« Elle est, depuis l'Antiquité, un outil essentiel à la vie, explique Luc Ferry, qui revisite en pédagogue l'histoire des idées. » par Dominique SIMONNET – L’EXPRESS
A l'heure des cellules psychologiques de crise, où chacun se voit sommé d'épancher son âme et de "faire son deuil" au moindre traumatisme, la philosophie, quête laborieuse d'une vie éclairée, peut paraître bien désuète. N'est-elle pas d'ailleurs écartée de la culture commune, reléguée au rang de spécialité universitaire ? Aujourd'hui, un étudiant français se doit de connaître les mathématiques, l'histoire, la littérature, un peu de science, mais on ne lui tient pas rigueur s'il prend Kierkegaard pour une marque de bière. Pourtant, rappelle Luc Ferry, nos convictions, nos valeurs, nos réactions face à la maladie, à la mort, à la souffrance, trouvent toutes leurs racines dans les réflexions des penseurs depuis l'Antiquité. Loin d'être une matière subsidiaire, la philosophie serait donc un outil indispensable pour mieux vivre.
Une continuité des visions du monde
C'est cette conviction qui a incité l'ancien ministre de l'Education à rédiger ce petit précis destiné aux jeunes générations. Où il déroule deux bons millénaires d'évolution des idées. Tutoyant le lecteur à l'instar d'Epictète (premier auteur philosophe), Ferry raconte, en termes clairs, comment se sont élaborées les visions successives du monde et comment chacune d'elles a inspiré une conception de l'homme, une pratique de la vie en société et une doctrine du "salut" (ce qu'il advient après la mort). On pourra contester son choix, déplorer l'absence de telle ou telle figure, mais l'ouvrage n'a pas la prétention à l'exhaustivité. Et son principal mérite est d'inscrire les grandes théories dans une continuité historique où elles prennent tout leur sens (intégrant les quinze siècles de pensée religieuse, qui passent aux oubliettes chez d'autres auteurs), montrant comment chaque chapelle s'est édifiée sur les vestiges de la précédente.
Ainsi le stoïcisme antique, qui veut plier la société à l'ordre naturel, est-il balayé par la révolution chrétienne, qui, elle, invente un dieu incarné, porte-parole des faibles, et élabore une morale du salut plus performante (l'immortalité pour tous grâce à la résurrection). Elle est à son tour emportée par la révolution scientifique de la Renaissance ("une crise des repères inouïe", note Ferry), qui affirme que chaque individu est libre et perfectible. Doctrine elle-même battue en brèche par les grands idéaux laïques (la révolution, la patrie, la science), à leur tour détruits par le postmodernisme ravageur d'un Nietzsche, pour qui l'humanisme n'est qu'une idole de plus (thèse fétiche des nazis). Et nous nous retrouvons, épuisés, dans le monde de Heidegger, celui de la technique souveraine qui n'a plus de projet, si ce n'est sa propre répétition frénétique.
Et après ? Comment penser un monde sans dieu, sans idéologie, sans illusions ? Que reconstruire sur les décombres ? Au terme du voyage, Luc Ferry plaide pour une "pensée élargie", une sorte de marché aux idées, qui, avant de jeter les doctrines à la poubelle, en recyclerait les bons morceaux afin d'élaborer un nouvel humanisme. Vaste chantier qu'on lui laissera... Le lecteur, lui, trouvera en tout cas dans ce kit de survie philosophique quelques bonnes idées qui l'aideront sinon à mieux vivre, du moins à mieux penser. » par Dominique SIMONNET – L’EXPRESS
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