Il était temps comme enfin. De quoi comme de qui ? Pour une fois, Charlie Parker a été bien servi. Et ce, grâce à une étiquette franco-républicaine qui s’est auto-baptisée d’une appellation qui pourrait faire croire qu’il s’agit d’un cabinet de notaires de tendance « balzacienne » : Frémeaux & Associés. Les artisans de ce label proposent depuis peu le volume 1 de l’intégrale Charlie Parker intitulé Groovin’High. Jusqu’à présent, en matière de réédition Parker a été servi par des bus-boy, parfois par des serveurs, mais jamais par des chefs de rang, des sommeliers ou mieux par des maîtres d’hôtel. En écrivant cela on pense aux petits travaux réalisés par Verve et des malfrats de la péninsule italienne où les droits d’auteurs comme les droits d’exécution sont relégués sur les étagères des bibelots. Pour l’exemple, prenons Verve. Il y a une quinzaine d’années ce label pourtant riche a mené une entreprise de réédition logeant à l’enseigne de l’avare aveyronnais. Les gens de Verve ont additionné les versions de Yardbird, de Lover Man, Hot House et autres en les rassemblant dans un coffret de dix compacts. En clair comme au ras des pâquerettes, Verve a allongé la sauce – quatre fois Yardbird de suite ! – pour mieux imposer le gros prix : 310 dollars en dollars 1995. T’sé veut dire ! Un, en enfilant les versions ils n’ont montré aucun respect pour le choix fait initialement par Parker et son producteur. Deux, on nous prenait encore une fois pour des cochons de payant. Avec Frémeaux & Associés, il en va tout autrement. Sous la direction d’Alain Tercinet, les archivistes, les historiens ont fait un boulot remarquable. Tout d’abord, mentionnons, soulignons, qu’à l’exception de deux morceaux il n’y a aucune redite, aucune répétition. Pas moins de 63 pièces ont été regroupées sur trois disques. Maintenant, de quel Parker s’agit-il ? Comme c’est le volume 1 d’une série qualifiée d’intégrale, c’est le Parker des débuts. Celui qui a commencé à jouer dans la ville où il est né : Kansas-City. La ville qui, soit dit en passant, est devenue le nom d’un genre, d’une école, soit le style Kansas-City. Pour mémoire, on rappellera que dans les années 30, Kansas-City était une ville dite ouverte. Il y avait pléthore de clubs, de cabarets, et bien évidemment de musiciens. Le premier morceau du premier cd est un enregistrement privé de Parker jouant en solo Honey & Body. Ensuite, la logique prend ses droits. C’est le saxophoniste dans l’octet du merveilleux pianiste Jay McShann, le saxophoniste dans le big-band de ce dernier avec une surprise. Laquelle ? La série d’enregistrements McShann est entrecoupée par un live du groupe Clark Monroe au Uptown à New York. Lorsqu’on n’entend pas Bird avec celui qui lui donna sa chance, on l’entend avec le quintet de Tiny Grimes, l’orchestre de Clyde Hart, le sextet de Cootie Williams, l’octet de Sarah Vaughan et bien sûr avec le quintet, le sextet et le « All Stars » de Dizzy Gillespie. On l’entend donc avec certaines des fines lames de l’époque : le ténor Don Byas, le pianiste Al Haig, le contrebassiste Oscar Pettiford, le tromboniste Trummy Young, le chanteur Billy Eckstine, le batteur Gus Johnson et quelques autres. Ce coffret vaut son pesant d’or pour une raison et une seule : l’évolution musicale de Parker. La maturation, affreux mot, de Parker. On part du blues, on embraye avec le swing on termine avec le « bibeaupe » dont il fut l’architecte avec Gillespie et Kenny Clarke. Autrement dit, on commence avec l’homme posé et on finit avec l’homme révolté. Chapeau à Frémeaux et à Alain Tercinet. Au fond, c’est à se demander si le saxophoniste ténor Houston Person n’a pas fait sienne la devise suivante : s’il n’en reste qu’un je serai celui là. Parce qu’on a beau regarder autour de nous ou plutôt écouter autour de nous, on ne trouve pas de ces saxos au long cours. De ces souffleurs qui creusent encore et toujours le sillon que Coleman Hawkins fut le premier à creuser. On l’aura compris, Person appartient à la lignée des Hawkins, Ben Webster, Don Byas, Eddie Lockjaw Davis. Aussi régulier qu’une montre suisse, versant allemand, Person nous propose comme à tous les huit mois un nouvel album. Il s’intitule Moment to Moment que publie l’étiquette High Note. Et comme d’habitude, Person montre qu’il sait fort bien s’entourer puisque… Puisqu’il a choisi Terell Stafford à la trompette, John Di Martino au piano, Randy Johnson à la guitare pour certains morceaux, Ray Drummond à la contrebasse et Willie Jones III à la batterie. Comme d’habitude (bis), le programme alterne ballades, blues, swing, standards et pièces originales. Person a ceci de génial et de séduisant qu’il fait ce qu’on attend de lui. Il laisse à d’autres le soin de défricher, d’explorer, pour mieux se consacrer à ceci : éviter que des pièces de jazz sombrent dans l’oubli. À sa manière, Person est plus archiviste qu’inventeur. Mais ce qu’il a d’extraordinaire c’est sa capacité qu’il a eu à nous fidéliser avec ce son pesant, langoureux, franc du collier. Avec Houston Person, on n’est jamais surpris, on est toujours conquis.
Par Serge TRUFFAUT – LE DEVOIR
Par Serge TRUFFAUT – LE DEVOIR