[…]Une seule règle : "Pousser d'une telle raideur le grand cri nègre, que les assises du monde en seront ébranlées."
Que pensez-vous du terme de francophonie ?
Que voulez-vous ? Il existe, je l'accepte. Je ne l'ai pas inventé. Je suis francophile, mais ce n'est pas sur la francophonie que je mets l'accent. Je ne me sens pas assimilé français, mais à l'école communale on nous a appris à lire en français. J'ai appris à penser en français, j'ai aimé les écrivains français, et quand j'arrive au Havre, après vingt jours de bateau, je prends le premier train de ma vie. Par la fenêtre, je reconnais les prés, les paysages que je ne connais pas. Dans nos livres d'histoire et de géographie, tout était dit. J'étais si curieux de connaître la France, de connaître Paris. Nous aimions ce que nous lisions, le journal, les livres récents, le latin et le grec : on trouve tel mot, et je le reconnais en créole. Cela dit, jamais je n'ai voulu faire du français une doctrine. Ce qui m'intéressait, c'était l'identité nègre. Toi le Sénégalais, toi le Guyanais, qu'est-ce que nous avons en commun ? Pas la question de la langue : la question nègre. La langue française nous passionnait. Les anglophones, les Américains avaient déjà développé une littérature nègre : Langston Hughes, Richard Wright, and so on, c'était pour nous une révélation. Les premiers à avoir posé les bases, les Nègres américains.
[…]En 1945, j'arrive à l'Assemblée nationale, je vois un petit homme noir à grosses lunettes, il tombe dans mes bras : "Alors, Césaire ! tu es député de la Martinique, moi du Sénégal..." J'ai continué de le voir pendant tout son séjour parisien, ainsi que Léon Gontran Damas, le Guyanais, ou Michel Leiris. Nous parlions à l'infini des Antilles, de l'Afrique et de la "négritude".
Le mot "nègre" était insultant.
Mais ce n'est pas nous qui l'avions inventé. Un jour, je traverse une rue de Paris, pas loin de la place d'Italie. Un type passe en voiture : "Eh, petit nègre !" C'était un Français. Alors, je lui dis : "Le petit nègre t'emmerde !" Le lendemain, je propose à Senghor de rédiger ensemble avec Damas un journal : L'Étudiant noir. Léopold : "Je supprimerais ça, on devrait l'appeler Les Étudiants nègres. Tu as compris ? Ça nous est lancé comme une insulte. Eh bien, je le ramasse, et je fais face." Voici comment est née la "négritude", en réponse à une provocation.
Dans quelles circonstances avez-vous rédigé votre Cahier d'un retour au pays natal ?
Regardez cette photo. Petar Guberina ! Un soir de 1935, je rentre à la Cité universitaire. Je reviens du théâtre : Giraudoux, joué par Jouvet, je n'allais pas rater ça ! Je traîne, librairies, bouquinistes, je n'ai plus un sou. A la cantine, je prends, je ne sais plus, quelques traces de tomates. Alors la serveuse me dit : "Vous ne mangez jamais de viande ? Vous n'avez pas d'argent ? - Non, mademoiselle, ce n'est pas une question d'argent, c'est une question de philosophie : je suis végétarien." Grand éclat de rire derrière moi ! C'est ce beau type, assez sombre de peau, Petar Gubarina : "Moi aussi, je suis végétarien, pour la même philosophie !"
On devient copains, les meilleurs du monde. Comme à Senghor de l'Afrique, je lui parle du monde slave. Il s'aperçoit à sa grande stupeur que je sais beaucoup de choses sur son pays. J'apprends quelques mots de croate, écoutez... je les sais encore.
A son retour chez lui, il me télégraphie : "Aimé, qu'est-ce que tu fous à Paris ? Tu t'emmerdes, c'est l'été, viens me voir à Zagreb." Je n'ai pas un sou pour retourner en Martinique, et ce fou m'invite en Croatie. Bref, je prends le train. Au bout, sur le quai, sa famille me réserve un accueil extraordinaire. Les paysages, le découpé de la côte, l'exil, la mer, tout me rappelle la Martinique. Et du troisième étage de la maison, devant un paysage de splendeur qui me rappelait le Carbet, j'aperçois une nuée d'îles : "Petar, regarde celle-là : c'est ma préférée, comment s'appelle-t-elle ? - Martiniska ! - Mais alors ! c'est la Martinique, Pierrot !" Autrement dit, faute d'argent, j'arrive dans un pays qui n'est pas le mien, dont on me dit qu'il se nomme Martinique. "Passe-moi une feuille de papier !" : ainsi commencé-je Cahier d'un retour au pays natal.
Vous êtes fier de votre action politique ou de votre oeuvre poétique ?
Elles vont ensemble. Pendant les conseils municipaux, je m'absentais : pas physiquement, bien entendu, mais pour écrire en secret. Un beau jour de vacances, j'extirpais les papiers de ma poche, c'était un poème. Ma poésie est née de mon action. Je n'ai jamais voulu faire une carrière poétique, en demandant aux gens qu'on me foute la paix pour créer. Non : écrire, c'est dans les silences de l'action.
Propos recueillis par Francis MARMANDE – LE MONDE
Que pensez-vous du terme de francophonie ?
Que voulez-vous ? Il existe, je l'accepte. Je ne l'ai pas inventé. Je suis francophile, mais ce n'est pas sur la francophonie que je mets l'accent. Je ne me sens pas assimilé français, mais à l'école communale on nous a appris à lire en français. J'ai appris à penser en français, j'ai aimé les écrivains français, et quand j'arrive au Havre, après vingt jours de bateau, je prends le premier train de ma vie. Par la fenêtre, je reconnais les prés, les paysages que je ne connais pas. Dans nos livres d'histoire et de géographie, tout était dit. J'étais si curieux de connaître la France, de connaître Paris. Nous aimions ce que nous lisions, le journal, les livres récents, le latin et le grec : on trouve tel mot, et je le reconnais en créole. Cela dit, jamais je n'ai voulu faire du français une doctrine. Ce qui m'intéressait, c'était l'identité nègre. Toi le Sénégalais, toi le Guyanais, qu'est-ce que nous avons en commun ? Pas la question de la langue : la question nègre. La langue française nous passionnait. Les anglophones, les Américains avaient déjà développé une littérature nègre : Langston Hughes, Richard Wright, and so on, c'était pour nous une révélation. Les premiers à avoir posé les bases, les Nègres américains.
[…]En 1945, j'arrive à l'Assemblée nationale, je vois un petit homme noir à grosses lunettes, il tombe dans mes bras : "Alors, Césaire ! tu es député de la Martinique, moi du Sénégal..." J'ai continué de le voir pendant tout son séjour parisien, ainsi que Léon Gontran Damas, le Guyanais, ou Michel Leiris. Nous parlions à l'infini des Antilles, de l'Afrique et de la "négritude".
Le mot "nègre" était insultant.
Mais ce n'est pas nous qui l'avions inventé. Un jour, je traverse une rue de Paris, pas loin de la place d'Italie. Un type passe en voiture : "Eh, petit nègre !" C'était un Français. Alors, je lui dis : "Le petit nègre t'emmerde !" Le lendemain, je propose à Senghor de rédiger ensemble avec Damas un journal : L'Étudiant noir. Léopold : "Je supprimerais ça, on devrait l'appeler Les Étudiants nègres. Tu as compris ? Ça nous est lancé comme une insulte. Eh bien, je le ramasse, et je fais face." Voici comment est née la "négritude", en réponse à une provocation.
Dans quelles circonstances avez-vous rédigé votre Cahier d'un retour au pays natal ?
Regardez cette photo. Petar Guberina ! Un soir de 1935, je rentre à la Cité universitaire. Je reviens du théâtre : Giraudoux, joué par Jouvet, je n'allais pas rater ça ! Je traîne, librairies, bouquinistes, je n'ai plus un sou. A la cantine, je prends, je ne sais plus, quelques traces de tomates. Alors la serveuse me dit : "Vous ne mangez jamais de viande ? Vous n'avez pas d'argent ? - Non, mademoiselle, ce n'est pas une question d'argent, c'est une question de philosophie : je suis végétarien." Grand éclat de rire derrière moi ! C'est ce beau type, assez sombre de peau, Petar Gubarina : "Moi aussi, je suis végétarien, pour la même philosophie !"
On devient copains, les meilleurs du monde. Comme à Senghor de l'Afrique, je lui parle du monde slave. Il s'aperçoit à sa grande stupeur que je sais beaucoup de choses sur son pays. J'apprends quelques mots de croate, écoutez... je les sais encore.
A son retour chez lui, il me télégraphie : "Aimé, qu'est-ce que tu fous à Paris ? Tu t'emmerdes, c'est l'été, viens me voir à Zagreb." Je n'ai pas un sou pour retourner en Martinique, et ce fou m'invite en Croatie. Bref, je prends le train. Au bout, sur le quai, sa famille me réserve un accueil extraordinaire. Les paysages, le découpé de la côte, l'exil, la mer, tout me rappelle la Martinique. Et du troisième étage de la maison, devant un paysage de splendeur qui me rappelait le Carbet, j'aperçois une nuée d'îles : "Petar, regarde celle-là : c'est ma préférée, comment s'appelle-t-elle ? - Martiniska ! - Mais alors ! c'est la Martinique, Pierrot !" Autrement dit, faute d'argent, j'arrive dans un pays qui n'est pas le mien, dont on me dit qu'il se nomme Martinique. "Passe-moi une feuille de papier !" : ainsi commencé-je Cahier d'un retour au pays natal.
Vous êtes fier de votre action politique ou de votre oeuvre poétique ?
Elles vont ensemble. Pendant les conseils municipaux, je m'absentais : pas physiquement, bien entendu, mais pour écrire en secret. Un beau jour de vacances, j'extirpais les papiers de ma poche, c'était un poème. Ma poésie est née de mon action. Je n'ai jamais voulu faire une carrière poétique, en demandant aux gens qu'on me foute la paix pour créer. Non : écrire, c'est dans les silences de l'action.
Propos recueillis par Francis MARMANDE – LE MONDE