« Aussi convaincant qu’élégant » par Jazzman

« Mesdames et messieurs, ce soir Dieu est descendu parmi nous ». Ainsi, dit-on, Fats Waller présenta Art Tatum venu en voisin. Une déification avalisée au fil des ans par la majorité des jazzmen et la quasi-totalité des pianistes, toutes catégories confondues. De Fletcher Henderson à Corea, en passant par Bud Powell, Erroll Garner , McCoy Tyner, Basie, Hancock et, dit-on – on ne prête qu’aux riches – Gershwin, Rachmaniov, Paderewski et Horowitz. Inclassable, étranger aux schémas et catégories habituels du jazz, Tatum fut une idole paradoxale. Son influence fut immense mais il n’infléchit en rien le cours de la musique afro-américaine et n’engendra pas la moindre école pianistique tellement son univers musical était indissociable de cette « superlative » technique qu’il sembla posséder d’emblée. A l’inverse de ses pairs, Tatum n’eut pas le souci de l’étendre mais bien de la canaliser au nom de la logique du discours. Ni vraiment compositeur – les thèmes qu’il signa, Gang O’Notes, Just Before Dawn, Between Midnight and Dawn entre autres, pour intéressants qu’ils soient, ne constituent pas une œuvre – ni arrangeur, Tatum fut pianiste. Exclusivement. Et dans l’art collectif qu’est le jazz, il n’est jamais aussi grand que seul, face à son clavier. Il y interprétait à sa manière l’Élégie de Massenet ou Humoresque de dvorak, s’empressant d’appliquer aux standards qu’il chérissait les avancées harmoniques découvertes dans ces pièces de « musique sérieuse » qu’il aimait tout autant. En se découvrant aussi, au travers de Aunt Hagar’s Blues ou de Lonesome Graveyard Blues, comme un blues man. Occasionnel, mais aussi convaincant qu’élégant. Au Gee-Haw Stables, en 1941, sera enregistré un amusant Toledo Blues, qu’il chantait d’une voix paresseuse et fortement alcoolisée. Et Wee Babe blues, gravé la même année en compagnie de Big Joe Turner, se vendra à 500 000 exemplaires ! Curieusement, nombre de points obscurs subsistent dans la biographie de ce personnage illustre qui ne se livrait guère. Ainsi les origines de sa quasi cécité restent incertaines : cataracte de naissance, brûlures solaires, accident sportif…ou mélange des trois ? Né à Toledo, Ohio, le 13 octobre 1909, Art apprit le violon et le piano à l’Institut pour Aveugles de Columbus, mais où poursuivit-il par la suite ses études musicales ? Et de quelle manière forgea t-il son langage ? Teddy Wilson : « Il est le seul musicien dont on ne puisse trouver les origines du style. A l’évidence, Louis Armstrong influença Earl Hines… mais pour Tatum impossible de trouver quoi que ce soit sur où et comment il aboutit à cette façon de jouer ». Questionné, l’intéressé s’en tirait par la pirouette « c’est de Fats [Waller] que je viens ». Moins sommairement, l’une de ses exégètes, Felicity Howlett, écrivit fort justement : « Ce qui, au départ, permit à Tatum de devenir une légende consiste en un minimum d’instruction formelle auquel s’ajoutent les leçons tirées de l’écoute d’un nombre ahurissant de rouleaux pour pianos mécaniques, d’émissions de radios et de disques…et beaucoup de temps passé devant un clavier, chez lui ou à l’extérieur ».
JAZZMAN