« Respirer la musique » par Classica

Les musiques les plus belles, les plus oniriques, les plus émouvantes, ne sont pas toujours les plus complexes. Songeons à Ma Mère l’Oye de Ravel : quelques notes bien placées suffisent à produire un chef d’œuvre. Dans ce concert en solo pas plus qu’ailleurs Abdullah Ibrahim ‘s’étant naguère fait appeler « Dollar Brand », nous rappelle la pochette) ne joue une musique très complexe : clairement inspirés de la musique d’église, les accords sont simples, les phrases nettement découpées, et souvent répétées jusqu’à l’ivresse, parfois avec de petites variations, le plus souvent à l’identique. Ces répétitions jouent un rôle essentiel dans la gestion de l’énergie dans sa musique, mais un rôle varié : tantôt elles donnent un sentiment d’emballement, de tension extrême, tantôt elles créent le chaloupement de la danse, tantôt elles installent un ressac d’un calme océanique. C’est que la musique de son Afrique du Sud natale – alors en plein apartheid et avec laquelle le pianiste avait coupé les ponts – n’est jamais loin. Rageur et rêveur, rêvant d’espoir ou espérant le rêve, le musicien nous touche tout autant par ses tendres méditations que par ses cris de colère, qui puisent dans le legs du blues et de la musique religieuse. Il nous impressionne par la clarté de ses idées, l’intelligence et le raffinement de son discours musical, ainsi que par l’efficacité de ses polyphonies. Il faut vraiment respirer la musique et savoir la communiquer pour parvenir à utiliser les défauts d’un piano déréglé et désaccordé, à y trouver des couleurs acidulées, parfois celles de quelque pseudo Orient. A moins qu’il suffise d’être un grand musicien, intensément habité par sa propre musique.
Stéphan VINCENT-LANCRIN - CLASSICA