« Si l’on peut assurément mourir de la routine, le label Frémeaux & Associés s’assure que vous puissiez accéder aux musiques méconnues pour quitter un temps le train-train de vos propres goûts. Aujourd’hui le Zydeco, qui, précision phonologique d’importance, se prononce « z’haricots ». Comme le légume, ça vient de là. L’anthologie menée par les soins experts et distingués de Jean Buzelin, connaisseur difficilement surpassable des cultures blues, permet de se replonger dans près de cinquante d’histoire de cette musique si confinée et méconnue qu’on pourrait légitimement poser la question de son importance, et par suite la nécessité de lui consacrer une anthologie de tout de même deux disques. Comme souvent avec maître Buzelin, c’est par la démonstration de cette importance historique et culturelle qu’il impose la nécessité de son propre travail.
Le zydeco naît en territoire cajun, dans les terres souvent marécageuses du sud de la Louisiane, aux lendemains de la Guerre de Sécession et de l’abolition de l’esclavage. Dès son origine, il se forge dans un brouet incroyablement condensé de ce qu’a pu produire trois siècles d’histoire atlantique : Acadiens francophones chassés en 1764 du Canada par les Anglais, anciens esclaves noirs, anciens planteurs créoles des îles à sucre des Antilles, ruines des communautés autochtones, etc. D’un point de vue musical, la musique zydeco s’en trouve marquée jusqu’à nos jours dans ses formes (goût pour les contredanses, les valses et autres one/two-steps), ses instruments (l’accordéon diatonique et le violon étant les plus emblématiques), enfin la langue qui fait la part belle au français si particulier de ces communautés de Louisiane ainsi qu’à un créole mâtiné d’anglais. L’anthologie suit un parti pris essentiellement chronologique, entamé en 1929 par les premiers enregistrements réalisés permettant de retrouver une trace de ce qu’était le zydeco avant le phonogramme ; notamment à travers les titres de l’accordéoniste Amédée Ardoin et du violoniste Douglas Bellard, presque exhumé par Jean Buzelin des limbes où il aurait pu être définitivement perdu. Cette première période phonographique – de 1929 au milieu des années 1930 – permet de se plonger dans un zydeco chimiquement pur, que le travail de restauration de Frémeaux & Associés restitue malgré la qualité hasardeuse de l’enregistrement. On retient notamment le classique du genre, « La Valse de la prison » (Douglas Bellard et Kirby Riley), où s’exprime sans doute quelque chose de la quintessence de cette culture à part. Dès lors, la suite de l’anthologie rétablit l’histoire musicale du genre avec une évidence que souligne les liner notes, forcément éclairants et complets. Cette histoire est comme souvent aux Etats-Unis celle de la rencontre d’une culture musicale avec les traditions afro-américaines plus larges, et notamment le blues et le rhythm and blues. (…) Cette évolution est retracée par l’impact de personnages majeurs, dont Clifton Chenier, qui connut une gloire non négligeable en son temps : seul bluesman de renom chantant entre autres en français, il fut le grand artisan de l’insertion du zydeco dans la great black music de par ses tournées dans tous les Etats-Unis aux côtés des grands noms de la musique afro-américaine (Fats Domino, Chuck Berry, Little Richard, etc.). (…)
La plus impressionnante réussite de cette rétrospective, à nouveau, est de parvenir à saisir d’évidence cette histoire si particulière de l’intégration d’une musique aussi spécifique et méconnue dans l’évolution plus large de la musique afro-américaine, tout en donnant à comprendre et entendre ses spécificités propres. En découvrant les noms qu’on suppose insolites pour bien des profanes de Bois-Sec Ardoin ou Sidney Babineaux, l’amateur de black music retrouve pourtant ceux d’Alan Lomax, Lightnin’ Hopkins ou de tout le blues revival des années 60. L’air de rien, l’anthologie rend à la culture francophone et créole tout son impact sur des musiques qu’on schématise trop souvent dans leurs racines esclavagistes et noires en faisant fi de leur complexité et de leur richesse. L’exploration de la culture francophone nord-américaine demeure incomplète si on ne la prolonge pas d’autres coffrets Frémeaux & Associés (sur la musique Cajun et les Français d’Amérique notamment), ce qui constitue comme toujours le défaut des qualités de la ligne encyclopédique du label. Pour les mélomanes en recherche de musiques inédites, ce volume se suffit à lui seul pour plonger dans une culture qui a d’abord produit des œuvres dont, outre leur originalité, possèdent surtout une grâce et une force irremplaçables. Une anthologie nécessaire, donc, qu’on ne saurait trop conseiller au grand public curieux de découvertes, bien qu’elle s’adresse prioritairement aux plus avertis. Pour tous, bon ton roula. »
Par Pierre TENNE - DJAM
Le zydeco naît en territoire cajun, dans les terres souvent marécageuses du sud de la Louisiane, aux lendemains de la Guerre de Sécession et de l’abolition de l’esclavage. Dès son origine, il se forge dans un brouet incroyablement condensé de ce qu’a pu produire trois siècles d’histoire atlantique : Acadiens francophones chassés en 1764 du Canada par les Anglais, anciens esclaves noirs, anciens planteurs créoles des îles à sucre des Antilles, ruines des communautés autochtones, etc. D’un point de vue musical, la musique zydeco s’en trouve marquée jusqu’à nos jours dans ses formes (goût pour les contredanses, les valses et autres one/two-steps), ses instruments (l’accordéon diatonique et le violon étant les plus emblématiques), enfin la langue qui fait la part belle au français si particulier de ces communautés de Louisiane ainsi qu’à un créole mâtiné d’anglais. L’anthologie suit un parti pris essentiellement chronologique, entamé en 1929 par les premiers enregistrements réalisés permettant de retrouver une trace de ce qu’était le zydeco avant le phonogramme ; notamment à travers les titres de l’accordéoniste Amédée Ardoin et du violoniste Douglas Bellard, presque exhumé par Jean Buzelin des limbes où il aurait pu être définitivement perdu. Cette première période phonographique – de 1929 au milieu des années 1930 – permet de se plonger dans un zydeco chimiquement pur, que le travail de restauration de Frémeaux & Associés restitue malgré la qualité hasardeuse de l’enregistrement. On retient notamment le classique du genre, « La Valse de la prison » (Douglas Bellard et Kirby Riley), où s’exprime sans doute quelque chose de la quintessence de cette culture à part. Dès lors, la suite de l’anthologie rétablit l’histoire musicale du genre avec une évidence que souligne les liner notes, forcément éclairants et complets. Cette histoire est comme souvent aux Etats-Unis celle de la rencontre d’une culture musicale avec les traditions afro-américaines plus larges, et notamment le blues et le rhythm and blues. (…) Cette évolution est retracée par l’impact de personnages majeurs, dont Clifton Chenier, qui connut une gloire non négligeable en son temps : seul bluesman de renom chantant entre autres en français, il fut le grand artisan de l’insertion du zydeco dans la great black music de par ses tournées dans tous les Etats-Unis aux côtés des grands noms de la musique afro-américaine (Fats Domino, Chuck Berry, Little Richard, etc.). (…)
La plus impressionnante réussite de cette rétrospective, à nouveau, est de parvenir à saisir d’évidence cette histoire si particulière de l’intégration d’une musique aussi spécifique et méconnue dans l’évolution plus large de la musique afro-américaine, tout en donnant à comprendre et entendre ses spécificités propres. En découvrant les noms qu’on suppose insolites pour bien des profanes de Bois-Sec Ardoin ou Sidney Babineaux, l’amateur de black music retrouve pourtant ceux d’Alan Lomax, Lightnin’ Hopkins ou de tout le blues revival des années 60. L’air de rien, l’anthologie rend à la culture francophone et créole tout son impact sur des musiques qu’on schématise trop souvent dans leurs racines esclavagistes et noires en faisant fi de leur complexité et de leur richesse. L’exploration de la culture francophone nord-américaine demeure incomplète si on ne la prolonge pas d’autres coffrets Frémeaux & Associés (sur la musique Cajun et les Français d’Amérique notamment), ce qui constitue comme toujours le défaut des qualités de la ligne encyclopédique du label. Pour les mélomanes en recherche de musiques inédites, ce volume se suffit à lui seul pour plonger dans une culture qui a d’abord produit des œuvres dont, outre leur originalité, possèdent surtout une grâce et une force irremplaçables. Une anthologie nécessaire, donc, qu’on ne saurait trop conseiller au grand public curieux de découvertes, bien qu’elle s’adresse prioritairement aux plus avertis. Pour tous, bon ton roula. »
Par Pierre TENNE - DJAM