Alain Jean-marie, le pianiste
« Rendez-vous au Duc… ». Finalement, on se retrouve à l’entrée du Sunset, à l’heure de la balance. « Ce sera moins bruyant ». Ce sera un défilé de musiciens qui tous le saluent. A chacun, Alain Jean-Marie répond d’un sourire entendu, prévenant et élégant. C’est son style. Inimitable. De lui, tous parlent avec le plus grand respect. Lui se confie avec parcimonie, chaque mot compte. C’est son style. Essentiel. Les mains de ce pianiste parlent pour lui, ses doigts gardent en mémoire les heures passées à accompagner les pointures américaines. Lesquelles n’ont jamais manqué de souligner ses qualités d’écoute. Sony Stitt, Art Farmer, Johnny Griffin, Lee Konitz, Bill Coleman, Max Roach, Clark Terry, Abbey Lincoln, Steve Grossman…Ce n’est plus une liste : c’est un abécédaire du jazz. « Accompagner les musiciens est un plaisir, un échange, une histoire d’osmose plus qu’un rapport maître-esclave. Sait-on vraiment qui accompagne l’autre ? » Lui préfère le nom de sideman. Être « à côté » plus que « derrière ». Il est surtout depuis toujours « dans » la musique. Comme lors de ces nocturnes avec les jeunes loups new-yorkais et les anciennes vedettes américaines, à La Villa, où il siégeait au cours des années 1990. Comme lorsqu’au Petit Opportun, son fief des années 1980n, il fut associé à Charlie Rouse. « Je fermais les yeux et j’avais l’impression d’écouter Monk, gamin dans ma chambre ». Le jazz et Alain Jean-Marie, c’est une vieille histoire. Plus d’un demi-siècle. « Les disques de bop, c’était comme l’air que je respirais. A Pointe-à-Pitre, nous étions un petit noyau dur qui n’écoutait que ça. On se sifflait les derniers airs à la mode, comme des codes entre nous ». Enfant, il a appris les rudiments du piano avec Madame Renée, mais cet autodidacte s’est surtout formé à l’école des bals, passant pro à 15 ans. « Avec l’argent, j’allais acheter les disques de Dizzy, de Bud Powell, de Miles… » Chez le disquaire du coin, le truculent producteur Henri Debs qui l’accueillera sitôt dans ses studios où s’enregistrent les grandes faces de la musique antillaise. Au cours des années 1960, il sera aussi convoqué chez Cellini, la marque concurrente où il accompagne notamment Émilien « Mr Sax » Antile et les premiers pas du groupe Malavoi. Alain Jean-Marie cherche déjà la note bleue dans les mélodies créoles. « Robert Mavounzy et Al Lirvat étaient de grands musiciens de biguine, mais aussi de grands jazzmen. D’ailleurs, les grands musiciens de la Nouvelle Orléans qu’on appelait les créoles ont des phrasés qui rappellent les clarinettistes antillais. Il y a des liens naturels entre nous ». Tout son art vient de cet esprit biguine qu’il a rénové en y apposant ses phrasés bop. Ce fut d’ailleurs la thématique de son premier disque sous son nom, en 1968, chez Debs, « Piano Biguine », en trio. Il y reviendra un quart de siècle plus tard.
A la conquête de Paris
En attendant, à peine majeur, il s’exile dès 1967 au Canada, pour jouer dans le cadre de l’exposition « Terre des Hommes ». A Montréal, il retrouve un de ses mentors : le pianiste Martiniquais Marius Cultier. « J’étais toujours chez lui. Il était déjà très loin dans la sophistication harmonique. Quel génie ! ». Pas fou, Alain Jean-Marie passe quand même l’hiver au chaud, aux Antilles, où il dirige entre autres l’orchestre Tropicana et continue de peaufiner son doigté. Au tournant des années 1970, il monte un groupe, Liquid Riock, avec le bassiste Winston Berkeley et le batteur Jean-Claude Montredon. « C’était le résultat de la culture hippie. Nous avons décidé de vivre ça, mais à l’Antillaise ». et de s’adonner au rock aquatique, à la pop atmosphérique, au jazz cosmique…Du petit lait pour tout amateur de Rare groove. Après quelques tribulations plus ou moins épiques en Martinique, le trio se retrouve engagé auprès d’un chanteur haïtien pour des concerts au Maroc. L’affaire tourne court. Du coup, Alain Jean-Marie et ses amis partent « à la conquête de Paris ». Le groupe mute en Liquid Rock Stone. « C’était plus dur qu’on ne l’imaginait. On a galéré au Caméléon, on a joué dans des manifs à Vincennes…Jusqu’au jour où je suis allé dire bonjour à Mavounzy et Lirvat à L Cigale, où ils dirigeaient l’orchestre maison ». Leur pianiste venait de les plaquer. « Je l’ai tout de suite remplacé ! ».
Désir de scène
De ce jour de 1973 à la fermeture de la fameuse brasserie en Septembre 1975, Alain Jean-Marie parfait sa maîtrise, apprend le métier. Au programme de cette « super école » : tout les standards, de Bechet à Blackey, des nuits entières à faire des bœufs avec les musiciens de passage, à se coucher « à pas d’heure » dans sa piaule située à deux pas, rue Fontaine. « Je commençais une carrière de jazzman à part entière. C’était un rêve de gamin ! Jusqu’à aujourd’hui, mon rêve, c’est de jouer tout les soirs ». En 2008, malgré les kilomètres de bandes magnétiques, malgré les années passées à donner la réplique aux plus fameux, d’Henri Texier à NHOP, sans oublier Barney Wilen lors du « come back fracassant » de La Note Bleue, Alain Jean-Marie ne refuse jamais de se produire dans un club où le client mange un bout en écoutant du coin de l’oreille. C’est son charme et son talent : une classe à l’ancienne, un désir de scène, « là où ça joue ». a la Huchette ou Chez Papa, au Habana Jazz Café ou au Bilboquet…Aux côtés d’un leader ou à la manœuvre, au service de la musique. La recette ? « Avoir du swing et des idées ». C’est aussi simple, ce n’est pas si facile.
Solide soliste
Sérieux soutier, Alain Jean-Marie n’en est pas moins un solide soliste, soucieux de « la mise en place qui permet à la rythmique de tourner sans effort ». Comme Michel Graillier, son alter ego au piano. L’un ou l’autre accompagnera Chet Baker, jusqu’à son ultime sillon. Ensemble, ils enregistrèrent deux duos, deux modèles du clair obscur dont un saisissant « Portrait in Black and White ». « Avec Mickey, on avait le même âge, on venait de la même école, on avait des sources communes ». Bill Evans, avant tout et après tous. « La charnière essentielle. Il a donné la clef dont allaient se servir tout les modernes ». Lui s’en est servi pour ouvrir les portes vers la bande-son de ses origines. Ses « biguines reflections » sonnent comme des évidences, un « clin d’œil à Monk » où le jazz brille en se reflétant dans la biguine. Il y adapte les classiques du genre, mazurkas, biguines et même wa-bap, chers au regretté Al Lirvat…Il y expose sa version des faits, une histoire de swing doux-amer, une écriture sophistiquée comme sur le titre Haïti. A ces modèles de trio jazz classique, « la formule idéale pour un artiste venant du bop », il faut ajouter trois perles en solitaire dont « Afterblue », qui porte bien son nom. « Je l’ai enregistré dans un état d’esprit après le blues, presque sans espoir. D’où la couleur non pas sombre, mais austère ». Les bleus à l’âme, une touche spirituelle, du feeling. Comme lors de son solo dans la série Jazz’n’Emotion, où il reprend les musiques de film de son adolescence :Orfeu Negro, Touchez pas au grisbi, Les Parapluies de Cherbourg…Il y partage la vedette avec Martial Solal, Steve Kuhn, Stephan Oliva et Paul Bley. Il s’en excuserai presque. Lui, loué pourtant par tant, depuis tant de temps. L’humilité est non feinte, juste la marque de sa noblesse d’esprit. Au Sunset, l’heure de la balance a sonné. Un sourire en coin, il propose de changer de crémerie pour en finir. Au Baiser Salé, où il lui arrive bien souvent de passer jeter une oreille après tout, after show…
Jacques Denis
© JAZZMAN