« En marge de l’exposition Darwin au Muséum d’Histoire Naturelle, les éditions Frémeaux ont l’excellente idée de publier la lecture de l’Origine des espèces du théoricien de la filiation, qui sut développer une magistrale conception non fixiste de la formation des espèces vivantes. Darwin a 22 ans lorsqu’il part en voyage, à bord du Beagle, dont il ramènera son fameux journal, The Voyage of the Beagle, publié en 1839 sous le titre Journal and Remarks, titre qui se réfère en fait à la seconde mission d’exploration. Embarqué en décembre 1931 pour ce voyage autour du monde, Darwin y emporta avec lui une documentation considérable, dont les 7 volumes de Lamarck sur les animaux non vertébrés, un essai sur «l’uniformitarisme» qui proclamait l’uniformité des causes de transformations et dispensait l’idée de la catastrophe comme modèle du changement. Mais on sent déjà un Darwin circonspect quant à ces théories quelque peu surfaites, puisqu’il prend soin dans le même temps de se munir des ouvrages de Humboldt, combattant avec force l’idée biblique du Déluge, de la Catastrophe donc, comme modèle du changement. Dans cette même bibliothèque de voyage, on notera de très nombreuses études sur l’âge de la terre. Cap Vert, littoral de l’Amérique du Sud. Darwin saute à terre dès qu’il le peut, observe, compare, se focalise très tôt sur les ressemblances et les variations, étudie la naissance d’espèces nouvelles à partir de formes migrantes. A Tahiti, il se passionne pour les coraux. Au Brésil, éprouve un fort sentiment de révolte contre l’esclavage des noirs, à ses yeux une souillure indigne des nations chrétiennes. Il revient de son expédition qui aura duré cinq ans, avec des milliers de pages de notes dont il va en confier une partie à des experts : reptiles, poissons, oiseaux, etc. … En 1837, ces experts ont fini de décrypter une grande partie du matériel qu’il leur a fourni. Ils sont éblouis et le pressent d’en rédiger la synthèse. Darwin résiste, inaugure son note book B sur les transformations des espèces, lit en 1838 Malthus, s’intéresse au rapport tensionnel que celui-ci exprime entre croissance géométrique et croissance algébrique des populations et de leurs milieux naturels. Il en tire l’idée de sélection naturelle comme mécanisme éliminatoire, avantage reproductif. Dès lors, il travaille plus sérieusement à la mise en place de ses concepts. C’est qu’il lui faut tout inventer ! En 1839 il devient membre de la Société Royale de Londres, entreprend une enquête sur l’élevage pour comprendre comment on y opère à la sélection de variations pouvant constituer un avantage reproductif et rédige à peine une demi page raturée sur sa théorie. Le premier ouvrage qu’il publie, en 1842, porte en fait sur les récifs coralliens. Au crayon, il note sa théorie de la formation des espèces. Mais dans les années 1850, tout va se précipiter. Wallace se rapproche de ses idées, menace de publier avant lui une théorie similaire. Les amis de Darwin pressent ce dernier de ne plus tarder. En 1858, une communication des études de Wallace est livrée. Darwin présente alors ses propres travaux sur «La préservation des races favorisées dans la lutte pour la vie». Et le 24 novembre 1859, enfin, il publie, à 1250 exemplaires, De l’origine des espèces, épuisé sitôt que paru. La seconde édition augmentée de 1860 congédiera à jamais l’idée providentialiste. C’était là que le bât blessait en grande partie. Exposant sa théorie, Darwin devait faire accepter l’idée du «transformisme» contre le dogme de la création séparée des espèces animales intangibles. Darwin y explicite par la même occasion son concept de variation. Variation / sélection, ses études complémentaires sur l’élevage lui permettent de préciser son idée : dans l’élevage cette évolution des variations avantageuses se pratique sur un très court terme. Et c’est cette réflexion qui l’a contraint à se demander avec plus de pertinence ce qui, dans la nature, était facteur de sélection. Dès réception de son livre, les malentendus vont s’accumuler autour de cette idée de sélection. Celle de variation se verra sous-estimée et il faudra attendre l’ouvrage de 1870, La filiation de l’homme, pour voir Darwin lever tous les malentendus. De fait, si De l’origine des espèces peut être considéré à juste titre comme fondateur d’une vision nouvelle du monde, on ne peut que regretter le manque de publicité et de réflexion faites aujourd’hui autour de ce second ouvrage de 1870, qui constitue désormais pour nous un enjeu intellectuel essentiel pour notre civilisation ! (à suivre donc !). Pourquoi écouter Darwin, plutôt que le lire ? La réponse est simple au fond : la lecture qu’en donne Éric Pierrot nous porte comme nous porterait un cours magistral donné dans un amphi. La même attention est sollicitée, la même jouissance devant l’intelligence de l’exposition, la même joie à suivre et comprendre, au mot près, le fil d’une pensée à son propre travail ! »
Par Joël JEGOUZO