Un débat très médiatisé par Le Nouvel Observateur

Le philosophe Michel Onfray publie un essai féroce, « le Crépuscule d'une idole. L'affabulation freudienne » et "Faut-il brûler Freud ?" (Conférence à Argentan). Julia Kristeva, psychanalyste et auteur des « Nouvelles maladies de l'âme », lui répond.


Le Nouvel Observateur. - Michel Onfray, votre nouvel essai, « le Crépuscule d'une idole », suscite un débat très médiatisé. Abordons la question centrale posée par votre livre. Vous soutenez que la psychanalyse freudienne est présentée, non comme l'hypothèse d'un homme, mais comme une vérité d'ordre général. Pour vous, le freudisme n'est qu'« une vision du monde privée à prétention universelle ». Pourquoi ?


Michel Onfray. - En effet, la légende prétend ceci, elle se contente d'épouser la version donnée par Freud lui-même de son aventure en son temps : la psychanalyse serait une « science » à mettre en perspective avec celles de Copernic et de Darwin puisque, vexé de n'avoir pas obtenu le Nobel en 1917, Freud se pose lui-même la couronne sur la tête en affirmant que l'humanité a connu trois blessures narcissiques considérables : la première avec Copernic, qui enseigne que la Terre n'est pas au centre du monde, contrairement à ce qu'enseigne le christianisme, mais que le Soleil occupe la place centrale. La deuxième avec Darwin, qui montre que l'homme procède d'un singe et n'est pas la créature de Dieu qui signerait la perfection de la Création. La troisième avec Freud lui-même, qui prouverait que la conscience ne fait pas la loi en chacun, que le moi n'est pas maître chez lui, mais que l'inconscient fait la loi. Or cet inconscient est présenté comme une découverte majeure par Freud, mais elle n'est jamais susceptible d'une définition digne de ce nom dans les 6000 pages de l'oeuvre complète... Dès que la raison s'avance, l'inconscient recule. Immodeste, Freud ajoute même que, de ces trois sciences (astronomie, science naturelle, psychanalyse), la sienne inflige la blessure narcissique la plus profonde à l'humanité ! Version officielle, donc : la psychanalyse est une science construite de haute lutte par l'introspection qu'est l'autoanalyse de Freud présentée par les hagiographes comme une performance intellectuelle inégalée ! Alors qu'elle n'est en fait que la réactivation d'une vieille pratique antique relevant des fameux exercices spirituels... En fait, je propose une lecture nietzschéenne de Freud et, m'appuyant sur la préface du « Gai Savoir », qui affirme qu'une philosophie est toujours l'autobiographie de son auteur, qu'elle en constitue les confessions, j'invite le lecteur à me suivre dans le mécanisme de cette construction d'une discipline privée, d'une psychologie littéraire, d'une doctrine existentielle personnelle présentée comme une théorie universellement valable en vertu de la seule extension du désir de Freud à la totalité du monde. Pour le dire plus trivialement, Freud prend ses désirs pour la réalité et assène que ce qu'il affirme est vrai pour le monde entier du simple fait qu'il l'affirme. La méthode n'est guère scientifique, convenons-en..


Julia Kristeva. - Il y plus de cent ans, Freud, un petit-fils de rabbin, humaniste et psychiatre, relit les mythes confrontés aux fantasmes de ses patients et aux siens. La psyché des Grecs, le nèphèsh des juifs, l'anima des chrétiens deviennent une co-présence du développement de la pensée et de la sexualité. Aux antipodes de l'automatisation en cours de l'espèce humaine, et contre la métaphysique qui persiste à isoler la chair et l'esprit, Freud affirme ce message universel : nous sommes en vie si et seulement si nous avons une vie psychique. Certains n'en reviennent pas ! Le complexe d'Oedipe, levier de ce remaniement, varie selon les sexes, les structures psychiques et les civilisations, mais reste l'organisateur de la vie psychique. La sexualité - Freud ne cédera jamais sur ce point - ne « biologise pas l'essence de l'homme » car elle est doublement articulée : détermination biologique et liens symboliques construisent l'être parlant dans la suite des générations. Fait de langage, votre sexualité vous échappe : poussée inconsciente, tout le plaisir est là. « Dès qu'on parle on fait du sexe, il suffit d'écouter », dit Freud. Conséquences universelles de la coprésence sexualité-pensée : le transfert, moteur du lien analytique par lequel vous transférez votre mémoire passionnelle au présent pour redonner vie à votre « appareil psychique ». Subjectif, Freud s'arrache aux préjugés et pense les pesanteurs de la tradition. Son constat « la femme tout entière est taboue » sonne la fin des civilisations patriarcales. L'intensité de la relation précoce fille-mère l'amène à conclure que « la bisexualité est bien plus accentuée chez la femme que chez l'homme » et à modifier son premier oedipe. Klein, Lacan, Winnicott, Bion et d'autres développent la vitalité de ce work in progress qui accompagne le psychique jusqu'au prépsychique.

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