« Nègre je suis, nègre je resterai » par Libération

Aimé Césaire, poète, dramaturge et homme politique, est mort hier matin à Fort-de-France. Il était né le 26 Juin 1913 dans une famille modeste de Basse-Pointe, dans le nord-est de la Martinique. Son père était petit fonctionnaire, sa mère couturière. Le jeune Aimé a fréquenté le lycée Schoelcher de Fort-de-France, dont il a été un élève exceptionnellement brillant. Quand il s’ennuyait en classe, il écrivait un ou deux actes d’une tragédie à la manière des tragédies grecques, avec son ami guyanais Léon Gontran Damas. A 15 ans déjà, la culture grecque et latine était pour lui  comme un antidote au monde colonial martiniquais qu’il s’était mis à détester, raconte t-il. Ce monde « fermé, étroit », ces petits-bourgeois de couleur, snobs et superficiels, qui singent l’Europe…Il déteste tout ça et veut partir en France. Dans le livre réunissant les entretiens qu’il a accordé à Françoise Vergès (lire aussi page 4), il raconte : « Je me disais : « ils me foutront la paix, là-bas, je serais libre ». C’est une promesse de libération, un espoir d’épanouissement ». Le voilà donc à Paris. Le petit campagnard antillais et pauvre, mais brillant et boursier du gouvernement français, se retrouve en hypokhâgne au lycée Louis le grand. Le jour même de son arrivée, il croise un garçon dans le couloir. « Bizuth, comment t’appelles-tu ? » - Je m’appelle Aimé césaire. Je suis de la Martinique et je viens de m’inscrire en hypokhâgne. Et toi ? –Je m’appelle Léopold Sédar Senghor. Je suis sénégalais et je suis en khâgne. Bizuth, il me donne l’accolade, tu sera mon bizuth ». C’est le début d’une très profonde amitié, qui durera jusqu’à la mort de Senghor. A Louis-le Grand, les amis étudient le latin et le grec, mais aussi Rimbaud – « Il a beaucoup compté pour nous, parce qu’il a écrit : « Je suis un nègre ». ». Ils lisent Shakespeare, Claudel et les surréalistes. Mais aussi les écrivains noirs américains, Langston Hughes et Claude McKay. En métropole, Césaire rencontre toutes sortes d’étudiants noirs : des Caribéens, des Africains, des Américains. C’est là qu’il commence à découvrir vraiment la composante Africaine de son identité martiniquaise, et à réfléchir sur ce que c’est d’être noir. En Septembre 1934, avec Senghor et Damas, son ami de lycée retrouvé à Paris, il fonde le journal l’Étudiant noir. C’est dans ses pages qu’apparaît pour la première fois le concept de négritude, inventé par Césaire et Senghor. Le projet, a raconté Césaire, était de chercher, par delà les couches de la civilisation, « le nègre en nous ». Leur idée secrète : « Nègre je suis et nègre je resterai…mais Senghor et moi, nous nous sommes toujours gardés de sombrer dans le racisme noir ». Il ajoutait : « Aucun de nous n’est en marge de la culture universelle. Elle existe, elle est là et elle peut nous enrichir. Elle peut aussi nous perdre. C’est à chacun de faire le travail ». A peine admis à l’École Normale supérieure en 1935, Césaire commence à écrire son premier livre de poésie, Cahier d’un retour au pays natal. Senghor a raconté avoir assisté à une très « douloureuse parturition ». En fait, Césaire était si éprouvé par l’écriture de ce livre que le médecin de l’ENS lui avait prescrit six mois de maison de repos. Pour Maximin, « c’était comme s’il se disait : « qui suis-je moi, pour lutter contre l’inacceptable, le malheur du monde ? » C’était comme un volcan enfermé dans une montagne. Tout est bouclé et, tout d’un coup, ça explose, comme la montagne Pelée ». Césaire disait d’ailleurs : «  Ma poésie est peléenne ». Il parlait de sa poésie comme de la « communication par hoquets essentiels face à l’inepte bavardage ». Dès ce premier texte, il veut écrire sur « cette foule inerte » brisée par l’histoire, et rêve d’ « un pays debout et libre ». […] Figure politique d’un rayonnement mondial, Césaire était poète avant tout. « Le langage poétique, disait-il, est le seul qui permette d’exprimer la complexité de l’homme ». Le seul, avec celui de la tragédie Grecque, le modèle de ses quatre pièces, qui étaient en même temps très politiques. La tragédie du roi Christophe (1963) est une réflexion sur l’expérience Haïtienne, Une saison au Congo (1966) part de l’assassinat de Patrice Lumumba, Une tempête (1969), inspirée de Shakespeare, a pour sujet l’aliénation coloniale et le Black Power américain. Dans l’entretien de présence africaine, Aimé Césaire disait : « C’est quoi une vie d’homme ? C’est le combat de l’ombre et de la lumière…c’est une lutte entre l’espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur…Je suis du côté de l’espérance, mais d’une espérance conquise, lucide, hors de tout naïveté ».
Natalie LEVISALLES - LIBÉRATION