« Les baguettes et la plume » par Jazz Magazine

On aurait pu intituler l’ouvrage : « Les baguettes et la plume ». Dans ce très original récit autobiographique Alain Gerber raconte, tambour battant, l’histoire d’un aspirant batteur, longtemps abattu par ses insuffisances, qui se décide à l’âge de la retraite à recharger ses batteries pour enfin « travailler » son instrument et découvrir cette évidence longtemps refoulée : « le batteur que je ne serai jamais m’aura été plus proche que le professeur, le journaliste, l’homme de radio, l’écrivain que je fus ». En 2008, Alain Gerber, pour cause de limite d’âge, fut chassé des ondes de France Musique où il animait une émission quotidienne aujourd’hui culte : « Le jazz est un roman ». Fort meurtri par ce brutal « remerciement », cet ours solitaire et « irrécupérable timide » trouva à Toulon deux ans plus tard dans une maison dotée d’un cabanon où il séjourne désormais une heure par jour pour y tambouriner assidument en toute allégresse. « Chaque fois que je franchis les portes de mon cabanon, j’entre au pays des merveilles ». Ces confessions d’un enfant de la batterie sont le récit intense et intime d’une épiphanie : la révélation tardive « à la septantaine révolue » du bonheur de jouer de ce drôle d’instrument, aussi proche que lointain qu’est la batterie de jazz. Si, lucide sur ses limites, le romancier a fait le deuil du musicien qu’il aurait pu être, il ne désespère pas néanmoins de devenir « un jour » batteur épanoui. Longtemps, depuis son adolescence à Belfort et pendant toute sa vie parisienne, la pratique de la batterie fut pour lui un divertissement d’autodidacte volage. A quatre-vingts ans elle s’impose comme une passion vitale, une respiration nécessaire. « La musique, constate-t-il sans amertume, ne m’aura pas accordé les mêmes privilèges que la littérature. » Dans ce livre en forme d’autoportrait sincère et pudique, sans la moindre complaisance ni indulgence envers lui-même, ce magicien du verbe réussit à établir le parallèle « entre le profil de (sa) carrière d’écrivain et la courbe de (ses) relations avec la batterie » et toute sa panoplie d’accessoires fétiches (baguettes, balais, cymbales, etc.) Mais aussi avec tous les tambours majeurs qui ont rythmé et enchanté sa vie d’amateur (Kenny Clarke, Roy Haynes, Philly Joe Jones, Connie Kay, etc.) Avec force digressions, détours et confidences, avec une confondante virtuosité de plume, dans une langue riche et fleurie, un style personnel au phrasé sinueux, il se souvient avec humour des vicissitudes du « pigisme », à savoir « le métier funambulesque de journaliste free-lance ». Invité dès 1964 par Jean-Louis Ginibre à collaborer à Jazz Magazine, Gerber n’a pas pu, malgré le talent de plume et d’érudition qu’on lui connaît, écrire uniquement sur le jazz. Il fallait bien survivre ! « Mercenaire polyvalent, gratte papier tout-terrain », il dut se résoudre pendant des années à n’être qu’un plumitif commis aux écritures alimentaires avant de devenir, enfin, autour de la quarantaine, un véritable écrivain. Toujours à la recherche d’une confiance en lui qui lui échappe, Alain Gerber, modeste, s’estime aujourd’hui « plausible » dans son habit d’homme de lettres, seulement « passable » mais tellement heureux dans son rôle de poète des baguettes. On sort heureux de la lecture de ce récit initiatique en ne se souhaitant qu’une chose : trouver comme lui à l’âge plus que de raison la déraison d’une passion.

Pascal ANQUETIL - JAZZ MAGAZINE