Le 8 Mai 1902, Saint-Pierre de la Martinique est réduit en cendres : le théâtre, les cerles de société, les bastringues où l’on dansait les biguines à deux temps, la mazurka, la valse créole ou la valse pasillo, sont engloutis sous la lave de la montagne Pelée. Encore sous le choc, Fort-de-France prend le relais, et les clarinettistes, violonistes, joueurs de chacha (un cylindre de fer blanc rempli de grenaille) recommencent à enflammer les nuits de la nouvelle métropole martiniquaise. Á Paris, les soldats de la guerre de 14-18 apportent dans leurs musettes les rythmes des vidés (les défilés de carnaval) et de danses « par quoi Versailles à la Guinée s’unit aux Amériques » (Gilbert Gratiant). Dès 1924, le pianiste et homme d’affaires Jean-Rézard Desvouves anime, avec une poignée de poilus rescapés de la Grande Guerre, le Bal colonial de la rue Blomet, ouvert dans l’arrière salle d’un café auvergnat. En 1928, Laviolette installe un bal moins voyou, le Bal de la Glacière, et convoque à Paris le clarinettiste et compositeur déjà célèbre en Martinique, Alexandre Stellio (de son vrai nom Fructueux Alexandre, 1885-1939). En Septembre 1929, Stellio et son orchestre (Ernest Léardée au violon, Archange Saint-Hilaire au trombone, Victor Collat au violoncelle, puis le batteur et chanteur Crémas Orphélien) enregistrent les premières biguines, dans un style nourri par les nouveautés en provenance de la Colombie, des États-unis ou du Venezuela, dont serpent maigre, une sorte de ragtime coloré dédié à un clarinettiste rival, Isambert. Une histoire de royalties divise les compères. Ernest Léardée dirige l’orchestre du Bal nègre de la rue Blomet. Stellio joue au restaurant dancing le Rocher de Cancale, quai de Bercy, puis au cabaret la Boule blanche, rue Vavin. D’exposition coloniale en engouement mondain et frondeur, la biguine, les cabarets nègres (le Tagada-Biguine, l’Elan Noir, Le Mikado…), vont faire vibrer Paris jusqu’au seuil de la seconde guerre mondiale. C’est cette histoire d’amour entre une capitale cosmopolite et une colonie métissée que raconte le coffret Biguine, valse et mazurka créoles (1929-1940). On y retrouvera avec un plaisir à peine troublé par les bruits de fond (même correctement restauré un 78 tours accuse toujours son âge) des versions originales de chansons célèbres, telle Ba Moin En Ti Bo Doudou – dont on connaît les avatars ultérieurs – enregistrée en 1931 par l’orchestre du batteur martiniquais Paul Delvi, des voix déchirées et hautes (A Si Paré, par Léona Gabriel, en 1930), des complaintes en forme de valses et des récriminations politiques acerbes (Nègues bon défençeus, par le Guadeloupéen Sosso Pé-En-Kin). Les richesses et les drames de l’histoire suspendus sur un fil à danser…Il y a trois ans, Kali, jeune musicien Martiniquais d’abord passé par la grande vague du reggae Caribéen, avait repris son banjo, exhumé le son du violon et renoué la grande tradition exposée ci-dessus pour produire deux albums au charme sans égal, Racines 1 et Racines 2. Le (grand) public aima ce grand garçon avec des dreadlocks qui repêchait valses et mazurkas en péril. Puis, l’an passé, vinrent les temps de l’Eurovision, d’une certaine défaite de l’authenticité, subitement devenue un amusement de petit écran. Pour son nouvel album, Lese la Te Tounen, Kali a renoué avec lui-même, avec les rastas technos, la basse électrique, le synthétiseur et les chansons d’opinion bien tournées. Les puristes s’en trouveront déconcertés, mais la Martinique d’aujourd’hui, c’est aussi cette capacité à digérer ce qui passe, de la samba-reggae brésilienne au reggae post-Marley, des tambours nègres des mornes (Eugène Mona n’est pas si loin) au banjo (toujours) du rag d’antan. La terre tourne, il ne faut pas en troubler le mouvement, dit Kali, qui a peur que l’on vende son île à la bêtise. Il se lamente du commerce du crack et de la coke, alors que perdure le mépris à l’égard d’herbes plus naturelles et chante, pour conclure, le Quadrille de l’apocalypse : « La téa ka tranblé enba pié nou, mé nou ka kontinuyé dansé » (« La terre tremble sous nos pieds, mais nous continuons de danser »).
Véronique MORTAIGNE – LE MONDE
Véronique MORTAIGNE – LE MONDE