« Michel Onfray philosophe alternatif » Interview par Béatrice Sutter - Revue ADN

B.S. : Vous avez transgressé les codes d’une discipline que l’on considère volontiers comme trop complexe pour être populaire en lançant l’université populaire de Caen. Quelles étaient vos motivations ?
M.O. : Je ne crois pas avoir transgressé de codes. L’université a les siens. J’ai les miens. Je n’ai jamais pensé l’université populaire comme une contre-université traditionnelle ou comme une machine de guerre lancée contre l’institution. L’Université officielle fait un travail qui est celui de la reproduction des idées dominantes par la transmission des pensées dominantes. Elle sélectionne ainsi les élites qui reproduiront le système. Elle est payante, ouvert sur inscription, elle exige un diplôme à l’entrée et en distribue un à la sortie, pour ce faire elle contrôle les connaissances. L’université populaire fonctionne à l’inverse : gratuite, ouvert à tous sans fichage administratif, elle ne demande aucun niveau, ne contrôle aucune connaissance et ne délivre aucun certificat. Elle se propose de mettre la culture au service de l’édification de soi et non de la reproduction sociale analysée finement par Bourdieu.
B.S. : La subtilité de la pensée philosophique ne perd-elle rien en voulant s’adresser au plus grand nombre ?
M.O. : Il n’est pas de philosophie tellement complexe que l’on ne puisse la raconter avec des mots simples. Je vous renvoie à l’épicurisme dont Lucrèce transmet la subtilité avec un long poème versifié ! Quand la philosophie est incompréhensible, c’est qu’il n’y a rien à comprendre. L’argument de l’obscurité présentée comme une profondeur est un argument d’autorité. J’y ai souscrit quand j’étais jeune. J’ai passé l’âge de faire semblant de me pâmer devant des textes que personne ne comprend sans oser le dire par crainte du ridicule. Dans la discrétion d’une conversation, quand je cuisine un peu mes interlocuteurs sur leur dilection pour un philosophe particulièrement obscur dont ils vantent le génie, ils finissent par rendre les armes et me dire que, finalement, ils ne comprennent pas tout ce qu’ils affirment aimer… Je n’ai pas le fantasme de la sujétion de mes auditeurs, mais celui de leur édification. L’obscurantisme est l’une des modalités de la servitude infligée à plus petit que soi. Je ne jouis pas de maltraiter mes auditeurs ou mes lecteurs en espérant qu’ils me transformeront en gourou, en grand mamamouchi qui exigerait que l’on répète ses néologismes comme des mantras. On peut donc transmettre la subtilité en restant compréhensible.
B.S. : La culture pop est souvent considérée comme une sous-culture. Partagez-vous cette opinion ?
M.O. : Par qui ? Par l’élite autoproclamée qui célèbre les petits tirages qui seraient gage de qualité parce que ce sont leurs tirages ? Ou qui fustige la télévision parce qu’elle n’y est pas invitée ? Ou qu’elle ne sait pas emporter le morceau dans cette arène qui pue le sang et la sueur ? Ou qui ne croit qu’aux auditoires de vingt personnes parce que ce sont les siens ? Il n’y a pas une culture élitiste et une culture populaire : cette fracture est l’invention de l’élite. Il y a la culture et une volonté de la rendre accessible que l’on appelle populaire et un refus de la rendre accessible que l’on peut dire élitaire. La sous-culture, si elle existait, serait celle des obscurantistes dont le modèle est plus Houdini et ses tours de magie que Socrate et sa pratique sublime.
Par Béatrice SUTTER  - REVUE ADN