« Rejouer toute sa philosophie » par Actualité Juive

Il faut se représenter l'intensité du sentiment d'abandon de tout un peuple au sortir de la guerre. Ce « délaissement », c'est le philosophe Emmanuel Levinas qui en a parlé dans un texte intitulé « Noms propres », où il évoque, en termes poignants, le « congé de toute France » et l'évanouissement de tout espoir.

Mais un autre philosophe, non juif, a su toucher les cœurs avec un livre publié en 1946. C'est Jean-Paul Sartre. Rédigé deux années auparavant, les Réflexions sur la question juive se présente comme un manifeste magnifiquement écrit. Par son acuité intuitive et empathique, cet essai suscitera l'admiration des pionniers de l'école de Francfort, et notamment d'Adorno, alors exilé aux États-Unis, qui jugera le travail de Sartre « remarquable ».

La thèse est exprimée avec toute la maestria sartrienne, qu'Aliocha Wald Lasowski restitue dans son brillant essai. Elle peut se résumer comme suit : la source de l'obsédante « passion » antijuive réside dans l'envahissante irrationalité des persécuteurs des juifs - de ces « antisémites » dont Sartre livre un portrait aussi aigu que vertigineux. Cette révolution méthodologique, qui retourne l'objectif sur I'acteur et non plus sur l'objet de la haine, demeure un des grands acquis des Réflexions, Un Claude Lanzmann ou un Pierre Vidal-Naquet, dont les familles ont été si éprouvées par les persécutions raciales, ne s'y sont pas trompés - et ont été bouleversés par le geste sartrien. L'antisémite, dont Sartre avait déjà tracé le portrait, évoqué par l'auteur, avec la figure sombre de Lucien Fleurier, est bien, comme le souligne Wald Lasowski, un homme tout en négativité. Un homme des passions tristes et du ressentiment.

L'autre idée très forte consiste à affirmer que « le juif », est un « construit » de « I’antisémite » Cette théorie de « l'être par l'autre », a donné lieu à d'interminables controverses, souvent injustes. Très bon connaisseur de l'œuvre de Raymond Aron, Wald Lasowski, lui-même issu d'une famille juive, n'ignore pas ce que cette théorie sartrienne du juif par le regard de l'autre doit à la figure, si bien connue de Sartre, du sociologue juif lorrain, ultra-assimilé. Aron, pour Sartre, était d'ailleurs un exemple du juif « authentique », plus admiré de lui que ne pourrait le laisser croire leur différend idéologique sur le communisme.
Toute la saveur de l'essai de Wald Lasowski est de restituer sur la durée la cohérence et la constance du souci des juifs manifesté par Sartre - et, ce, en dépit de très regrettables errements. Sartre est tombé amoureux de l'État d’Israël. Il a été ému jusqu'à ses tréfonds par ce petit État né d'un miracle et qui a su faire refleurir le désert. II y a noué de solides amitiés comme celle d'Ely Ben Gal. Il savait aussi, pour être né en 1905, ce que la renaissance de l'antique nation hébreue réparait d'avanies perpétrées au fil des siècles contre le peuple du Livre. La rencontre, tardive, mais décisive, avec un jeune chef mao, né au Caire, et avide de trouver une issue hors de la vision politique du monde, Pierre Victor, alias Benny Lévy, va permettre à un Sartre intérieurement si jeune de rejouer toute sa philosophie. Comme le rappelle l'auteur, Sartre, presque aveugle, fait jouissivement feu sur le Quartier général...

A. Lx. - Actualité Juive