« La prose délicieuse de Gerber et son analyse des plus fines » par LDNJ

Le label patrimonial Frémeaux & Associés nous fait découvrir à chaque parution des enregistrements rarement regroupés tout à fait dignes d’intérêt.
Pour traiter de l’irruption du style musical bebop qui révolutionna l’histoire de la musique aux Etats-Unis, les célèbres éditions maintes fois primées  proposent de reprendre les livrets d’un joyau de leurs productions The Quintessence. Dirigée par Alain Gerber cette collection retrace inlassablement depuis trente ans l’histoire du jazz en coffrets copieux aux textes de présentation exceptionnels. Chaque anthologie présente en effet un livret très précis où figurent les renseignements discographiques complets des différentes séances choisies et un écrit biographique sur les musiciens qui ont initié le mouvement et participé à son évolution.
Le texte vif, original et toujours documenté sur cette révolution musicale à New York dans les années 40 qui traça une ligne de partage entre jazz classique (la Swing era des big bands, une musique de danse et d’entertainment) et jazz moderne est dû à l’instigateur de la collection.
On retrouve la prose délicieuse de Gerber et son analyse des plus fines, historien et écrivain de jazz de référence dont les émissions sur France Musique et France Culture ont formé la culture jazz de nombreux auditeurs.
Alain Tercinet était la référence incollable sur l’histoire de ces enegistrements dont il nous livrait tous les détails avec gourmandise et érudition. Comme dans une vraie association, des complicités se créèrent entre ces deux plumes qui faisaient de chaque livret un plaisir rare de lecture que l’écoute des enregistrements vient renforcer. Entre respect d’une chronologie impeccablement étudiée et espace poétique.
Leurs choix éminemment subjectifs ont rassemblé les titres les plus représentatifs du talent et du style uniques de chacun des musiciens choisis. De partial mais jamais partiel pourrait-on qualifier leur travail.
Alors qu’Alain Tercinet rend compte de la complexité de cette révolution mélodique, harmonique, rythmique, le scénario d’Alain Gerber immerge dans la vie des boppers. Tous deux font revivre au fil des pages, les figures majeures, la puissance de tel ou tel jazzman que l’on reconnaît à des accessoires ou détails : à tout seigneur, on commence avec Miles The man we loved qui a droit à deux chapitres, l’oiseau de feu Charlie Parker le talonne, Dizzy Gilllespie, génie de proximité, Bud et Monk l’homme de nulle part, les pianistes phare du bop suivent, Kenny Clarke l’anti-batteur de choc qui ouvrit la voie à toute une génération, sans oublier Max Roach le Bertolt Brecht de la batterie de jazz. Une seule femme certes, mais c’est la "divine" Sassy, l’inoubliable Sarah Vaughan.
Plaisir intense et nostalgique que de plonger dans la vision du Harlem de l’époque, la vibrante évocation de la 52ème rue, des clubs le Minton’s Play house, l’Onyx (naissance du bop) avec Dizzy dont le titre de l’autobiographie jouera avec le rebond To be or not to bop.
Si “Groovin high”, “Salt peanuts”sont les chevaux de bataille du bebop, si Bird et Dizzy sont liés à jamais musicalement, le bebop est oeuvre collective. Les auteurs s’attardent bien volontiers sur les singuliers chefs de file, mais citent aussi les seconds couteaux.
Avec cette histoire du bebop, au coeur de la vie violente de ces musiciens en proie au racisme et à une farouche ségrégation, on assiste aux débuts d’une musique libérée, expérimentée lors de jazz sessions redoutables précisément décrites. Ce livre indispensable sur une musique décrétée pour “musiciens” conviendra aux amateurs éclairés mais constituera une vraie découverte pour les non initiés. Le lyrisme érudit de l’un et la précision impeccable de l’autre épousent parfaitement le sujet, un vrai travail d’équipe et évidemment a labour of love.
* Figure aussi dans ce livre le tromboniste Jay Jay Johnson, dernier coffret The Quintessence paru en 2024 où Alain Gerber donne son sentiment sur le musicien "en-deçà et au-delà du bebop" alors que Jean Paul Ricard reprend le rôle du regretté Alain Tercinet (disparu en 2017) dans lequel il ne dépare pas, s’attachant au factuel et à la chronologie en donnant une biographie détaillée du musicien.
Par Sophie CHAMBON – LES DERNIERES NOUVELLES DU JAZZ