« Ainsi vous voilà ministre ! » sourit Nehru quand Malraux vient à Delhi en visite officielle. Pour le chef du gouvernement indien, cette promotion n’est qu’un avatar, car il sait que son interlocuteur a déjà connu plusieurs vies, plusieurs incarnations.
C’est d’abord le jeune poète né avec le siècle, en 1901, qui s’illustre par ses Lunes de papier. C’est ensuite le militant de l’anticolonialisme poursuivi en Indochine, c’est l’aventurier qui tente d’emporter des sculptures d’Angkor et qui prend des photographies aériennes d’un problématique «palais de la reine de Saba» au Yémen. C’est l’écrivain puissant de La Voie royale et de La Condition humaine, flirtant avec le communisme.
C’est aussi l’observateur attentif qui découvre l’hémicycle depuis les tribunes de la presse, le 9juin 1936, lorsque Léon Blum présente les projets de loi du Front populaire: «Les députés commencent à s’amener. Ça fait très arrivée de musiciens: ils entrent par groupes politiques, demeurent agglomérés puisqu’ils vont siéger ensemble, violons d’un côté et flûtes de l’autre», note le romancier dans ses carnets.
Intellectuel engagé, antifasciste déclaré, André Malraux ira ensuite se battre aux côtés des républicains espagnols, puis dans les rangs de la Résistance.
Ministre, il l’est dès la Libération, quand le général de Gaulle nomme l’ancien «colonel Berger» de la brigade Alsace-Lorraine au portefeuille stratégique de l’Information. «La liberté existe pour et par ceux qui l’ont conquise», déclare Malraux dans l’hémicycle le 29 décembre 1945. Il s’agit de répartir les rares stocks de papier entre les journaux, dans un moment critique qui demeure une période de combat. Mais c’est le même homme qui, vingt et un ans plus tard, défendra Les Paravents de Jean Genet contre toute velléité de censure: «La liberté n’a pas toujours les mains propres, mais il faut choisir la liberté.»
Surtout, le Malraux de 1945 a déjà une claire conscience de sa mission: «Si nous parlons de démocratie pour dire quelque chose, nous savons très bien qu’en cette matière, démocratie ne veut pas dire autre chose que la volonté d’un nombre toujours plus grand d’hommes d’accéder à la culture.
«Il ne dépend de personne de faire de tous des hommes cultivés mais il dépend de chacun de nous de donner à chaque Français une sorte de droit privilégié d’atteindre à la culture s’il le désire.»
Rendu à la vie privée par le départ du Général en janvier 1946, Malraux milite au RPF et connaît tous les épisodes de la traversée du désert, jusqu’au tournant de juin 1958. Il devient alors ministre délégué à la Présidence du Conseil, puis ministre des Affaires culturelles dans le gouvernement de mon père et il conservera ses responsabilités jusqu’en 1969. Une administration taillée sur mesure, un budget autonome, la durée, le titre de «ministre d’Etat»: André Malraux peut enfin passer de la vision à l’action. «Cela veut dire qu’il faut que, par ces maisons de la culture qui, dans chaque département français, diffuseront ce que nous essayons de faire à Paris, n’importe quel enfant de seize ans, si pauvre soit-il, puisse avoir un véritable contact avec son patrimoine national et avec la gloire de l’esprit de l’humanité», explique-t-il aux députés le 17 novembre 1959, en défendant son premier budget des Affaires culturelles. Ce que Jules Ferry a fait pour l’enseignement, André Malraux veut le faire pour la culture. Et en même temps qu’il travaille à répandre à travers tout le pays la connaissance des œuvres et des arts, il s’efforce de sauvegarder l’extraordinaire patrimoine de la France, endommagé par la guerre et menacé par l’expansion urbaine et industrielle.
«Châteaux, cathédrales, musées, sont les jalons successifs et fraternels de l’immense rêve éveillé que poursuit la France depuis près de mille ans», lance Malraux le 14 décembre 1961, lorsqu’il présente son projet de loi de programme relatif à la restauration des grands monuments historiques. Quand un député déclare que son budget est trop faible, le ministre répond sans langue de bois: «Bien entendu, à qui le dites-vous! Mais c’est une raison de plus pour faire des lois qui compensent son insuffisance.» Malraux est lui aussi une rêveur éveillé: parce qu’il les place haut, ses objectifs paraissent lointains, mais le ministre qui les poursuit reste ancré dans la réalité. «On peut toujours dire qu’il existe une terre de la félicité, réplique-t-il à ses opposants le 8 décembre 1966. Cela n’a d’intérêt que si on peut prendre un bateau pour y aller. Pour l’instant, de même qu’un gouvernement est d’abord fait pour gouverner, une loi est d’abord faite pour aider quelqu’un à faire quelque chose.»
Une sage parole, au service d’un grand dessein: «Puissions-nous faire que tous les enfants de France comprennent un jour que ces pierres toujours vivantes leur appartiennent à la condition de les aimer! Puissions-nous ensevelir un jour, à côté de la statue de Mansart ou de celle de Louis XIV, l’un des maçons inconnus qui construisirent Versailles et graver sur sa tombe: Versailles, bâti pour le roi, conquis par le peuple, sauvé par la nation.»
En rendant les locaux et appartements détenus à Versailles par le Parlement, je crois avoir, modestement, suivi le chemin tracé par Malraux.
Au xxie siècle, un patrimoine d’une autre nature doit maintenant être sauvegardé: les archives sonores, les fonds audiovisuels, ces produits de l’ère technologique dont certains constituent déjà des documents historiques. Des vingt-huit grands discours prononcés par André Malraux à la tribune de l’Assemblée nationale, il ne reste que des comptes rendus écrits. Mais une bande magnétique miraculeusement conservée au Palais Bourbon nous donne à entendre la voix inimitable, la verve et la force démonstrative du grand Malraux, auditionné le 12 mai 1976 par les députés membres de la commission spéciale dite «des libertés». Evoquant tour à tour l’Etat, la démocratie, l’enseignement, l’ancien ministre de la Culture développe sa vision de la liberté et de l’action publique. Le premier, Malraux avait proposé d’enregistrer les cours des grands philosophes contemporains pour les diffuser dans le pays et par-delà le temps à son tour, six mois avant sa mort, c’est un testament politique et moral qu’il laisse aux générations à venir.
J’ai voulu rendre accessible à tous cette archive sonore exceptionnelle, un enregistrement qui témoigne par ailleurs de ce que peut être le travail en commission, moins connu que la séance publique et pourtant si crucial.
«Il y a un héritage de la noblesse du monde et il y a notamment un héritage de la nôtre», disait Malraux. Soyons à notre tour de dignes héritiers de son œuvre et de son exemple.
Jean-Louis Debré
Président de l’Assemblée nationale
© 2006 Assemblée nationale
Président de l’Assemblée nationale
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