« Albert Camus : la contre-enquête de Michel Onfray » par le Magazine Littéraire

Qu’est-ce qu’une vie philosophique ? Comment penser l’existence d’un homme, son engagement, la formation d’un regard sur le monde, vif et singulier ? Michel Onfray répond : «Le philosophe pense pour vivre et mieux vivre, il réfléchit pour conduire son action, il médite dans le but de tracer une route existentielle, il lit, écrit, afin de mettre en forme un chaos cartographié par le verbe. Pour lui, le verbe se fait chair, acte, action.»
La vie philosophique de Camus est brutalement interrompue le 4 janvier 1960, quand la Facel Vega de Michel Gallimard percute un platane entre Champigny-sur-Yonne et Villeneuve-la-Guyard. Camus a 46 ans. Tué dans l’accident de la route, il laisse dans la serviette posée sur le siège de la voiture le manuscrit du Premier Homme – et Le Gai Savoir de Nietzsche.
Quelle est la démarche d’Onfray pour aborder celui qui,par sa disparition soudaine, apparaît parfois comme le James Dean de la philosophie ? Onfray envisage tous les écrits et les livres de Camus sans distinction : romans,essais, théâtre, chroniques, discours, carnets et réflexions.Il croise la lecture de l’oeuvre avec les correspondances publiées ou inédites de l’écrivain. De Camus, on possède quatre correspondances principales : celle avec Jean Grenier,son professeur de philosophie à Alger, rencontré en1932, qui lui fait découvrir Bergson, Verlaine, la musique, à qui Camus dédiera La Mort dans l’âme, L’Envers et l’Endroit et L’Homme révolté ; celle avec le poète d’Oran, Jean Sénac,grand admirateur de Rimbaud et de Jean Genet ; celle qu’il a entretenue avec Pascal Pia, qui recrute Camus en septembre1938 à Alger républicain, lançant ainsi sa carrière journalistique, avant qu’ils ne collaborent, plus tard, à Paris-Soir, puis à Combat ; enfin, la correspondance avec René Char, l’autre grand solitaire, qui exprime dans une superbe lettre à Camus son admiration pour L’Homme révolté : « Votre livre marque l’entrée dans le combat, dans le grand combat intérieur et externe aussi des vrais, des seuls arguments – actions valables pour le bienfait de l’homme, de sa conservation en risque et en mouvement. » Croisant ses lectures aux biographies existantes,celle d’Olivier Todd, celle de Herbert R. Lottman, Onfray nous offre son portrait de Camus, en philosophe sensible et affectueux, fidèle et généreux, parfois fragile, hésitant, peu sûr de lui. Mais, en tout cas, loin de la légende fabriquée de toutes pièces. «Camus écrivait pour être lu et compris afin d’aider à exister», écrit Onfray. Qui est donc vraiment Albert Camus ? Philosophe, écrivain, journaliste, créateur d’une langue nouvelle, lecteur passionné, anarchiste positif épris de liberté, penseur anticolonialiste, disciple de personnemême si Proudhon lui est proche : « Camus fut un philosophe hédoniste, païen, pragmatique, nietzschéen – de plus, il était fils de pauvre et fidèle aux siens. Il avait tout pour déplaire aux faiseurs de réputation, tout pour me plaire aussi – et pour plaire à tant de lecteurs aujourd’hui. »Le livre qu’il consacre à Camus signe, pour Onfray, la puissance d’une rencontre, qui invite à déconstruire la légende pour retrouver à neuf le visage, le témoignage, d’un philosophe majeur du XXe siècle.
Pour Onfray, Camus, l’un des auteurs les plus lus dans le monde, s’inscrit dans le lignage français des philosophes existentiels, mais surtout pas existentialistes. Onfray refuse l’enfermement de Camus dans cette image convenue : « Camus n’est pas le philosophe existentialiste accablé par le non-sens du monde, mais le penseur d’un réel déserté par les dieux qui offre des raisons d’espérer,notamment dans, par et pour la révolte. » Camus incarne à la fois la lucidité – le diagnostic du nihilisme européen– et le courage, à travers la volonté de dépasser ce nihilisme par une philosophie positive et affirmative. On comprend la raison pour laquelle Onfray invoque Nietzsche,l’enthousiasme de la pensée, libérée de ses peurs, de ses entraves. Par le sens de la terre, de la vie, de la lumière,Camus construit une oeuvre tonique, dynamique, qui gagne sa légèreté par profondeur. « Qui n’entend ici le chant d’un Zarathoustra venu d’Algérie ? » Une vie philosophique, selon Onfray, définit une existence dans laquelle la sagesse de l’individu qui la professe se manifeste pleinement. Elle désigne un quotidien dans lequel un être vit selon sa pensée et pense selon sa vie. De quoi est faite la vie de Camus ? Le travail, la pensée,l’écriture, la parole, l’amitié, les rencontres, les choix, les défis tissent une vie philosophique comme adéquation entre l’oeuvre et l’existence, la réflexion et l’engagement.Être fidèle à Camus, c’est revenir sur les traces de son enfance : paysage, lieu, milieu, époque, puissance des jeunes années. Onfray propose une généalogie nietzschéenne du tempérament libertaire de Camus, quand la psyché de l’enfant se forme à travers des expériences aussi douloureuses que bienheureuses et douces. Il est vrai que Camus lui même donne une clé lorsqu’il écrit, en 1945 : « L’homme que je serais si je n’avais pas été l’enfant que je fus ! » L’enfance de Camus, qui mêle la lumière, le soleil et la Méditerranée,qui s’inscrit dans la passion du sport, du théâtre et des livres, fonde la constitution organique de cette sensibilité qu’Onfray qualifie de « tempérament anarchiste, ce mot caractérisant quiconque refuse de suivre autant que de guider». Dans Noces, Camus reprend et commente l’expression de Pindare, si précieuse aux yeux de Nietzsche : « Ce n’est pas si facile de devenir ce qu’on est. » Pourtant, toute la vie philosophique de Camus est entièrement tournée vers un seul impératif existentiel : devenir ce qu’il est. Onfray nous rappelle que le thème philosophique central de l’oeuvre de Camus est la folie du meurtre. Comment comprendre la mise à mort d’un autre ou de soi ? Camus se penche, tour à tour, sur l’écrasement de la rébellion Révolte dans les Asturies, l’attentat des nihilistes Les Justes, le crime menant à l’échafaud L’Étranger, le meurtre légal dans l’histoire L’Homme révolté, la folie sanguinaire du tyran Caligula, le suicide Le Mythe de Sisyphe ou les crimes de masse du totalitarisme La Peste ou L’État de siège. Il faut y insister : « Camus n’a cessé de réfléchir sur le crime légal, l’assassinat idéologique, le meurtre de soi, de son prochain,la mise à mort programmée, légitimée. » L’Ordre libertaire,c’est donc le portrait d’un homme constamment révolté devant l’injuste, devant l’injustifiable.Camus fait preuve d’un engagement sans tremblement. Il décrit, montre et rapporte, journaliste au plus beau sens du terme, explique Onfray, lorsqu’il présentifie ce qui, sans lui, nous demeurerait lointain, vague et imprécis. Philosophe libertaire et abolitionniste ? « Camus ne pense pas avec des idées, des concepts, mais avec des vérités concrètes. Il est un philosophe de la radicalité immanente ou, si l’on veut, un penseur radical de l’immanence. » Sa fidélité est présente à chaque instant.Fidélité dans ses combats, ses amours, ses souvenirs : abolir la peine de mort, résister à la guerre,dénoncer toute barbarie, travailler à l’humanité de l’homme, lutter contre l’injustice, donner la parole aux gens privés de mots, aimer la vertu des simples, préférer l’être austère des pauvres à l’avoir insolent des riches. Onfray peint Camus en écrivain pour qui les mots sont un choix existentiel, qui relève du vieux combat de toujours, quand on écrit avec son sang :« Camus considère la langue française et le savoir comme des conquêtes et non comme un dû. » Camus, l’anti-Sartre ? Il faut se rappeler, loin des traités philosophiques, de la parodie satirique que livre Camus en 1947 : L’Impromptu des philosophes. Légère dans sa forme, cette pièce de théâtre tourne en dérision l’intellectuel accablé, Monsieur Néant,comme en écho à L’Être et le Néant, l’essai phénoménologique de Sartre de 1943.
Dans ses Carnets, Camus commente : « Être et Néant. Étrange erreur sur nos vies parce que nous essayons d’éprouver nos vies de l’extérieur » « Cahier IV ». C’est dans cette fidélité à sa vie intérieure que Camus construit sa sensibilité philosophique et politique. C’est dans sa fidélité au monde de son enfance que Camus parle à la première personne,comme Marc Aurèle, Montaigne, Pascal, Rousseau,Kierkegaard ou Nietzsche. C’est dans cette fidélité aux valeurs élémentaires l’honneur, la dignité, la simplicité, le dépouillement, la fraternité qu’il raconte les émotions et les perceptions de l’Algérie : les bruits de la ville qui entrent dans les maisons par le balcon, l’odeur de viande grillée dans les petites rues, la lumière sur la baie d’Alger, la fraîcheur du soir qui transfigure les parfums, la mélodie d’une derbouka accompagnée par une voix de femme, les cris des enfants jouant dehors. « Dans cet ordre d’idée, Camus défendra un hédonisme libertaire porté par Noces pour l’hédonisme et par L’Homme révolté pour la pensée libertaire. »
De Noces, publié avant la guerre, à L’Été, recueil de textes de1954, le thème solaire s’impose à Camus. Autant dans son acception première, immédiate, sensuelle, que dans celle prise au dernier chapitre de L’Homme révolté, « La pensée de midi ». L’innocence et la beauté du monde, il suffisait initialement de les accueillir. Il faut maintenant savoir les conquérir. Onfray saisit au plus juste ce jeu d’ombre et de lumière, au coeur de la pensée, sous forme d’une antinomie radicale : « Saint-Germain-des-Prés et Belcourt, Hegel et les Grecs, la philosophie de l’histoire et l’exercice de la vie,le philosophe institutionnel et le philosophe artiste, le christianisme et le dionysisme, Rome et Tipasa – autrement dit, l’envers à l’endroit. »
Grec et païen, charnel héritier des Lumières, Camus écrit par profusion sensuelle et sollicitation de la chair. L’Ordre libertaire d’Onfray développe la leçon philosophique d’une oeuvre qui change la vie. Camus, philosophe des cinq sens ? Voir, entendre, sentir, goûter et toucher le monde. Oui, tout ça à la fois.
Depuis Esthétique du pôle Nord, écrit il y a dix ans, en 2002, depuis ce récit de voyage en terre de Baffin avec son père, pour fêter les 80 ans de celui-ci, on savait Michel Onfray voyageur nomade. Avec L’Ordre libertaire, on le découvre marin et explorateur, loin de l’image du philosophe sédentaire des jardins d’Argentan, sa Normandie natale. Déjà,son premier livre, Le Ventre des philosophes, en 1989, rapportait l’histoire de son enfance dans ce village bas-normand de Chambois, où son père travaillait la terre dans un combat de Sisyphe contre la pauvreté. On comprend l’attachement à Camus de Michel Onfray, qui nous révèle à travers lui un autre paysage, un autre motif qui lui tient à coeur : l’eau, la mer, le bleu de la Méditerranée. Plus qu’une mer, c’est un vertige grec et romain, littéraire et géographique,l’eau d’Homère, de Pindare, de Socrate, d’Ulysse et d’Augustin. Eau d’Europe et d’Afrique. Eau d’enfance et promesse d’adulte. « Camus ne touche pas avec le bout des doigts,mais avec la totalité de son corps nu. » L’hédonisme philosophique fait de l’homme un animal marin, un être de présence,au monde élargi, total, absolu. « L’Algérie, l’Espagne, la Grèce : Camus remonte les fleuves pour parvenir à la source », écrit Onfray, pour qui Camus rêve une Algérie grecque, entre tradition et hospitalité, éternité et cosmopolitisme.De la fierté kabyle, du sens berbère de la liberté, Camus converge vers la cité grecque et vers le socialisme dionysien. En homme du peuple qu’il est resté, Camus vit avec passion, dans ce mouvement d’ouverture, son expérience du théâtre et son activité de journaliste. Théâtre ou journalisme, ces mondes exigent la fraternité. Chacun a besoin des autres. Le premier univers associe le metteur en scène, l’auteur, les comédiens,le régisseur, les costumiers, le public. Le second rassemble les hommes, du directeur du journal jusqu’au typographe, autour d’une vigilance démocratique commune,qui s’offre aux lecteurs.
Lorsqu’il intègre Alger républicain comme rédacteur en chef à l’âge de 25 ans, Camus se veut, dans son vaste reportage « Misère de la Kabylie » – onze articles entre le 5 et le15 juin 1939 –, défenseur des minorités arabes et musulmanes,critique du mécanisme colonial, farouche opposant à la justice de classe, condamnant les erreurs judiciaires et les arbitraires de tous ordres. Bref, déjà, tout entier, Camus libertaire, celui qui défend le pacifisme et la liberté de critiquer. Tout annonce L’Homme révolté, le grand livre antifasciste, antitotalitaire, anticapitaliste. Onfray précise : « Dans Alger républicain, le 18 août 1939, il met en relation la montée du nationalisme algérien avec l’accumulation des humiliations, des frustrations, de l’exploitation. »
Onfray rapproche Camus d’écrivains comme Chestov, Berdiaev, Unamuno et Ortega y Gasset, autrement dit « des oeuvres qui pensent le monde dans la perspective de produire des effets philosophiques dans l’existence ». Il faut suivre le programme existentiel du philosophe, énoncé dans Le Premier Homme, publication posthume en 1994 :« Essayer de vivre, en un mot, ce que l’on pense en même temps que l’on tâche à penser correctement sa vie et son temps. » C’est ainsi que, sur le terrain romanesque, dans La Peste par exemple, Camus puise le matériau de son roman dans sa vie, pour le transfigurer et lui donner sens par la création littéraire. Ce qu’explique Onfray : « Le déroulement de la fiction coïncide avec celui de l’Histoire concrète. »
Camus n’épargne aucune des valeurs supposées sûres de son époque. Lui qui a découvert la vérité des choses dans la lumière nette et dépouillée de son enfance, il eut pour règle la liberté de ton et le courage d’oser, « dans l’assez affreuse société intellectuelle où nous vivons, où l’on se fait un point d’honneur de la déloyauté, où le réflexe a remplacé la réflexion, où l’on pense à coups de slogans comme le chien de Pavlov salivait à coups de cloche ». Précurseur du postanarchisme d’aujourd’hui, qui, selon Onfray, « aspire à une république immanente, horizontale, contractuelle », Camus témoigne de cette sensibilité antilibérale et antitotalitaire,qui fonde l’éthique individuelle de la responsabilité, comme une force radicale de résistance. C’est le mot du discours de Suède, le 10 décembre 1957, en clôture de la remise du prix Nobel : « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. » LE MAGAZINE LITTERAIRE