« L’homme qui fit douter Sartre » par Témoignage Chrétien

Rencontre avec Jacky Berroyer. Propos recueillis par François Quenin

Benny Lévy, ex-secrétaire et ami de Jean-Paul Sartre, a donné une série de cours de philosophie à Paris 7 en 1996. Jackie Berroyer y a assisté, les a filmés et raconte son itinéraire, de l’athéisme au judaïsme, et sa relation avec Sartre.

- Témoignage chrétien : Comment avez-vous rencontré Benny Lévy ?
- Jackie Berroyer : Je travaillais au journal satirique « Hara-Kiri Hebdo ». On avait des liens avec les militants politiques aussi bien communistes que d’extrême gauche. On avait des positions différentes sur la manière de voir les choses mais on était en gros contre le système tel qu’il s’imposait et contre la politique d’alors, avec Pompidou, Giscard…
- La droite…
- Oui.J’ai publié des livres chez Balland, qui était un éditeur très particulier. On aurait dit un colonel à la retraite. Il abritait un tas de gens à cheveux longs, barbus, graisseux, qui fabriquaient un fanzine dans le fond de sa cave, « Zing », cousin d’« Hara-Kiri ». Un jour que je traînais dans la réserve et que je regardais les bouquins, j’ai remarqué qu’il n’y avait pas de philo. Une étudiante m’a dit qu’elle suivait des cours à Jussieu avec un prof très intéressant, très étonnant. J’ai assisté alors à plusieurs des séminaires de Benny Levy.
- Comment avez-vous été conduit à filmer le séminaire de 1996 ?
- Je lisais des articles où l’on parlait de Sartre, qui était, paraît-il, un prof extraordinaire, et d’autres profs de cette génération. Et je me rendais compte qu’il n’y avait que leurs livres ou des photos, mais pas d’images. Je me suis dit, ce Benny Lévy, il faudrait le mettre sur pellicule. Il savait que j’étais là en auditeur libre. C’était très sympathique, très ouvert, il y avait des gens de tous âges. Et un jour je lui ai dit : « Ce serait bien de laisser une trace. » Il était réticent. Puis est arrivé un moment où il commençait à me faire confiance. J’en ai parlé à Pascale Thirode, une amie cinéaste, qui pouvait prendre en charge le tournage.
- Comment expliquez-vous le cheminement de Benny Lévy, de Mao à Moïse ?
- Lui, il disait plutôt, en rigolant, de Moïse à Moïse en passant par Mao. Il était au sortir d’un échec. Il ne faut pas oublier que la réflexion de Benny Lévy est fondée sur l’injustice du monde et comment s’organiser pour qu’il ait moins de souffrances. Il s’est mis à se dire qu’on a beau tourner ça dans tous les sens, il y aura toujours la guerre. Il y a une impasse du politique. Il Faut donc continuer à réfléchir pour trouver une autre voie. Et tous ces gens qui étaient très engagés comme lui et avec lui, qui étaient au bord de la lutte armée, quand ils se moquaient de lui et disaient : « Il est devenu fou », il leur répondait : « Si on a voulu faire la révolution, c’est parce qu’on trouvait que le monde était immoral. Il l’est toujours, mais aujourd’hui ceux qui continuent à chercher se font moquer par ceux qui ont ouvert des agences de pub… »
- Sa rencontre avec Sartre a été déterminante.
- C’est une sorte de bilan qu’ils font ensemble. Le philosophe Gilles Hanus, qui nous a aidés dans notre travail, a écrit un livre intitulé « Penser à deux ? » Est-ce qu’on peut penser à deux ? C’est ce qu’ils ont essayé de faire quand Lévy est devenu le secrétaire de Sartre. Ils s’étaient connus dans un contexte politique. Lévy connaissait l’œuvre de Sartre à fond, peut-être plus que Sartre lui-même. Sartre était déjà malade. Ils se sont mis tous les deux à relire les grandes pensées politiques et à se demander par où ils avaient péché, et s’il y avait un bilan à faire dans l’ordre de la philosophie politique. C’est pour cela qu’il y a eu un scandale quand ils ont donné des textes au « Nouvel Observateur » (en 1979). Les sartriens purs et durs ont considéré que Sartre n’était plus aussi ferme sur ses positions. Comme si dans l’esprit de Sartre, il y avait une espèce de transcendance qui se pointait. C’était un tabou pour ces athées ; ils ont dit : « Bon, c’est l’autre, le petit juif, qui manipule le vieux, qui n’a plus toute sa puissance intellectuelle. » C’est ainsi qu’est née cette formule fameuse de « détournement de vieillard » (mot d’Olivier Todd). Ce que dit Benny Lévy, c’est qu’il faut chercher ailleurs. Et quand on lui dit : « vous allez du côté de la religion, vous allez revenir à des choses anciennes », il répond : « De toute façon il y a quelque chose de religieux dans la politique, du religieux qui s’ignore. »
- Ce qui est insolite dans son itinéraire, c’est son athéisme dogmatique, avec Mao comme emblème en 1970 jusqu’à son départ pour Jérusalem en 1997. C’est étonnant.
- Ce serait encore plus étonnant s’il n’était pas juif. Je pense que c’est par le biais de Levinas, dont il a été l’élève et le disciple, qu’il a assumé son être juif. Qu’il s’est dit : « Mais qu’est-ce qui m’a pris, qu’est-ce qui nous a pris d’avoir honte ? » Ils ont été propalestiniens. C’est comme s’ils n’avaient pas assez réfléchi à la complexité du monde. IL faut dire que toute cette histoire a une histoire …Beaucoup d’entre eux ont eu des pères qui ont subi les persécutions antijuives. Dans les années 1960, avec le stalinisme, ils ne pouvaient pas aller vers le parti communiste, ils ne pouvaient pas aller à droite, ils ont crée des groupuscules et se sont mis à croire dans la lignée du marxisme et de ses dérivées, léninistes, maoïstes, etc., qui portaient un espoir dans les luttes populaires.
- L’exemple de Mao n’est pas celui d’un communisme exemplaire…
- Il y a eu un séminaire, qui j’ai suivi, dont l’intitulé était « L’idée communiste ». Il s’agissait du communisme transhistorique. Lévy essayait de voir là où il y avait eu des tentatives de rompre avec l’égoïsme, les hiérarchies, de voir par exemple comment ça s’était passé chez les Grecs, ou dans telle autre société antique ou moderne. Il en concluait qu’il vaut mieux un communisme où chacun est à sa place plutôt qu’un communisme où tout le monde est à la même place. Qu’il ne faut pas de coiffeur aux cuisines comme cela arrivait au service militaire…
- Est-ce que Benny Lévy croyait en Dieu ?
- Je crois qu’il pensait qu’il y a de la transcendance. Dans la philosophie de Levinas, comment ça se passe ? On dit que dans l’être il y a toujours la guerre. Donc il faudrait êtres ailleurs que dans l’être. Qu’est-ce que cela veut dire, sortir de l’être ? Où est la sortie… ? Levinas a une réponse, il appelle cela l’épiphanie du visage. Pour lui, dans le face-à-face, quelque chose se produit qui nous dépasse. Par exemple, le « Tu ne tueras point. » Il paraît que c’est beaucoup plus difficile de tuer quelqu’un qui vous regarde. Pour tuer quelqu’un, il faut lui dire : tourne-toi, regarde ailleurs, ne viens pas me gêner quand je tue… Donc je pense que, oui, Lévy a arrêté d’être moderne. Il estime que l’athéisme dominant est une passion passagère. Pour répondre plus précisément, il s’est mis à prendre la transcendance au sérieux.
- Alors  que Sartre avait fait profession d’athéisme…
- Bien sûr. Je crois que ça vaut le coup de lire « Penser à deux ? » de Gilles Hanus. On voit sur quel point cela a achoppé. Sartre avait exclu les juifs de l’universel, pas par l’antisémitisme, parce qu’il fallait un sol, et les Juifs étaient alors dans la diaspora. Il faut revenir à Levinas et à son concept philosophique « autrement être ». Il considère que les Juifs ne sont pas dans l’histoire, on ne s’est pas occupé d’eux, mais ils ont une histoire sainte. Être dans l’histoire sainte, c’est cela « autrement être ».
- Benny Lévy a fait douter Jean-Paul Sartre…
- Quand Benny Lévy a fait republier ce qu’ils appelaient « L’Espoir maintenant », il a ajouté une préface où il explique ce qui s’était passé. « On m’a traité de manipulateur de vieux. Il marchait à la Chlorydrane et il était vraiment en mauvais état. Mais ce qui fonctionnait, c’était sa tête. » Il est vrai qu’on est dans un temps où un vieillard est forcément gâteux, où l’on vire les gens âgés des entreprises au lieu de s’occuper de leurs capacités et de leurs talents, de mélanger les jeunes et les vieux en fonction des compétences. On est dans le jeunisme. La critique contre Lévy a donc participé de cet état d’esprit.
- Simone de Beauvoir expliquait pour sa part que l’esprit mourait avec le corps.
- Il n’y a pas qu’elle. Beaucoup de penseurs sont matérialistes. Ils sont dans la lignée, comme le dit Deleuze, de ce qu’il appelle l’immanence, qui est l’inverse de la transcendance. Ce sont des penseurs de l’immanence. Ils sont matérialistes et ne veulent pas aller au-delà. En même temps, ils voient bien que le rationnel et la foi sont deux domaines différents et qu’on n’a pas regroupé tous les idiots du côté de la foi… encore qu’on n’est pas loin de le penser quand on est dans une période ultrascientiste. Spinoza, qui est une sorte de père de l’athéisme, n’était pas vraiment athée, mais plutôt agnostique. Il disait : « Je n’en sais rien, ça ne me parle pas, pourtant j’étais dans les écoles talmudiques. » Mais il ne cachait pas qu’il y a un mystère. Ce qui est embêtant, je trouve, chez les athées, c’est qu’ils excluent le mystère ; c’est comme si le CNRS allait tout régler à plus ou moins terme…
Par François QUENIN – TEMOIGNAGE CHRETIEN