Tout a commencé par un petit bout d'os... par Télérama

« Tout a commencé par un petit bout d’os tout con, une écaille de squelette qu’un coup de hache malencontreux venait de projeter sur la neige alors qu’il creusait la terre gelée à la recherche d’une éventuelle carcasse de mammouth. “Bof !” s’est dit Bernard Buigues, mais il a enveloppé dans un Kleenex le petit bout d’os tout con, et mis le machin dans sa poche, on ne sait jamais.
Ça faisait plusieurs années que Bernard Buigues fréquentait la région de Khatanga et que les autochtones essayaient de lui vendre des bouts de mammouth. C’est bien joli, les bouts de mammouth, mais, selon ses propres termes, ça ne “[l]e branchait pas plus que ça”. Quant à se lancer sur la piste du mammouth, ce n’était pas une petite entreprise. Il faut imaginer Khatanga, bourgade perdue aux confins de la Sibérie. Du temps de l’Union soviétique, cette base navale qui ouvre sur l’océan Glacial arctique avait une certaine importance stratégique, militaire et scientifique. Classée secret défense, interdite aux personnes non autorisées, elle s’enorgueillissait de 10 000 habitants bien payés. Aujourd’hui, la population de Khatanga a diminué de moitié. La citadelle pionnière est devenue une cité délabrée, où rouillent des hangars, des bateaux et des avions désormais sans affectation, où tout manque sauf la vodka, et c’est heureux, car on n’oserait concevoir la vie sans elle dans ce “Far East” fantôme. Mais Bernard Buigues, bien que né à Fès (Maroc) et élevé à Toulouse (Midi-Pyrénées), se sent à Khatanga (Sibérie centrale) comme poisson sous la banquise. C’est que, après diverses occupations aussi variées que formatrices – il fut dans sa jeunesse, entre autres et dans le désordre, mécanicien, cuisinier, ambulancier, comptable ou encore éboueur –, Bernard Buigues a attrapé le “virus des pôles”, il y a longtemps déjà, en 1979, quand un copain le brancha sur une expédition au Groenland.
Le pli était pris. Pendant plusieurs années, le Toulousain travaille avec Jean-Louis Etienne, qu’il accompagne dans ses aventures en Antarctique. Il y rencontre ses premiers Soviétiques, qui entretiennent là-bas quelques bases, et se lie d’amitié avec eux. Quand ceux-ci lui proposeront, par la suite, de leur rendre visite dans le Grand Nord, il sautera sur l’occasion. “Le pôle Sud, c’est bien, mais c’est très vide”, dit Bernard, qui, pour avoir appris à aimer les étendues désertes et glacées, n’en reste pas moins, en bon Méridional, un homme de contacts.
Arrivé à Khatanga en 1992, il “ouvre des yeux ronds” devant ce monde en huis clos qui commence à peine à s’ouvrir, mais l’étonnement est réciproque. L’URSS vient de se dissoudre. Il est le premier étranger que l’on rencontre ici depuis le temps des tsars, ou à peu près. Des deux côtés, la surprise mène vite à l’intérêt, puis à un début d’amitié. “Ces gens avaient une culture et un savoir-faire des régions polaires irremplaçables, mais ils ne l’entretenaient plus. La ville était déjà en train de péricliter : militairement, il n’y avait plus d’enjeu, scientifiquement, il n’y avait plus de crédits”, explique Bernard Buigues. Quant à lui, il cherche du boulot. Il propose aux Russes d’organiser avec eux des expéditions touristiques ou sportives sur la banquise.
Pendant les allers-retours Paris-Sibérie qui suivent, le mammouth, insidieusement et progressivement, commence à lui “titiller l’esprit”. C’est que le mastodonte n’est pas un fossile comme les autres. Dans l’ordre des animaux disparus et de leur influence sur l’imaginaire, il n’y a guère que le dinosaure pour lui disputer la première place. Mais, outre que tout porte à penser qu’il était plus sympathique, le mammouth a sur le tyrannosaure ou sur le diplodocus deux avantages de taille, du moins en ce qui concerne ses relations avec nous : primo, nous appartenons à la même grande famille des mammifères, deusio, nous avons plusieurs millions d’années d’histoire commune. Les gros lézards peuvent aller se faire voir : ça, ça crée des liens.
Le mammouth ancestral est apparu il y a quatre ou cinq millions d’années, soit en même temps que l’australopithèque, plus proche ancêtre de l’homme. Ses descendants, Mammuthus meridionalis et Mammuthus trogontherii, sont contemporains de l’Homo habilis, premier représentant de notre espèce capable de fabriquer des outils, de construire des abris, et peut-être même de parler. Quant au plus célèbre, Mammuthus primigenius, le mammouth laineux, il a l’âge de l’Homo sapiens archaïque, soit quelque 200 000 ans.
Bref, Homo et Mammuthus sont dans la même galère depuis des lustres, la moindre n’étant pas la dernière glaciation, entre – 25000 et – 15000 avant notre ère. Sale temps sur la planète : en Angleterre, par exemple, zone pourtant tempérée, la température moyenne estivale ne dépasse pas 10 °C, et celle de l’hiver – 9 °C. On imagine la rigueur hivernale dans les grandes plaines d’Europe orientale, sans même parler de la Sibérie.
Pour l’Homo sapiens ou l’homme de Neandertal, le formidable animal est une bénédiction. Dans le mammouth, tout est bon. Voilà des protéines à profusion : 3 tonnes de viande par individu adulte. Mais ce n’est pas tout. Dans ces étendues glacées où le bois est rare, les os de mammouth servent de combustible, mais aussi de soubassements et d’armatures pour des huttes tendues de peaux. Les défenses, croisées, font un porche des plus seyant. On utilisera une omoplate, convenablement plantée dans le sol, comme enclume ou surface de travail. On découpera dans des fémurs des pelles en forme de pagaie, des côtes épointées feront de très utiles bâtons à fouir. L’ivoire permettra de fabriquer des harpons, des poignards, des cuillers, des boomerangs, des perles, des amulettes et toutes sortes d’objets d’art.
C’est une véritable civilisation du mammouth qui se développe. On a même retrouvé, sur le site de Mézin, en Ukraine, ce qui ressemble fort aux instruments de musique d’un orchestre paléolithique au grand complet : morceau de crâne en guise de tambour, demi-bassin pour xylophone, anneaux d’ivoire attachés comme castagnettes… Mammuthatis mutandis, Stomp ou Percussions de Strasbourg n’ont rien inventé.
La tentation est évidemment grande de faire revivre un animal aussi avantageux sous tous rapports. C’est ce que se dit Bernard quand il rencontre, presque par hasard, un biologiste lyonnais travaillant sur l’ADN. Il lui montre son bout d’os. “Peut mieux faire”, dit l’autre, qui lui précise sur quelles parties de la bête il a des chances de trouver des cellules génétiquement intéressantes.
Jusqu’ici, sept mammouths ont été extraits de leur gangue de glace en Sibérie, dont celui qui trône au Muséum d’histoire naturelle de Paris, rapport au début du siècle, juste avant qu’un oukase du tsar déclare les Mammuthus patrimoine national et interdise qu’ils sortent du pays. Le mammouth du Jardin des Plantes traîna longtemps dans des caisses, en pièces détachées, avant qu’en 1957 un dénommé Yves Coppens, paléontologue alors obscur, ne s’avise de le remonter.
Mais ce que veut Bernard Buigues, ce n’est pas un squelette, c’est un mammouth entier, un gros mammouth en peluche, avec sa fourrure, sa trompe et ses organes internes, surgi tel quel de la préhistoire. En théorie, le permafrost de Sibérie rend la chose possible : ce sol perpétuellement gelé fonctionne comme un congélateur naturel. Mais les carcasses sorties jusqu’ici l’ont été généralement en été, quand la température remonte, et nettoyées sur place à la pompe à eau. C’est plus facile, mais chairs ont tôt fait de se décomposer. Et c’est compter sans les renards ou les chiens de traîneaux, toujours prêts à boulotter un morceau de viande fraîche. “Avec de telles méthodes, on perdait 80% des informations susceptibles d’être recueillies”, dit Bernard Buigues. L’idéal serait de faire travailler une équipe de scientifiques in situ, pendant de longs mois, dans l’hiver sibérien. Peu réaliste au milieu de la toundra. “Ce qu’il faudrait, c’est transporter l’animal dans sa gangue de permafrost jusqu’à un endroit approprié, mais sans rompre la chaîne du froid”, explique Yves Coppens, qui accepte de parrainer le projet. Ça tombe bien : il y a à Khatanga des caves et des abris souterrains à la température idoine, et désormais inutilisés. On pourra y installer, avec le minimum de confort requis, un labo de fortune.
Dès lors, tout va très vite, c’est-à-dire très lentement, puisque nous sommes en Russie post-soviétique. Entre le repérage du mammouth – l’épisode du bout d’os – et son extraction, il se passe deux ans. Et ce n’est pas fini : s’il est arrivé à Khatanga, après 230 kilomètres de voyage dans les airs, suspendu à un MI 26, hélicoptère plus gros porteur du monde, le mammouth n’a pas encore gagné son abri. Ce sera fait, si tout va bien, au mois de mars.
On sait qu’il s’agit d’un mâle, mort à environ 47 ans, il y a une vingtaine de milliers d’années, si l’on en croit la datation au carbone 14 effectuée à l’université d’Utrecht. Dans son paquet-cadau de Sibérie gelée, il pèse 23 tonnes.
Dans quel état est-il ? “Complètement disloqué, peut-être. Je m’attends au pire, raconte Bernard Buigues, qui sait qu’il y a eu assez de glissements de terrain, en vingt millénaires, pour anéantir son image d’animal en peluche nickel. Comme ça, si je le retrouve en position plus ou moins anatomique, je serai content.”
En fait, il s’en fout. Il a même oublié l’idée folle de faire revivre un jour un mammouth via clonage de son ADN et/ou gestation dans une éléphante porteuse. Il laisse cela à d’autres : une équipe anglo-nippone cherche depuis sept ans, en vain, du sperme de mammouth. Lui, ce qui l’intéresse désormais, au-delà de “son” mammouth, ce sont “les histoires qu’il y a autour”. La vie des Dolganes, par exemple, ce peuple nomade qui habite la région de Khatanga, qui ne sont plus que 273 personnes au total à parcourir encore la toundra en élevant des rennes. Son mammouth, il l’a nommé Jarkov, du nom de la famille qui, la première, avait repéré les défense de l’animal sortant de la neige, et qui l’a aidé tout au long de ses expéditions.
Les contemporains des mammouths, à l’en croire, n’étaient guère différents des Dolganes, ces hommes simples, libres et fiers. A quoi ressemblaient-ils ? Le rêve de Bernard Buigues, ce serait de trouver un jour, dans le grand congélateur sibérien, un mammouth percé d’une lance d’ivoire avec, à l’autre extrémité, serrant fermement l’arme fatale, un chasseur de mammouths. » Christian Sorg – Télérama