« Ce triple album entre dans la catégorie, maintenant très importante, des albums thématiques dont le label Frémeaux nous régale depuis longtemps. L’Afrique en Amérique ! Une tâche pas facile à cerner, surtout si l’on cherche à montrer tous les aspects parfois contradictoires d’une Afrique plus fantasmée que réelle, aussi bien dans le rock, le jazz que le calypso. Mais le résultat est probant. Le premier CD commence par un document de vingt-cinq secondes, dans les années 20, de la voix de Marcus Garvey présentant ses vœux aux « citoyens d’Afrique ». Marcus Garvey, c’est ce leader noir américain qui préconisait entre autres le rapatriement en Afrique des Afro-américains déportés par l’esclavage. Mais quelle Afrique ? Le Libéria ? L’Ethiopie (naissance du mouvement rasta) ? Beaucoup d’Afro-Américains se sentaient orphelins de leur mère Afrique, embellie, dont ils n’avaient que des souvenirs mythifiés, oubliés, transformés (essayez donc, vous, de vous souvenir du pays de l’arrière-grand-père de votre arrière-grand-père et, pourtant, cela ne fait que deux siècles). Pourtant, ces rêves trouvaient une traduction musicale. Depuis « Zulu’s Ball » ou « The King of the Zulus » où se fait entendre le cornet magique de Louis Armstrong, voire le piano d’Eubie Blake (1921) dans « Sounds of Africa », ou le style jungle de Duke Ellington, on trouve de nombreux titres faisant référence à l’Afrique (« Soudan », « Congo Blues », « Menelik The Lion of Juda ». Ce même Menelik II qui créa l’Abyssinie, et qui était en affaires avec un certain Arthur Rimbaud, ex-poète de son état et qui écrivit « Je suis un nègre ». Finalement, tout se tient). Particulièrement réussi, un « Jungle Drums » de Sidney Bechet où Zutty Singleton est superbe à la batterie, et joliment savoureux un dialecte supposé africain « African Jive » de Slim et Slam, et puis le coup de tonnerre dans un ciel pas serein du tout, le « Night in Tunisia » de Dizzy Gillespie. Le CD se termine par des documents rares montrant que les Afro-Caribéens étaient restés plus proches de la Terre des ancêtres que les Afro-Américains, plus acculturés. Petite erreur dans le livret (« King of Zulus ») où l’on fait jouer du trombone à Johnny St-Cyr, le pauvre, lui qui n’a jamais touché qu’un banjo (superbe solo, d’ailleurs). Le deuxième CD commence avec « Night in Tunisia », joué cette fois par Charlie Parker, avec Miles Davis. Puis un « Jungle King » de Cab Calloway, sorte de jeu vocal africain et américain. Puis viennent deux rocks par Annisteen Allen (« Bongo Boogie ») et par Fats Domino (« Mardi-Gras in New Orleans »). Ensuite, l’idée de pays africains indépendants (Ethiopie, Ghana) est déclinée à travers les calypsos par Blind Blake, Sugar Boy Crawford, Lord Lebby, Lord Kitchener, Lloyd Prince Thomas, Bill Fleming. La fin du deuxième CD est admirable en revenant au jazz. Tout d’abord, trois extraits fabuleux de l’enregistrement originel de « A Drum Is a Woman », dans lesquels Duke Ellington lui-même est le narrateur. Avec, curieusement intercalé, « Afro Blue » de Mongo Santamaria. Puis le superbe « Dial Africa » de Wilbur Harden, avec un John Coltrane inspiré, comme toujours, pour jouer ce blues bâti sur un rythme watusi. Une minute et demie de commentaires, en anglais, sur les rythmiques africaines, par Art Blakey, expliquant pourquoi, parti pour deux semaines en Afrique, il y est resté deux ans. Et retour à la musique avec Art Blakey explosant dans un orchestre de percussions. Enfin, en forme de clin d’oeil, une plage de musique classique, de Louis Moreau Gottschalk (1829-1869), compositeur américain admiré par Frédéric Chopin et qui avait eu l’occasion d’aller écouter les bamboulas de Congo Square. Il en avait tiré une trilogie de Louisiane, «Bamboula » (1), « la Savane » et « Le Bananier » (2). Ironie de l’histoire, « La Savane » a été enregistrée par un dénommé List (Eugene) en… 1956 pour la première fois. C’est cette version historique que l’on trouve ici. Juste avant la délicieuse « Fleurette africaine », par Duke Ellington. En écoutant ces deux derniers morceaux, à part Max Roach (dm) et Charlie Mingus (b), qu’est-ce qui permet de différencier musique classique et jazz, au fait, messieurs les ayatollahs de la musique ? Le troisième CD, aussi empli que les autres, ne comporte que douze titres, mais c’est du très lourd. Bon, ça commence par deux rocks, aux titres faisant référence à la jungle, par les Cadets, et à l’Oubangui, par Warren Smith, qui s’inspirent davantage de Tarzan à Hollywood que de l’Afrique elle-même. Mais suit un morceau de jazz de l’urgence de Jimmy Giuffre, « Two For Timbuktu (Tombouctou en french) » particulièrement dynamique, puis « Kucheza Blues » (Kucheza, c’est du swahili), huit minutes de bonheur avec Clark Terry, Benny Bailey, Freddie Hubbard aux trompettes, Slide Hampton, Jimmy Cleveland aux trombones, Sahib Shihab, Budd Johnson, Yusef Lateef, aux saxes, Kenny Burrell à la guitare, Randy Weston au piano, Ron Carter à la basse, Max Roach à la batterie, entre autres (ils sont vingt-quatre). Des musiciens africains entrent dans l’orchestre. C’est l’époque où l’Afrique, la vraie, acquiert ses indépendances et où l’Amérique obtient ses premiers succès dans la lutte pour les droits civiques. Une période d’espérance et de luttes. La focale s’est bien déplacée sur l’Afrique authentique : « Signifying Monkey » reprend un conte africain et des jeux sociétaux américains, et les Tokens reprennent le « Mbube » africain entendu sur le CD 1 qui n’est autre que le fameux « Le Lion est mort ce soir » qu’illustrera en France Henri Salvador. Les instruments africains entrent dans les orchestres de jazz (le ‘oud chez Ahmed Abdul-Malik). Enfin, vient l’un des grands passeurs, Art Blakey et ses Jazz Messengers (« Afrique ») ou son Afro-Drum Ensemble (« Ayiko Ayiko »). Là, on peut parler vraiment de retrouvailles, car les Afro-Américains découvrent tout l’art des percussions et les Africains celui du jazz, deux arts qui s’entendent à merveille. Tout aussi proche de l’Afrique, est la réappropriation jamaïcaine de Moose the Mooche, de Charlie Parker, par Count Ossie et les Wareikas. Enfin, c’est le sublime « Africa » de John Coltrane, seize minutes et demie, sur une orchestration fabuleuse de McCoy Tyner, avec un Elvin Jones, un John Coltrane, un Eric Dolphy prophétiques, qui annoncent les émeutes de Watts et la victoire d’une Amérique actuelle. Grandiose ! Le CD se termine par un hommage à Marcus Garvey, « Garvey’s Ghost », dans lequel la chanteuse Abbey Lincoln et le batteur Max Roach, qu’elle épousera l’année suivante, donnent la réplique à Mal Waldron (p), à Eric Dolphy, à Clifford Jordan pour évoquer l’un des plus grands éveilleurs de consciences du siècle. Au total, un triple album très disparate évidemment, puisqu’il regroupe rock, jazz et calypso, mais qui montre que l’étude du jazz et des musiques américaines a encore du pain sur la planche et que les tenants de l’européanocentrisme jazzique feraient bien de rester dans leurs petits souliers. »
Par Michel BEDIN – ON MAG
Par Michel BEDIN – ON MAG