À 97 ans, Martial Solal publie son autobiographie et raconte, au fil de ses souvenirs, sa carrière extraordinaire. Compositeur, improvisateur, orchestrateur et ancien producteur sur France Musique, le pianiste nous a reçus chez lui. Entretien exclusif avec l'un des derniers géants du jazz.
C’est l’un des plus grands jazzmen, compositeurs, pianistes français, et bien au-delà : une légende vivante de la musique. Il a joué avec Sidney Bechet, Oscar Peterson, Django Reinhardt, Stan Getz, Stéphane Grappelli, Lee Konitz et tant d’autres ! À l’occasion de la parution de son autobiographie « Mon siècle de jazz » chez Frémeaux & Associés, nous sommes ce matin chez Martial Solal.
Ce micro que nous lui tendons, il le connaît bien, lui qui a produit, au début des années 1990 et sous l’impulsion de Claude Samuel, une émission hebdomadaire sur les ondes de France Musique, accueillant une centaine de pianistes issus d’une nouvelle génération de musiciens dont beaucoup revendiquaient l’inspiration que représentait pour eux Martial Solal. De cette aventure radiophonique est né un album, Martial Solal improvise pour France Musique, en 1994, réunissant quelques-unes de ses improvisations pendant ces émissions. « Ça a duré quatre ans, tous les dimanches, explique-t-il. Je faisais des éloges de tous mes pianistes, bons ou mauvais d’ailleurs. Ça m’a appris beaucoup. On apprend beaucoup en écoutant les autres. J’ai aussi appris à parler au micro, à me présenter en public, ce qui n’était pas ma tasse de thé. J’étais très timide dans mes premières années, confesse le pianiste. Il m’a fallu un grand nombre d’échecs pour arriver à être à l’aise. À la fin, j’étais très à l’aise. Pour mon dernier concert, j’étais même amusant, paraît-il ».
L’autobiographie de Martial Solal se présente comme un voyage au fil de ses souvenirs, précis et vivants, au cœur d’une vie musicale extraordinaire. « Tous les soirs, raconte-t-il, ma femme se couche à 23 heures et moi à 1 heure du matin. Pendant ces deux heures, je repense à tout, je le dicte à mon téléphone, ça m’occupe et ça me fait découvrir 1000 choses que je n’ai pas écrites dans le livre. J’aurais pu écrire 500 pages, j’en ai écrit 150 ».
Le musicien ouvre son texte sur sa ville natale, Alger, où il naît le 23 août 1927. Il y vit dans l’appartement familial, face à la mer, et y rencontre le jazz grâce à Radio Alger. Il se souvient notamment de l’une de ses premières découvertes, l’orchestre de Glenn Miller, « résolument moderne à l’époque », précise-t-il. « Il avait réussi à donner un son différent à sa section de saxophones, poursuit Martial Solal, en mettant une clarinette comme première voix. Un son mielleux, plus aigu que les saxophones habituels, et moi j’adorais ça. J’ai relevé tous ses thèmes et je les connais encore par cœur. Ils sont dans ma tête en tout cas, pas dans mes doigts. » Puis c’est à l’âge de 22 ans qu’il gagne Paris. Il ne connaît personne, mais jouera pourtant très vite dans les plus grands clubs de la capitale. Le Club Saint-Germain est l’un d’entre eux, deux ans seulement après son arrivée, où il se produit notamment avec Django Reinhardt. « Avant tout, il fallait gagner ma vie, explique-t-il, donc il fallait que je joue. J’étais en compétition avec tous les autres pianistes, donc j’essayais de faire des progrès. J’avais une certaine confiance en moi, peut-être une inconscience, mais j’ai continué sans trop me soucier de l’avenir immédiat. Les choses se sont bien passées, j’ai eu des chances incroyables. J’ai presque honte d’avoir eu tant de chances, qui m’ont amené au sommet. »
Des clubs de jazz à la composition
Parmi ces « chances incroyables », il y a le grand écran, pour lequel Martial Solal compose grâce à la rencontre de deux grands réalisateurs : Jean-Pierre Melville et Jean-Luc Godard. Il composera, entre autres, la musique d’A bout de souffle en 1960. Mais ces opportunités s’accompagnent d’un esprit d’audace et d’indépendance, qui n’a jamais quitté Martial Solal. C’est ainsi qu’il compose sa Suite en ré bémol pour quartette de jazz, 30 minutes de musique particulièrement élaborée, à un moment où les musiciens de jazz, lui compris, « ne jouaient que sur des thèmes de 32 mesures », dit-il. « J’allais contre tous, et ça étonnait un peu ».
Cette liberté d’esprit, le musicien l’a toujours assumée : il n’a jamais voulu ressembler à personne. « Copier était tout ce que je détestais, affirme-t-il. J’avais des idées folles en tête que je n’arrivais pas à exprimer. Mais j’espérais un jour pouvoir le faire grâce au travail, à la technique. Je n’achetais pas de disques. Mais je connaissais tout. Il n’y a pas besoin d’écouter toutes les Sonates de Beethoven pour savoir ce qu’est l’univers beethovénien ».
Orchestrateur pour le symphonique
Improvisateur, musicien dans les plus grandes formations, compositeur audacieux pour le jazz et le cinéma, Martial Solal a aussi composé pour le symphonique, notamment les orchestres de Radio France. Une dimension importante de sa carrière à laquelle l’Orchestre National de France a rendu hommage, il y quelques années, en interprétant plusieurs de ses Concertos, dont certains étaient joués pour la première fois. « J’avais envie de pleurer, se souvient Martial Solal. J’étais très heureux. » Car la musique classique l’a toujours accompagné, depuis sa formation jusque dans ses sources d’inspiration pour l’écriture, et parce qu’il était important pour lui de réunir deux mondes musicaux qui ne se mêlaient pas beaucoup. « À l’époque, il existait une différence de mentalités, une forme de distanciation, raconte Martial Solal. Moi, je voulais absolument rompre ces barrages. Je n’étais pas le seul, beaucoup de musiciens de jazz ont écrit pour le symphonique. Mais je pensais que la musique c’était la musique, et que le jazz méritait une meilleure destinée que celle qu’on lui réservait. Pour s’agrandir il lui fallait des ailes, des œuvres de longue durée comme celles de Duke Ellington par exemple. Il fallait sortir de sa coquille, et donc flirter avec les autres mondes de la musique. La musique symphonique est tellement riche que l’on pouvait forcément y puiser quelques idées supplémentaires ». Des œuvres auxquelles Martial Solal tient particulièrement, et qui méritent aujourd'hui d’être transmises au public.
Par France Musique - L'invité du jour