«Les grands jazzmen se reconnaissent à ceci : ils inventent sans relâche. L’incarnation absolue? Charlie Parker! Cherchez sa phrase qui ressemblerait à une autre : vous ne trouverez jamais. Aucun des univers modelés par un simple solo de Parker n’a d’équivalent ». La classification du pianiste René Urtreger, une figure historique, n’autorise aucune nuance. A son avis, d’un simple standard, le génie du jazz échafaude un récit original, un point de vue personnel, une dramaturgie inédite dont l’artiste brosse la clé. Dans la catégorie des calibres, le Français ajoute :
-Lester Young, «on ne devine jamais d’où la poésie va surgir». Urtreger joue sur le tout dernier enregistrement du saxophoniste, en 1959 («Le Dernier Message»).
-Chet Baker : Urtreger accueillit le trompettiste à son arrivée en France, en 1955. Puis l’accompagna lors de virées mémorables, cela jusque dans les années 80. «Chet jouait sale. Ignorait l’approche orthodoxe», analyse le roi René. «Pourtant chaque chorus transfigurait le thème»
-Art Tatum («le pianiste créé TOUT LE TEMPS. Lui arrivait-il de se planter? Tant mieux! Tatum invente alors une nouvelle histoire, encore meilleure»). Certains de ses pairs, comme Fats Waller, le surnommaient «Dieu». Un créateur pour lequel le sacro-saint canon du jeu inamovible à l’occidentale issu de la composition classique n’existe pas. Au diable la partition!
Enfin... un Français, Barney Wilen! Le saxo ténor dont s’était entiché Miles Davis. Au point de former un quintet avec Wilen et Urtreger. L’Europe les acclame (concert canon d’Amsterdam). Un coffret-anthologie de Barney Wilen, le Niçois qui en mettait plein la vue (et les oreilles), aux Américains, arrive enfin. On doit le trésor à l’éditeur Frémeaux et Associés. L’occasion d’évoquer le géant méconnu. Dans le livret, Urtreger, interrogé par le musicologue Alain Tercinet, complète l’analyse. Il considère deux catégories de jazzmen : «ceux qui ont suivi la filière classique et beaucoup étudié avant de venir au jazz par passion, mais en conservant les habitudes académiques de perfection de toucher et d’articulation. Et les autres, qui respirent le jazz, naturellement, se foutent pas mal de commettre des fautes et parfois de se montrer imparfaits. Comme moi, Barney appartenait à cette famille.»
Un séjour aux USA persuade Bernard Jean Wilen, né à Nice le 4 mars 1937 dans une famille franco-américaine qui fuira la guerre, que le jazz n’appartient pas exclusivement à ses créateurs. En 1955, à 18 ans, Henri Renaud l’accueille dans les studios. La même année, l’adolescent ahurit le saxophoniste américain Allen Eager, de passage dans sa région. A l’époque, le critique londonien Leonard Geoffrey Feather, une éminence, le qualifie de prodige. Confirmation en tournée (1957) : Barney tiendra la dragée haute à Miles.
Son jeu? Un phrasé de velours. Une caresse de son. Un calin. La source? Un article de Jazz Hot énumère ses musiciens favoris : «Lester, Lester, Lester et... Al Cohn». Dans Le Nouveau Dictionnaire du Jazz, Jean-Robert Masson entrevoit finement dans le jeu «furtif» de Barney, «l’étrangeté lestérienne». Catégorie grandes figures. Au festival de Cannes, en 1958, sur un Indiana de 8 minutes, on entend Barney dans la même division que Stan Getz, Coleman Hawkins, Don Byas, et Guy Lafitte! Que l’on ne se risque cependant pas à le cataloguer «jazz classique»! Bien avant Coltrane ou Rollins, Barney fut l’un des premiers interprètes d’un compositeur de génie, le pianiste Thelonius Monk (Misterioso, Think of One, We See, Blue Monk, Let’s Call This). En 1960/61, le surdoué rejoint régulièrement le pianiste Bud Powell, installé à Paris. Barney a 23 ans!
Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz en 1957, Bernard Barney traversera des périodes free (avec Joachim Kühn); world (séjours en Afrique); rock expérimental. Il reviendra sous les projecteurs, notamment à La Grande Parade de Nice, à côté de Dizzy Gillespie, Lee Konitz, Stan Getz et René Urtreger. Dans les tournées à l’étranger (Japon, Canada), le soliste transmute un répertoire de chansons françaises (Trénet, Trénet, et... Trénet).
Quartier Châtelet, 1983. Je me souviens d’un set dans le caveau du Petit Opportun. Chorus de rêve. Applaudissements nourris. Après deux rappels, Barney retourne vers les coulisses. Le public insiste, réclame un autre dernier morceau : «Bra-vo Bar-ney, Bra-vo Bar-ney, Bra-vo »! L’artiste, épuisé, se tourne vers la salle : «pourquoi je jouerais encore»? Un fan ose : «pour le plaisir»? Derrière les lunettes noires, Barney dévisage les gens dans chaque recoin du sous-sol : «pour le plaisir? (Silence, puis) Alors OK»... Il fignola un bijou. Le seigneur nous quitta le 25 mai 1996, à 59 ans (crise cardiaque). Le quotidien Libération composa la Une du lendemain avec la mauvaise nouvelle. Le titre («Barney Wilen ne fera plus jazzer»), annonce un article homérique de Serge Loupien.
Ecoutez Barney Wilen. Pour le plaisir.
Bruno Pfeiffer - LIBERATION
-Lester Young, «on ne devine jamais d’où la poésie va surgir». Urtreger joue sur le tout dernier enregistrement du saxophoniste, en 1959 («Le Dernier Message»).
-Chet Baker : Urtreger accueillit le trompettiste à son arrivée en France, en 1955. Puis l’accompagna lors de virées mémorables, cela jusque dans les années 80. «Chet jouait sale. Ignorait l’approche orthodoxe», analyse le roi René. «Pourtant chaque chorus transfigurait le thème»
-Art Tatum («le pianiste créé TOUT LE TEMPS. Lui arrivait-il de se planter? Tant mieux! Tatum invente alors une nouvelle histoire, encore meilleure»). Certains de ses pairs, comme Fats Waller, le surnommaient «Dieu». Un créateur pour lequel le sacro-saint canon du jeu inamovible à l’occidentale issu de la composition classique n’existe pas. Au diable la partition!
Enfin... un Français, Barney Wilen! Le saxo ténor dont s’était entiché Miles Davis. Au point de former un quintet avec Wilen et Urtreger. L’Europe les acclame (concert canon d’Amsterdam). Un coffret-anthologie de Barney Wilen, le Niçois qui en mettait plein la vue (et les oreilles), aux Américains, arrive enfin. On doit le trésor à l’éditeur Frémeaux et Associés. L’occasion d’évoquer le géant méconnu. Dans le livret, Urtreger, interrogé par le musicologue Alain Tercinet, complète l’analyse. Il considère deux catégories de jazzmen : «ceux qui ont suivi la filière classique et beaucoup étudié avant de venir au jazz par passion, mais en conservant les habitudes académiques de perfection de toucher et d’articulation. Et les autres, qui respirent le jazz, naturellement, se foutent pas mal de commettre des fautes et parfois de se montrer imparfaits. Comme moi, Barney appartenait à cette famille.»
Un séjour aux USA persuade Bernard Jean Wilen, né à Nice le 4 mars 1937 dans une famille franco-américaine qui fuira la guerre, que le jazz n’appartient pas exclusivement à ses créateurs. En 1955, à 18 ans, Henri Renaud l’accueille dans les studios. La même année, l’adolescent ahurit le saxophoniste américain Allen Eager, de passage dans sa région. A l’époque, le critique londonien Leonard Geoffrey Feather, une éminence, le qualifie de prodige. Confirmation en tournée (1957) : Barney tiendra la dragée haute à Miles.
Son jeu? Un phrasé de velours. Une caresse de son. Un calin. La source? Un article de Jazz Hot énumère ses musiciens favoris : «Lester, Lester, Lester et... Al Cohn». Dans Le Nouveau Dictionnaire du Jazz, Jean-Robert Masson entrevoit finement dans le jeu «furtif» de Barney, «l’étrangeté lestérienne». Catégorie grandes figures. Au festival de Cannes, en 1958, sur un Indiana de 8 minutes, on entend Barney dans la même division que Stan Getz, Coleman Hawkins, Don Byas, et Guy Lafitte! Que l’on ne se risque cependant pas à le cataloguer «jazz classique»! Bien avant Coltrane ou Rollins, Barney fut l’un des premiers interprètes d’un compositeur de génie, le pianiste Thelonius Monk (Misterioso, Think of One, We See, Blue Monk, Let’s Call This). En 1960/61, le surdoué rejoint régulièrement le pianiste Bud Powell, installé à Paris. Barney a 23 ans!
Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz en 1957, Bernard Barney traversera des périodes free (avec Joachim Kühn); world (séjours en Afrique); rock expérimental. Il reviendra sous les projecteurs, notamment à La Grande Parade de Nice, à côté de Dizzy Gillespie, Lee Konitz, Stan Getz et René Urtreger. Dans les tournées à l’étranger (Japon, Canada), le soliste transmute un répertoire de chansons françaises (Trénet, Trénet, et... Trénet).
Quartier Châtelet, 1983. Je me souviens d’un set dans le caveau du Petit Opportun. Chorus de rêve. Applaudissements nourris. Après deux rappels, Barney retourne vers les coulisses. Le public insiste, réclame un autre dernier morceau : «Bra-vo Bar-ney, Bra-vo Bar-ney, Bra-vo »! L’artiste, épuisé, se tourne vers la salle : «pourquoi je jouerais encore»? Un fan ose : «pour le plaisir»? Derrière les lunettes noires, Barney dévisage les gens dans chaque recoin du sous-sol : «pour le plaisir? (Silence, puis) Alors OK»... Il fignola un bijou. Le seigneur nous quitta le 25 mai 1996, à 59 ans (crise cardiaque). Le quotidien Libération composa la Une du lendemain avec la mauvaise nouvelle. Le titre («Barney Wilen ne fera plus jazzer»), annonce un article homérique de Serge Loupien.
Ecoutez Barney Wilen. Pour le plaisir.
Bruno Pfeiffer - LIBERATION