En 1966, le poète et ethnologue Max-Pol Fouchet tournait un documentaire sur le continent africain. Cinquante-trois ans plus tard, “Afrique noire” sort en DVD. Un objet esthétique d’exception, carrément envoûtant. « L’une des plus belles odes à l’Afrique », un « sommet inégalé du documentaire culturel » : ainsi l’éditeur d’archives sonores Patrick Frémeaux présente-t-il Afrique noire, documentaire de 1966 qui sort pour la première fois en DVD. Le dithyrambe est mérité. Car, plus de cinquante ans après sa diffusion en deux parties dans le cadre de l’émission télévisée Terre des arts, ce film hors normes agit encore comme un envoûtement puissant. Son auteur ? Max-Pol Fouchet (1913-1980) : à la fois ethnologue et poète, homme de plume et de terrain, il a notamment fondé la revue Fontaine, tribune de la résistance intellectuelle française sous l’Occupation, écrit romans et essais (Les Peuples nus), et accompagné les premiers pas de la télévision française après la Seconde Guerre mondiale. Grand baroudeur, il est tombé amoureux du continent noir dès les années 1950. Quand Max-Pol Fouchet entreprend le tournage de son documentaire en avril 1966, Léopold Sédar Senghor vient d’organiser à Dakar le premier Festival mondial des arts nègres : une façon pour le poète-président du Sénégal, figure pionnière des indépendances et chantre d’un « nouvel humanisme » comprenant « la totalité des humains sur la totalité de la planète », de donner enfin une véritable visibilité aux artistes africains. De célèbres invités ont fait le déplacement – Aimé Césaire, André Malraux, Joséphine Baker, Langston Hughes, Duke Ellington. Et dans la foulée, les six cents œuvres présentées ont ensuite été exposées à Paris, au Grand Palais. Max-Pol Fouchet, qui anime alors Terre des arts (1964-1974) à une heure de grande écoute, en profite pour consacrer deux numéros à son continent de prédilection. Comme d’habitude, l’infatigable globe-trotteur n’entend pas se contenter des images tournées à Paris au Grand Palais : lui croit au « musée vivant » et s’envole donc pour l’Afrique avec une équipe réduite, « tout en pestant contre le manque de moyens qui le prive de la couleur qu’il aurait tant souhaitée ».
Sans doute n’imaginait-il pas alors à quel point le noir et blanc contribuerait à faire de son film un objet esthétique d’exception. Dès la première séquence, on est happé dans le sillage d’une barque de pêcheurs qui glisse dans le soleil couchant sur les eaux argentées du fleuve Niger. « L’Afrique noire est sans écriture, mais elle nous propose d’innombrables images », commente respectueusement Max-Pol Fouchet. En quelques phrases lyriques, il nous impose un ton, un tempo d’une lenteur majestueuse, misant sur la puissance de l’oralité et la force du conte pour communiquer son désir constant de compréhension. Non sans ironie, il expédie ainsi les délires des premiers géographes (l’Afrique « terre de dragons ») et de Pline l’Ancien (des hommes sans tête), les clichés d’une Afrique anthropophage et barbare, mais aussi le fantasme d’un « bon sauvage, non corrompu par la civilisation ». A ces idées d’un autre âge, « première forme de colonisation », il oppose le quotidien des villages, le miroitement de l’eau, la sagesse des visages et un art non pas primitif, mais conscient, qui célèbre la vie. De l’île de Gorée aux hauts plateaux du Cameroun, du Royaume de Dahomey (ancien Bénin) aux villages dogon creusés dans la falaise blanche de Bandiagara (Mali), il pose sa caméra devant le mortier où les femmes broient le mil, dans la case du forgeron, au pied des temples, assiste même aux rituels, restituant dans son contexte une statuaire par ailleurs somptueusement filmée, comme pour mieux rendre palpable son pouvoir sacré. De ces figurines en terre cuite, bijoux de bronze et sculptures aux contours épurés, il souligne la diversité stylistique (formes cubistes, surréalistes, symboliques, voire abstraites pour les reliquaires des Bakota, au Congo), mais fait émerger les grandes figures récurrentes, dont la mère à l’enfant, les fétiches et les masques, médiateurs nécessaires pour conjurer la mort ou la faire cohabiter avec la vie. « On ne meurt pas, en Casamance, on devient invisible », dit Fouchet, en évoquant les anciens royaumes démantelés par la colonisation (tel le Dahomey, dans l’ancien Bénin).
Troués de regards béants ou, au contraire, figés en attitudes implacables, ces masques épurés semblent nous interroger. A travers eux, Fouchet ressuscite les civilisations oubliées, dont il égrène les ethnies (Nok, la plus ancienne puisqu’elle remonte à cinq cents ans avant notre ère, Sao, Sénoufo, Bamiléké, Ashanti…) comme des formules magiques, avec ce don pour allier poésie et pédagogie. De temps en temps, il tend le micro à un ethnologue éminent ou au capitaine d’une chefferie religieuse. Mais le vrai charme est ailleurs, dans le lent tourbillon des images et des sons, le rythme lancinant des tam-tam et l’exubérance des danses, la scansion sensuelle d’un poème de Léopold Sédar Senghor (Femme nue, femme noire) ou l’intimité fiévreuse d’une cérémonie d’initiation (le poète-cinéaste a été intronisé dans la confrérie des féticheurs d’Abomey). Loin des tropiques désabusés d’un Claude Lévi-Strauss, Max-Pol Fouchet compose l’ode amoureuse d’un esprit éclairé et propose une limpide réflexion sur ce qui fait art. Unique. »
Par Anne BERTHOD – TELERAMA
Sans doute n’imaginait-il pas alors à quel point le noir et blanc contribuerait à faire de son film un objet esthétique d’exception. Dès la première séquence, on est happé dans le sillage d’une barque de pêcheurs qui glisse dans le soleil couchant sur les eaux argentées du fleuve Niger. « L’Afrique noire est sans écriture, mais elle nous propose d’innombrables images », commente respectueusement Max-Pol Fouchet. En quelques phrases lyriques, il nous impose un ton, un tempo d’une lenteur majestueuse, misant sur la puissance de l’oralité et la force du conte pour communiquer son désir constant de compréhension. Non sans ironie, il expédie ainsi les délires des premiers géographes (l’Afrique « terre de dragons ») et de Pline l’Ancien (des hommes sans tête), les clichés d’une Afrique anthropophage et barbare, mais aussi le fantasme d’un « bon sauvage, non corrompu par la civilisation ». A ces idées d’un autre âge, « première forme de colonisation », il oppose le quotidien des villages, le miroitement de l’eau, la sagesse des visages et un art non pas primitif, mais conscient, qui célèbre la vie. De l’île de Gorée aux hauts plateaux du Cameroun, du Royaume de Dahomey (ancien Bénin) aux villages dogon creusés dans la falaise blanche de Bandiagara (Mali), il pose sa caméra devant le mortier où les femmes broient le mil, dans la case du forgeron, au pied des temples, assiste même aux rituels, restituant dans son contexte une statuaire par ailleurs somptueusement filmée, comme pour mieux rendre palpable son pouvoir sacré. De ces figurines en terre cuite, bijoux de bronze et sculptures aux contours épurés, il souligne la diversité stylistique (formes cubistes, surréalistes, symboliques, voire abstraites pour les reliquaires des Bakota, au Congo), mais fait émerger les grandes figures récurrentes, dont la mère à l’enfant, les fétiches et les masques, médiateurs nécessaires pour conjurer la mort ou la faire cohabiter avec la vie. « On ne meurt pas, en Casamance, on devient invisible », dit Fouchet, en évoquant les anciens royaumes démantelés par la colonisation (tel le Dahomey, dans l’ancien Bénin).
Troués de regards béants ou, au contraire, figés en attitudes implacables, ces masques épurés semblent nous interroger. A travers eux, Fouchet ressuscite les civilisations oubliées, dont il égrène les ethnies (Nok, la plus ancienne puisqu’elle remonte à cinq cents ans avant notre ère, Sao, Sénoufo, Bamiléké, Ashanti…) comme des formules magiques, avec ce don pour allier poésie et pédagogie. De temps en temps, il tend le micro à un ethnologue éminent ou au capitaine d’une chefferie religieuse. Mais le vrai charme est ailleurs, dans le lent tourbillon des images et des sons, le rythme lancinant des tam-tam et l’exubérance des danses, la scansion sensuelle d’un poème de Léopold Sédar Senghor (Femme nue, femme noire) ou l’intimité fiévreuse d’une cérémonie d’initiation (le poète-cinéaste a été intronisé dans la confrérie des féticheurs d’Abomey). Loin des tropiques désabusés d’un Claude Lévi-Strauss, Max-Pol Fouchet compose l’ode amoureuse d’un esprit éclairé et propose une limpide réflexion sur ce qui fait art. Unique. »
Par Anne BERTHOD – TELERAMA