"Peur du changement climatique, de la pollution, des maladies : pour le philosophe, l’absence de grand récit qui réconforte crée une angoisse de vivre. Quitte à craindre les risques du progrès ?
Petite inquiétude ou grande angoisse, rationnellement fondée ou savamment entretenue, la peur accompagne notre quotidien. Ce qui fut, et reste, l’arme de prédilection des populismes de tout poil est devenu un instrument de persuasion publicitaire pour une société hygiéniste et une inépuisable mine d’or pour la production hollywoodienne. Vivons-nous dans une société trop timorée ? Nous sommes-nous laissés gagner par une culture de peur ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférence à l’université Paris-Sorbonne, vient de consacrer un triple CD (Frémeaux & Associés) à cette question.
(...)
Cette projection opérerait aussi au niveau collectif ?
C’est peut-être cela qui caractérise notre société contemporaine. Au point de vue collectif, où nous n’avons plus de grand récit réconfortant qui nous dise, comme dans les sociétés traditionnelles : rien ne change, tout a été prévu à l’avance ; ou comme les récits religieux qui nous disent de ne pas s’en faire, puisqu’il y a un dieu qui nous aime et que la vie après la mort est la plus importante. Dénué de ces grands discours, voire des grands discours idéologiques par la suite - le marxisme était aussi un discours très puissant et très salvateur -, nous sommes face à une sorte d’angoisse : Pourquoi vivons-nous ? Où allons-nous ? Mon opinion, parmi d’autres, est que la montée des peurs dans les sociétés contemporaines est le résultat de cette angoisse contre laquelle on essaye de lutter, exactement comme le petit enfant. On démultiplie les petites peurs, les petites phobies comme un moyen de retrouver un sens à sa vie.
(...)
Doit-on apprendre à ne pas avoir peur ? Y aurait-il une éducation pour cela ?
On doit apprendre à ne pas avoir peur, c’est l’objet principal de l’éducation. Tout parent doit apprendre à ses enfants une forme de défiance, parce qu’il faut être prudent, mais éradiquer la méfiance. La défiance, c’est se fier avec réserve, la méfiance, c’est ne se fier jamais. Et aucun parent ne voudrait que ses enfants ne se défient de tout, et a fortiori de ses parents. Donc apprendre une forme de prudence, tout en permettant que nos enfants soient libres, épanouis, émancipés, heureux, et je ne vois pas en quoi la peur peut les rendre heureux. Tout le but de l’éducation, et même tout le but de la philosophie, c’est d’apprivoiser les peurs et ça n’a pas changé, aujourd’hui comme hier.
Il y a donc une relation entre peur et liberté ?
La peur nous empêche d’être libre. C’est un peu dogmatique comme formule, mais c’est ma conviction profonde. La peur ne nous rend pas libre. L’inquiétude, le souci, la prudence peut nous rendre libre, mais la peur non. Elle nous tétanise."
Interview de Pierre-Henri TAVOILLOT PAR Paul MOUSSET - LIBERATION
Petite inquiétude ou grande angoisse, rationnellement fondée ou savamment entretenue, la peur accompagne notre quotidien. Ce qui fut, et reste, l’arme de prédilection des populismes de tout poil est devenu un instrument de persuasion publicitaire pour une société hygiéniste et une inépuisable mine d’or pour la production hollywoodienne. Vivons-nous dans une société trop timorée ? Nous sommes-nous laissés gagner par une culture de peur ? Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, maître de conférence à l’université Paris-Sorbonne, vient de consacrer un triple CD (Frémeaux & Associés) à cette question.
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Cette projection opérerait aussi au niveau collectif ?
C’est peut-être cela qui caractérise notre société contemporaine. Au point de vue collectif, où nous n’avons plus de grand récit réconfortant qui nous dise, comme dans les sociétés traditionnelles : rien ne change, tout a été prévu à l’avance ; ou comme les récits religieux qui nous disent de ne pas s’en faire, puisqu’il y a un dieu qui nous aime et que la vie après la mort est la plus importante. Dénué de ces grands discours, voire des grands discours idéologiques par la suite - le marxisme était aussi un discours très puissant et très salvateur -, nous sommes face à une sorte d’angoisse : Pourquoi vivons-nous ? Où allons-nous ? Mon opinion, parmi d’autres, est que la montée des peurs dans les sociétés contemporaines est le résultat de cette angoisse contre laquelle on essaye de lutter, exactement comme le petit enfant. On démultiplie les petites peurs, les petites phobies comme un moyen de retrouver un sens à sa vie.
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Doit-on apprendre à ne pas avoir peur ? Y aurait-il une éducation pour cela ?
On doit apprendre à ne pas avoir peur, c’est l’objet principal de l’éducation. Tout parent doit apprendre à ses enfants une forme de défiance, parce qu’il faut être prudent, mais éradiquer la méfiance. La défiance, c’est se fier avec réserve, la méfiance, c’est ne se fier jamais. Et aucun parent ne voudrait que ses enfants ne se défient de tout, et a fortiori de ses parents. Donc apprendre une forme de prudence, tout en permettant que nos enfants soient libres, épanouis, émancipés, heureux, et je ne vois pas en quoi la peur peut les rendre heureux. Tout le but de l’éducation, et même tout le but de la philosophie, c’est d’apprivoiser les peurs et ça n’a pas changé, aujourd’hui comme hier.
Il y a donc une relation entre peur et liberté ?
La peur nous empêche d’être libre. C’est un peu dogmatique comme formule, mais c’est ma conviction profonde. La peur ne nous rend pas libre. L’inquiétude, le souci, la prudence peut nous rendre libre, mais la peur non. Elle nous tétanise."
Interview de Pierre-Henri TAVOILLOT PAR Paul MOUSSET - LIBERATION