« Frémeaux & Associés et son soudard des musiques caribéennes, Bruno Blum, poursuivent leur exploration phonographico-historico-ethnomusicologique des traditions musicales afro-américaines, élargies à l'ensemble de l'histoire atlantique. La transe et le vaudou ont déjà eu droit de cité dans la collection du label de Patrick Frémeaux, mais ce Haiti Vodou constitue sans doute la première étape d'importance sur l'île d'Hispaniola, qui de ce point de vue reste à jamais la plus centrale dans l'histoire du vaudou, musicale ou non. Le livret succulent d'érudition et précision de Bruno Blum permet d'en retracer la genèse historique et culturelle en rappelant le bouleversement causé par l'indépendance d'Haïti, première république noire d'Amérique ; tout en insistant sur le fait que ce fut là particulièrement que les scientifiques et ethnomusicologues (Lomax y commença sa prestigieuse carrière) recueillirent le plus d'informations. Un rappel mené de main de maître, qui donne à voir la richesse culturelle des traditions haïtiennes, dont la mosaïque communique avec l'ensemble des traditions proches aux points de vue musical et religieux : voodoo néo-orléanais, candomblé brésilien, santeria cubaine, gwoka de Guadeloupe, transes jamaïcaines et y compris les rites originaires du Dahomey. On pourra regretter que Blum, limité dans le temps et l'espace, fasse une part plus belle aux travaux ethnologiques du XXe siècle en minorant sans doute le rôle des intellectuels haïtiens du XIXe siècle, qui firent tant pour la légitimation des cultes vaudous dans leur quête identitaire, politique, culturelle enfin. Etalée en trois disques, cette sélection s'adresse prioritairement aux amateurs de sons des plus roots et ethnomusicologiques, aux enregistrements parfois piteux mais pouvant seuls permettre de retrouver la matière de cérémonies aujourd'hui perdues. Les années 30 sont si loin... Dans l'ensemble, la qualité sonore des titres sélectionnées étonnerait positivement si Frémeaux & Associés ne nous avait pas déjà habitués depuis trop longtemps à proposer un travail aussi impeccable. Avec l'appui du livret, le coffret présente un panel qu'on voudrait croire exhaustif du spectre infini des traditions haïtiennes, dont Bruno Blum nous permet de saisir l'essence cérémonielle et religieuse en offrant des moyens de compréhension efficaces de l'impénétrable panthéon vaudou, en insistant autant sur les origines (Yoruba, Sénégal, Ibos, Dahomey, etc.) que sur les formes instrumentales (diversité des tambours notamment) et musicales (musiques non tempérées, complexité des structures rythmiques). Cette sélection permet une pénétration dans la culture vaudou et ouvre des pistes sur ses influences postérieures, si gargantuesques, sur les musiques afro-américaines du XXe siècle dont Haiti Vodou rappelle qu'elles n'eurent de rapports directs avec les traditions africaines que lointains, et essentiellement par la médiatisation des Caraïbes et de ce type de syncrétisme. Les années 50 et 60 permettent à cette compilation de s'aventurer sur un terrain plus ''grand public'' en retrouvant des personnages qui firent le lien avec la musique populaire de ces décennies, et participèrent aux inventions qui débouchèrent notamment sur certains rhythm & blues, plus encore sur la funk : Jean-Léon Désiré, le percussionniste génial Alphonse Cimber ou encore Emerante de Pradines. Personnages aujourd'hui oubliés, qui rejoignent la galerie des grands anonymes abritée avec tendresse et science par Frémeaux & Associés. Merci à eux ! A compléter par l'écoute d'autres coffrets voisins de la collection (l'esprit systématique et encyclopédique de Frémeaux & Associés souffle sur ce coffret), Haïti Vodou constitue une porte d'entrée grandiose et précieuse dans ce monde obscur et inconnu qu'est le vaudou pour la plupart des Européens. Au chapitre des regrets, on pourrait se lamenter d'un autre manque dans cette compilation, qui n'insiste que peu sur les aspects de transes et de possession, pourtant centraux dans les cérémonies et le culte vaudous. Bruno Blum fournit toutefois toutes les références nécessaires, ouvre toutes les pistes à qui voudrait se lancer dans une connaissance plus approfondie de ces questions, collectionner vévés et noms de loas ou orishas, danser zépaule et yanvalous, toucher le ganbos, déambuler nuitamment dans les cimetières paillards de Baron Samedi... Toute chose dont Haïti Vodou constitue une voie d'accès précieuse, tant l'accès à ces connaissances relève trop souvent du parcours du combattant semé d'embûches aux relents de préjugés colonialistes et racistes, et tout simplement de difficultés d'accès aux moyens d'informations. D'un point de vue musical, Haïti vodou est déjà essentiel, mais ne transportera dans l'ensemble guère que le public de spécialistes et de curieux prêts à entendre des sons parfois frustres. D'où leur nécessité, sans doute. »
Par Pierre TENNE – DJAM
Par Pierre TENNE – DJAM