“Il est des cas fortuits où l’homme le plus perplexe, quelque désabusé qu’il puisse être, obtempère à des contingences qui, quoiqu’aléatoires, n’en revêtent pas moins un caractère intrinsèque » écrivait Bergson voici plus d’un siècle. Eh bien c’est un peu dans cette situation que je me trouvais en septembre 2021 quand j’assistai, à l’invitation de Jean-Paul Celea, à l’enregistrement du présent CD au studio Sextan de Malakoff.
Perplexe et un brin désabusé, je l’étais, car je traversais une période de baisse de créativité et de réactivité. Pas de dépression, juste de passage à vide. J’ai donc passé quelques heures dans la cabine de prise de son en compagnie de Gérard de Haro qui avait, pour l’occasion, abandonné son fief provençal de La Buissonne. « Assister » à un enregistrement où les zicos sont chacun dans leur propre espace, munis d’un casque, alors qu’on est soi-même dans la cabine de l’ingé-son est un bien grand mot.En fait on ne voit pas grand-chose et on entend juste la musique en train de se faire et les dialogues de l’ingé-son avec les musiciens qui viennent le rejoindre périodiquement pour écouter et commenter les prises effectuées. J’ai donc suivi tout ça dans un état de semi léthargie pas désagréable mais peu productif, et j’en ai gardé le souvenir d’une musique plutôt jolie. Quelle erreur ! Face au produit fini — le CD où la zik est mixée et masterisée — je ne peux que reconnaître qu’on est dans la pure beauté et bien loin de toute joliesse. Et ce dès qu’on a vu la pochette du CD où les trois visages, de profil, regardent vers un horizon hors-champ. Une photo qui ne peut être que l’œuvre de Jean-Baptiste Millot (que j’appelle « Millot mio » car nous sommes assez proches). Ce petit salaud me cloue régulièrement sur place tant ses photos respirent l’humanité et révèlent la profondeur des musiciens qu’il immortalise. Et je vous rappelle au passage qu’un musicien est un être humain (comme vous et moi) avant d’être un instrumentiste. C’est cela que les photos du gars Millot captent mieux que la plupart de ses confrères preneurs d’images fixes.
La beauté, on la trouve aussi dans les magnifiques notes de pochette de my main Man François Lacharme, qui écrit rarement mais de façon si poétique, si sensible et en grand connaisseur de la musique et des musiciens qu’on en reste baba, cloué sur place. A tel point que le pauvre chroniqueur (votre serviteur, en l’occurrence) se demande si son petit papier — en comparaison — ne passera pas pour un « bibelot d’inanité sonore » (eût dit Mallarmé). Mal armé pour parler de la musique de ce trio superlatif après qu’on a lu les liner notes de Lacharme, je l’étais certes. Mais il faut bien descendre à la mine, gagner sa pitance et tenter de conserver l’estime du Boss de couleursjazz.fr Alors allons y, Alonzo ! Je ne connaissais pas tellement Hervé Sellin en tant que pianiste de trio et compositeur. Ici il se montre sous un jour enchanteur dans les deux domaines : toucher somptueux, phrasé inventif, voicings de toute beauté, compos fort intéressantes… Pas étonnant que Celea et Humair (que je connais bien mieux) aient choisi d’emboiter le pas à ce cadet coruscant. Que dire sur ce bassiste et ce batteur qui n’ait déjà été écrit mille fois ? Qu’ils sont, chacun sur son instrument, au top du top non seulement européen mais mondial. Qu’ils s’entendent par ailleurs comme larrons en foire et qu’un pianiste, en leur compagnie, ne peut que donner tout ce qu’il a dans les doigts, dans les tripes et dans le cerveau (que j’appelle « les tripes d’en haut » car il ne faut pas oublier que le cerveau, comme le cœur ou le foie, est un viscère et non pas une sorte d’ordinateur en chair entouré d’os). Bref, sur quelques thèmes de Sellin, quelques standards modernes (dont un splendide « Black Narcissus » — de Joe Henderson — où la contrebasse de Celea, jouée à l’archet, se charge de la mélodie et de la charge émotionnelle par la même occaz) et deux compositions collectives, nos trois gaillards mettent la barre si haut qu’on imagine la plupart des trios de piano de France et du monde en train de se blottir frileusement dans leur terrier en attendant que l’orage passe. Il ne passera pas de sitôt quand vous aurez fait goûter ce festin sonore à vos papilles auditives et remis moult fois la galette sur votre lecteur. Et, croyez-moi ou pas, c’est ce que j’ai fait à maintes reprises avant de me décider à écrire ces quelques lignes sur mon fidèle Mac Book Pro, en bon professionnel que je suis, ému de façon plus passionnelle que professionnelle par les nouvelles histoires que nous content Sellin, Celea et Humair
Par Thierry QUENUM – COULEURS JAZZ