans les mouvements charismatiques et enregistre pour une compagnie qui diffuse du white gospel.
LES GRANDES CHORALES
Depuis quelques temps, ce sont les grandes chorales, en particulier les Mass Choirs, qui tiennent le haut du pavé. Elles prolongent les pionnières du genre telles que la St. Paul’s Church Choir (dir. Prof. J. Earle Hines) dans les années 40/50, la Greatest Harvest Church, les Thompson Community Singers (Rev. Milton Brunson), la Christian Tabernacle Baptist Choir (Rev. Maceo Woods) dans les années 60, puis la Southern California Community Choir déjà citée. Les New York Community Choir, Institutional COGIC, Florida Mass Choir (Rev. Arthur Jones), B.C. & M. Choir (dont les initiales signifient «Baptiste, Catholique et Méthodiste - formation œcuménique s’il en est -), Mississippi Mass Choir, Fellowship Choir (Rev. Clay Evans), Richard Smallwood Singers, Brooklyn’s Institutional COGIC (J.C. & Alfred White), Cosmopolitan Church of Prayer (Charles Hayes), Birmingham Community Choir, Pennsylvania District Choir (Rev. Johnny Thompson), Combined Choir of Omega Baptist Church (Jessy Dixon), Georgia Mass Choir, Voices of White Rock Baptist Choir, Greater St.Stephen Mass Choir de New Orleans (Rev. Paul S. Morton)... en sont quelques-unes qui se distinguent.
LE GOSPEL DANS LE MONDE
Si l’on met de côté l’étonnante influence des chorales de negro spirituals, en tournée en Afrique du Sud dès la fin du XIXe siècle, sur les chœurs zoulous (!) ainsi que l’interprétation, plus anecdotique, de spirituals par des artistes classiques ou de variété français et européens, les chants religieux, qui sont l’expression la plus intime du peuple afro-américain, ont, contrairement au jazz puis au blues, été très longs à sortir de leur communauté et à être chantés par des gens de cultures différentes. Le succès obtenu par la Montreal Jubilation Gospel Choir, chorale mixte mais largement issue de la communauté noire du Canada, a sans doute entraîné la création d’ensembles similaires, de quartettes, de groupes féminins, etc., tant aux Antilles qu’en Afrique occidentale ou australe. En Europe, et particulièrement en Angleterre et en France, de nombreux ensembles se sont constitués avec l’apport des populations noires immigrées. En France, les groupes Accord Singers, Palata Singers, Black & White Gospel Singers, Marvellous Gospel Singers... les solistes Segan’, Yela, Marcel Boungou et son groupe Em’ Bee & The Gospel Move Singers... se sont spécialisés dans les negro spirituals et gospel songs authentiques auxquels ils injectent des éléments de leurs propres traditions (tous disponibles chez Frémeaux & Associés). C’est aussi notre pays que les chanteuses américaines Lavelle, Liz McComb, Polya Jordan et Tori Robinson, ont choisi pour exprimer et propager leur foi en musique.
UNE MUSIQUE ETERNELLE
L’influence des negro spirituals et des gospel songs s’est exercée dans tous les domaines de l’expression musicale afro-américaine, le blues à l’origine, le jazz depuis ses débuts et, après la dernière guerre, le rhythm and blues : blues shouters, quartettes doo wop, rock ‘n’roll puis soul music, funk et rap. Mais, alors que les musiques populaires «commerciales» passent de mode les unes après les autres, la musique religieuse résiste encore à l’appétit du show business et aux pillages orchestrés par l’Oncle Sam. Elle demeure la seule forme capable de rassembler la très grande majorité d’une communauté pourtant très secouée par les désordres sociaux et familiaux. Tout au long de leur histoire, seule la pratique religieuse a permis aux Noirs d’Amérique de préserver leur unité et leur culture, d’assurer, face à l’esclavage puis à la ségrégation raciale et au rouleau compresseur du système «civilisateur» américain, leur autonomie et leur cohésion, et d’affirmer leur différence et leur fierté. La musique sacrée est à la fois l’expression la plus ancienne et la plus naturellement vivante du peuple noir américain. Création collective, elle possède la force que seule peut lui donner une communauté soudée depuis près de quatre siècles, en dépit de ses différences, autour d’un but : la libération de l’homme. Libération de l’individu, de l’être, du corps, de l’âme, l’expression religieuse offre à chacun, malgré le poids de structures conservatrices et moralisatrices, l’espace qui lui permet de dévoiler et d’extérioriser sa ferveur, de se «laver» - voir le baptême par immersion des baptistes -, de se «sanctifier» - chez les pentecôtistes - et d’espérer.
C’est dans la musique et les offices religieux où communient ensemble pasteur, congrégation, chœurs d’enfants et d’adultes, musiciens et assemblée, que les particularismes afro-américains se manifestent avec le plus de clarté : transposition d’anciennes pratiques occultes et magiques, dialogue responsorial entre le meneur et l’assistance, chants incantatoires, psalmodiés ou hurlés, rythmes envoûtants ou trépidants, marches lancinantes, mouvements extatiques ou frénétiques... une participation physique émotionnelle qui aboutit parfois à un état de possession par le Divin (l’Esprit) appelé parfois incorrectement la transe. L’imagerie savoureuse et les paroles pleines de sens cachés, outre leur rôle souvent subversif, tiennent, grâce au talent des preachers et à la force de conviction des chanteurs, l’assemblée en éveil et peut lui permettre de passer instantanément de la joie d’approcher le Seigneur à la crainte du gouffre qui s’ouvre sur les Ténèbres. La tension vive qui règne dans les églises noires demeure le témoignage magistral de l’unité profonde d’un peuple qui attend la délivrance et la liberté.
Jean BUZELIN
Directeur de la collection Patrimoine Gospel chez Frémeaux & Associés; D’après son livre Negro Spirituals et Gospel Songs, Chants d’espoir et de liberté. Avec l’aimable autorisation des Éditions du Layeur.
© 1998 Editions du Layeur © 2003 Frémeaux & Associés
EDITEUR DE GOSPEL, ENTRETIENS AVEC PATRICK FREMEAUX, JOE FARMER DANS LE CADRE DE L'EMISSION PLEIN SUD SUR RFI - DECEMBRE 2002 © Frémeaux & Associés (frémeaux, frémaux, frémau, frémaud, frémault, frémo, frémont, fermeaux, fremeaux, fremaux, fremau, fremaud, fremault, fremo, fremont, CD audio, 78 tours, disques anciens, CD à acheter, écouter des vieux enregistrements, albums, rééditions, anthologies ou intégrales sont disponibles sous forme de CD et par téléchargement.)