« De l'épopée de Gilgamesh aux plantations « zombies », l'humanité s'est construite avec et parfois contre les forêts. Jamais sans. Une histoire commune qui en dit long sur les potentialités de cohabitation de la nature et de la culture.Depuis le néolithique, les êtres humains ont toujours eu un impact massif sur les forêts. Mais connaissez-vous l'histoire des forêts ? Que la Chine a été historiquement le pays le plus déforesté au monde ? Que la forêt amazonienne était densément peuplée jusqu'au début du XVIe siècle ? Toutes ces histoires, toute cette Histoire, le journaliste scientifique et auteur Laurent Testot nous les raconte dans Les Forêts. Des forêts primaires aux enjeux du XXIe siècle (Frémeaux & Associés, 2024). Rencontre.C’est quoi, une forêt ?
Laurent Testot : Un chercheur a recensé près de 1 500 définitions ! Celle qui est habituellement retenue vient de la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture). Elle stipule qu'une forêt est une communauté d'arbres couvrant au moins 0,5 hectare en continu sur une épaisseur d'au moins 20 mètres avec 10 % du couvert végétal recouvert par les arbres. Mais ce qui manque à cette définition, c'est qu'une forêt, c'est d'abord un écosystème, une dynamique en marche, des échanges vivants entre des arbres et des communautés microbiennes, des champignons, des insectes. Au-delà de ça, cela crée une chaîne trophique qui implique les oiseaux ou les mammifères, dont les humains.À quel point les forêts d’aujourd’hui sont-elles anthropisées ?
L.T. : Il n'existe probablement plus de forêt vierge sur Terre. Depuis plusieurs milliers d'années, toutes les communautés humaines orientent le couvert végétal là où elles habitent. Les écologues et anthropologues tendent à préférer le terme de « forêt ancienne ». Ce sont souvent des forêts plus « biodiverses » avec des dynamiques très fortes et des rôles fondamentaux dans la structuration des sols, du cycle de l'eau, etc. On perçoit les forêts comme une sorte de réservoir de bois ou un outil nécessaire à la captation du carbone. Ce qui finit par aboutir sur l'idée d'une « forêt PowerPoint ». Mais c'est un organisme vivant, en perpétuelle évolution.Comment vont les forêts aujourd'hui ?
L.T. : Très mal. Nous nous dirigeons vers un chaos climatique avec des vagues de chaleur de plus en plus importantes, des stress hydriques, et cela affecte les forêts. D'autant que l'on artificialise toujours plus, notamment en les perçant par des routes, ce qui brise certaines dynamiques vivantes à l'intérieur. Ou lorsqu'on les détruit et les remplace par des plantations qui ne sont pas des forêts. Une plantation, c'est une série d'arbres monospécifiques que l'on va récolter à un moment donné. En d'autres termes, la plantation est au règne végétal ce que le zombie est à l'humain. Ces trajectoires sont extrêmement inquiétantes. On compte sur les forêts pour soustraire un certain volume de CO₂. Or, leur capacité à être un puits de carbone est en train de s'effondrer. Elle s'est écroulée l'an dernier au quart, voire au cinquième de ce qu'elle aurait dû être. C'est peut-être temporaire, mais cela dévoile l'état de fragilité extrême de l'ensemble des massifs forestiers de la planète. C'est un vrai sujet d'inquiétude pour tous les spécialistes. Dès le début du livre, vous écrivez que « les humains sont en guerre contre les forêts depuis très longtemps ». Depuis quand cette guerre a-t-elle commencé ?
L.T. : Une bonne illustration de l'ancienneté de la guerre contre les forêts, c'est l'histoire de Gilgamesh, la première épopée écrite de l'humanité. Cela raconte l'histoire d'un roi qui veut devenir Dieu et qui va jusqu'au Liban se procurer des cèdres afin de construire un monument, ce qui le pousse à entrer en guerre contre le gardien de la forêt, Humbaba. Mais derrière ce texte métaphorique, il y a la réalité de l'âge du bronze. À ce moment-là, on a précisément besoin de bois pour construire les grands bâtiments. Or, il n'y en a plus en Mésopotamie, donc on est allé spolier les voisins. Toute l'histoire du Moyen-Orient se lit dans la palynologie (il s’agit de l’étude des grains de pollen, ndlr) comme une aridification progressive. Il y a six mille ans, le Proche-Orient était beaucoup plus forestier qu'aujourd'hui. La meilleure preuve : il y a trois mille ans, des éléphants vivaient encore dans certaines forêts en Syrie.Dans votre livre, on comprend que les civilisations constatent très directement leur impact. Certaines sont-elles parvenues à corriger le tir ?
L.T. : L'histoire montre qu'il n'y a jamais un seul et unique mode de développement des sociétés à l'œuvre sur la planète et qu'il y a un certain nombre de sociétés qui ont prospéré dans des forêts, notamment en Amazonie. Les archéologues qui ont travaillé sur la forêt amazonienne, par exemple Stéphen Rostain, estiment que 8 millions de personnes y vivaient avant l'arrivée des colons. Ils pratiquaient l’agroforesterie ou un mode horticole à basse intensité, en gérant le couvert forestier pour en extraire des ressources. Ces sociétés denses arrivaient même à créer des dynamiques propices à la biodiversité ou à la fertilité des sols à l'intérieur de la forêt. Ils ont créé la Terre Preta, le sol le plus fertile que l'on connaisse aujourd’hui. Au Moyen-Orient et en Inde, on a vu des communautés affronter le désert et le faire reculer, en faisant sortir des oasis de nulle part. Aux portes du désert du Thar, les Bishnoïs sont parvenus à créer des forêts en Inde. Donc non, il n'y a pas de fatalité. L’Europe a une longue tradition de la déforestation importée, est-ce toujours le cas ?
L.T. : La première déforestation importée remonte à l'Empire romain. En Europe, nous avons prélevé localement jusqu'au XIXe siècle, puis nous sommes allés prélever au loin pour pouvoir reforester. Au début du XIXe siècle, la France était couverte de forêts à moins de 10 % contre 31 % aujourd'hui. La forêt est revenue en Europe au détriment du reste du monde, notamment les Tropiques. La déforestation importée peut se réguler, comme tente de le faire l'Europe, avec des normes et des règlements, mais à condition qu'ils soient bien conçus. Cela vient aussi avec une hygiène. La forêt brésilienne recule parce que de grands propriétaires terriens brûlent cette forêt pour faire pousser de l'herbe sur les cendres afin d'engraisser des bovins qui sont ensuite vendus aux États-Unis. De la sorte, le sol s'aridifie très vite, et, une fois épuisé, on passe à une monoculture de soja transgénique avec des apports d'agriculture industrielle. Les gens tombent malades, ça dévaste la biodiversité, c'est le pire que l'on puisse envisager. Mais nous, nous nourrissons notre bétail avec ce tourteau de soja, donc le minimum, c'est de refuser de manger cette viande-là. Manger moins de viande est fondamental pour sauver les forêts. De même pour l'alimentation ultratransformée, qui consomme beaucoup d'huile de palme – l’un des principaux moteurs de déforestation en Indonésie. Un paradoxe caractérise la forêt française : elle s’étend – c’est a priori une bonne nouvelle –, pourtant, elle n’est pas en bon état.
L.T. : C'est une longue histoire. D'abord, il faut rappeler que l'on parle de la France métropolitaine. Un tiers de la forêt française, ce sont des forêts tropicales, la plupart en Guyane – où il y a la plus grande biodiversité. C'est ce qu'il faudrait protéger en priorité. En métropole, la plupart des forêts ont été reforestées grâce à la planification étatique et à la déprise agricole liée à l'exode rural. Les forêts planifiées par l'État l'ont été par des ingénieurs. Cela a donné la forêt des Landes. Puis, après la Seconde Guerre mondiale, on a eu un plan national forestier. On a planté du résineux parce que ça pousse vite, droit et que c'est rapidement exploitable. Mais l’effet sur la biodiversité est dévastateur, sur le cycle de l'eau, etc. Ces plantations sont très vulnérables à ce qu'on pourrait appeler des « itérations », selon le terme de l'historienne de l'environnement Valérie Chansigaud. Elle dit qu'une monoculture, c'est un appel à la vulnérabilité. Nous le découvrons actuellement, entre l'allongement des saisons d'été lié au changement climatique et la monoculture, comme les épicéas dans le Grand Est. On a planté massivement des épicéas dans les années 1950, dont 3 millions d'hectares dans le Grand Est. Comme il fait moins froid, ces arbres sont rattrapés par leur prédateur, le scolyte. Quand les arbres sont dispersés avec des feuillus, la forêt survit. Quand elle est en monoculture, elle crève. C'est aussi pour ça que la forêt française commence à restituer du CO₂. Tous les arbres qui meurent restituent du CO₂. Or, le taux de mortalité des arbres en France a augmenté de 50 à 80 %, selon les méthodes de mesure. C'est spectaculaire. Vous écrivez qu'« une prise de conscience des opinions publiques pourrait mener à une politique différente pour les forêts ».
L.T. : De tout temps, les forêts ont coexisté avec les sociétés. On allait y chercher toutes les ressources dont on avait besoin. On marchait avec des sabots taillés dans tel arbre, on laissait pousser tel autre pour fabriquer un manche d'outil, etc. La biodiversité était plus large au Moyen Âge, même si les forêts avaient moins de biomasse. Les villages vivaient dans les forêts. Avant l'invention de l'azote industriel, on fertilisait les sols grâce à l'humus et aux branches mortes. On a complètement oublié ça. Nous sommes urbains, nous ne savons pas vivre en forêt. En revanche, on peut s'attacher aux forêts si on est conscient de leur rôle. On peut faire découvrir les forêts aux enfants avec l'école, y donner des cours, leur apprendre à reconnaître une vraie forêt – et non une simple plantation. Et progressivement faire entrer ces idées dans la tête des gens. Le bénéfice économique de la forêt n'est pas si grand que l'on ne puisse réfléchir aux bénéfices de bien-être sociétal qu'elle peut nous apporter. Cela étant, la forêt n'est pas toujours un milieu agréable. C'est bien d'avoir une vision romantique de la forêt, mais apprendre à s'en imprégner requiert une éducation du regard, des sens, etc. Et les bénéfices sur la santé sont énormes. Il est prouvé que les arbres émettent des molécules aux effets déstressants, antioxydants, favorables au système immunitaire : marcher très régulièrement dans une forêt peut allonger l'espérance de vie en bonne santé des personnes. »
Par Pierre DEZERAUD – L’ADN