Des instants rares (...) nous restituant un Camus sensible par Joël Jégouzo

"Une table ronde sur Camus dans l’auditorium du Monde… Autour des registres habituels tout d’abord : l’engagement, les rapports avec Sartre, sa vision de la Justice, les nietzschéismes de l’époque… Rien que l’on ne sache déjà et puis, sans crier gare, sans doute sous l’effet de la présence affable d’un Jean-Daniel soudain livré à sa mémoire, tout un volet inusité, une histoire éclipsée filant sous la conversation et dévoilant presque à mots perdus, peu à peu, l’image des relations complexes de Camus avec l’Algérie, son pays natal. Moins des révélations que des confidences offertes en filigrane par Jean-Daniel, des instants rares, causeries amicales, apartés de bar nous restituant un Camus sensible, témoignant de ses hésitations, de ses convictions, de ses contradictions. Les silences sur l’Algérie du dernier Camus, par exemple. Troublants en effet, lorsqu’on les rapproche de ces entretiens rediffusés il y a quelques mois sur France culture, d’un Camus s’énonçant lui-même plus algérien qu’algérois. Troublants, quand on les rapproche du Camus découvrant, dès 1945, combien déjà l’Algérie ne pouvait plus être française, à la manière dont cette France la recelait alors. Ou de ce Camus souffrant de la rupture qu’il voyait inévitable et funeste, anticipant sur un devenir algéro-algérien angoissant. Mais un Camus convaincu que ce n’était plus possible. Songeons à ses reportages en Kabylie, à ses chroniques algériennes, Camus dressé contre les totalitarismes et l’autorité française, si abrutie dans ce moment de son histoire. Camus confiant à Jean-Daniel le félicitant pour son Nobel, que "l’important c’est que nous soyons déchirés". Camus en pleine contradiction, désespérant de la décolonisation mais moins fervent qu’on ne la dit de la colonisation française. Mais Camus, certes, sans l’audace d’un Sartre affirmant avec force le principe de l’auto-détermination du peuple algérien. Et puis Camus se taisant. La Guerre d’Algérie débutait. Il en avait redouté les immondes ravages. Dommage que l’on n’ait pas creusé cette identité algérienne / algéroise de Camus, aujourd’hui si importante à explorer : nos Algéries intérieures en quelque sorte…"
par JOËL JEGOUZO - DU TEXTE AU TEXTE