« L’orchestre est splendide, inspiré, avec un drive sans équivalant » par Jazz Hot

« (…) Le Duke et l’Orchestra, comme d’habitude, sont très attendus à Paris par le public (Duke fait la couverture de Jazz Hot d’octobre). Il y eut deux jours de concerts en octobre : le 28 au Théâtre national populaire de Chaillot, le 29 à l’Alhambra, celui (soirée) qui est restitué assez complètement ici, puis un concert le 20 novembre à la Salle Pleyel, point final de la tournée, restitué partiellement ici. Les concerts d’octobre furent doublés en matinée (18h) et en soirée (21h), et même si la critique, après Hodeir en 1951, fait la fine bouche sur le Duke coupable de jouer du Duke, cette fois par la plume admiratrice mais anormalement blasée de Charles Delaunay, il n’en est pas de même de Claude Bolling qui donne, dans Jazz Hot n°138 (décembre 1958, couverture Louis Armstrong-Good Book), un très précis, excellent et enthousiaste compte rendu (complémentaire de celui de Charles Delaunay pour Chaillot) du concert de l’Alhambra du 29 octobre 1958 en soirée, repéré pour être le meilleur moment de ces deux jours, précisant chacun des thèmes interprétés, leur ordre d’exécution, qui n’est pas tout à fait celui du CD. Il nous permet également de noter que certains thèmes joués ce jour-là ne figurent pas dans le disque, comme «Perdido», et précise que «Les Feuilles mortes» et le «Concerto à l’espagnole», «La Virgen de la Hacadena», furent mal accueillis en matinée (18h) par une partie du public parisien déjà partiellement soumis à la critique blasée ou progressiste des revues spécialisées. Cela dit, on entend que le public est majoritairement en délire, pour les deux dates, en particulier dans les thèmes enlevés comme le «Diminuendo and Crescendo in Blue» avec l’habituel (depuis Newport) numéro de Paul Gonsalves qui aligne mesure sur mesure à son chorus survolté. Le public est particulièrement ravi de l’intervention de Ray Nance sur «Take the 'A' Train» suivi d’un chorus échevelé du même Paul Gonsalves, avec le soutien spectaculaire, même à l’oreille, de Sam Woodyard. Johnny Hodges y est tout le temps indispensable («MC Blue»). L’orchestre est splendide, inspiré, avec un drive sans équivalant et une liberté d’intervention qui laissent sceptique quant aux doutes de la critique sur la créativité du Duke et de son Orchestra en ce temps («V.I.P. Boogie», «Jam With Sam», «The Hawk Talks»). Avec ses leaders comme Johnny Hodges, Cat Anderson, Ray Nance, Clark Terry, Paul Gonsalves, Harry Carney, Sam Woodyard, Jimmy Hamilton, Russell Procope, et le Duke lui-même, tous porteurs individuellement et collectivement de ce qui fit le son, l’énergie, la fantaisie et la richesse du big band, l’Orchestra reste l’un des plus marquants et des plus novateurs ensembles de toute l’histoire du jazz.
Pour la mémoire, citons Claude Bolling, qui apprécia en connaisseur, et qui remarque que les musiciens (Ray Nance, Johnny Hodges, Russell Procope et d’autres) jouent sans partition, ce qui le laisse songeur en regard de l’étendue du répertoire. Pour le contexte, on sort du Festival de jazz de Cannes, et en cette période, à Paris, Jimmy Rushing passe en première partie de Billie Holiday à l’Olympia, et joue au Caméléon, avec Guy Lafitte pour les deux concerts. Sonny Rollins, Thelonious Monk, Johnny Griffin, Donald Byrd, Sarah Vaughan (couverture de Jazz Hot de septembre), Walter Davis sont à Paris, et on annonce la grande nuit du jazz à la Salle Wagram, avant de débuter 1959 par l’accueil des Messengers d’Art Blakey (couverture de Jazz Hot de janvier 1959). Autant dire que c’est un âge d’or pour le jazz à Paris. (…) »
Par Yves SPORTIS – JAZZ HOT