Jean Cocteau, Protée du XXe siècle
Où l’on retrouve, en quatre CD d’anthologie, le génie touche-à-tout de Cocteau : ballets, théâtre, poésie, chanson…avec la participation de monstres sacrés comme Marais, Moreau, Piaf, Solidor…et la voix du poète.
Artiste protéiforme, simultanément poète, romancier, metteur en scène, « machinateur » de spectacles, cinéaste, dessinateur, portraitiste, caricaturiste, potier, mosaïste, dramaturge, décorateur, peintre, scénariste, costumier et acteur, Jean Cocteau semble avoir repris à son compte le « se renouveler ou mourir » de Gabrielle d’Annunzio et a livré, en ce sens, l’une des œuvres les plus hétéroclites et les plus riches de ce siècle. « Méfiez-vous de Cocteau, c’est un tricheur et un caméléon » disait Apollinaire. Touche-à tout provocateur qui prône le « libre arbitre », la désobéissance, l’absurde, l’exceptionnel », Cocteau a souvent prêté le flanc à l’attaque, considéré par nombre de ses contemporains comme un simple amuseur mondain et artificiel, un pilleur à toutes mains, un « fapoîte » - dixit Apollinaire -, un faussaire, un artiste frelaté, une « charogne » - selon Paul Eluard -, un truqueur prêt à toutes les compromissions. Porté aux nues par quelques-uns, vilipendé par la plupart (« Je ne devais plus connaître que des scandales, une renommée de scandales, les chances et les malchances du scandale »), le Poète est parvenu à faire entrer son œuvre dans la postérité sans pour autant léguer d’authentiques chefs d’œuvre – exception faite des films « Orphée », « Le testament d’Orphée », « La belle et la Bête » et « Le sang d’un poète ». Les enregistrements regroupés dans l’anthologie qui lui est consacrée, inédits pour la majeure partie d’entre eux, permettent d’approcher les multiples facettes de ce créateur prolifique et rendent un vibrant hommage à ceux qui ont servi ses textes et enrichi son imaginaire : Erik Satie, Georges Auric, Francis Poulenc, Marianne Oswald, Suzy Solidor, Edith Piaf, Yvonne de Bray, Jean Marais, Jeanne Moreau…Extraits de ballet, poèmes le plus souvent issus d’ »Opéra » ou de « Plain-chant » dits par Suzy Solidor ou par l’auteur lui-même – pour ne citer que « No man’s land » ou « Le modèle des dormeurs » -, extraits de pièces de théâtre, chansons – « Mes sœurs, n’aimez pas les marins » interprétée par Marianne Oswald et « Valse langoureuse », chantée par Jacques Jansen dans le film « Le lit à colonnes » -, récit d’un voyage entrepris en 1936 sur les traces de Jules Verne – Cocteau parcourt la planète dans le sens et selon l’itinéraire de Philéas Fogg dans « Le tour du monde en quatre-vingts jours » -,discours de réception à l’Académie Française : ces enregistrements d’origine triés sur le volet offrent un incomparable panorama des principales disciplines auxquelles Cocteau a prêté son talent.
Si le ton avec lequel le poète déclame ses propres textes apparaît comme plutôt désuet, si son phrasé agace plus qu’il n’hypnotise et ne vaut principalement que pour sa valeur de témoignage historique – « Je refuse de laisser prendre des clichés avec ma voix ; je fabrique, en collaboration avec le gramophone une voix inconnue, inédite, mordante et qui paraît sortir du masque grec » -, les pièces de théâtre u les extraits qui en sont présentés gardent leur pouvoir de séduction initial et témoignent merveilleusement de l’alchimie qui s’exerce entre l’acteur, son texte et son personnage. « J’aime les acteurs. J’aime vivre en contact avec eux. De longue date j’habite leur roulotte ». Cocteau a souvent écrit pour des timbres et des comédiens particuliers, composant alternativement ses pièces pour Yvonne de Bray et Jean Marais (« Les parents terribles »), Arletty (« L’école des veuves »), Alice Cocéa (« L’impromptu d’Alice »), ou Edith Piaf (« Le fantôme de Marseille » et « Le bel indifférent »), tant et si bien qu’au-delà de la simple incarnation de son rôle, l’acteur – ou l’actrice – élu finit par incarner à lui seul une sorte de traité de style du dramaturge. Il y a de la rigueur dans la fantaisie de Cocteau, un classicisme prégnant que masque mal sa désinvolture affichée, et que les textes sélectionnés ici permettent de vérifier avec une grande acuité. Six pièces ou fragments, qui semblent tous construits autour de l’épuisement d’un rôle et d’une écriture, s’imposent parmi les morceaux choisis de cette œuvre enregistrée. La confrontation entre Jean Marais et Yvonne de Bray dans les « Parents terribles », véritable point d’orgue d’une pièce écrite « contre le lyrisme », fait écho à la rencontre d’Œdipe et du Sphinx de « La machine infernale », interprétée par Jeanne Moreau et Jean Marais.
Véritables prétextes pour actrices, « Le bel indifférent » et « La voix humaine » disparaissent littéralement au bénéfice de leurs comédiennes : « Le bel indifférent » montre combien Edith Piaf – qui crée le rôle en 1953 – au théâtre de Marigny – maîtrisait « les moyens secrets de la foudre et ses effrayantes espiègleries », tandis que « La voix humaine », extraordinaire solo sur la passion et seul exemple de pièce écrite sans comédienne préconçue, met à nu la vérité abrupte et bouleversante de celle qui a endossé le rôle en Juin 1930, la sociétaire de la Comédie Française Berthe Bovy. Capable de manier le langage de la fantaisie, « Les Mariés de la Tour Eiffel », premier et dernier ouvrage écrit en commun par le groupe des Six pour les ballets suédois de Rolf de Maré, provoque à l’époque un véritable scandale, les « modernistes » y décelant une insulte au monument. Si les contributions musicales des uns et des autres font un peu démodé – à l’exception toutefois de celle de Poulenc – l’argument cocasse de Cocteau garde toute sa fraîcheur et ceux qui reprennent les rôles de l’auteur et de Pierre Bertin (Jean Le Poulain et Jacques Charron) tirent à merveille leur épingle du jeu. Le panorama serait incomplet sans les nombreux extraits de « Parade » qui parsèment cette anthologie. Ballet conçu en 1916 – entre « Le Dieu bleu » et « Le train bleu » - par Cocteau et Picasso pour Serge Diaghilev et ses Ballets russes sur une chorégraphie de Leonide Massine et une musique d’Erik Satie, « Parade » exploite « les ressources du théâtre en soi », permet l’entrée fracassante de la révolution cubiste dans le spectacle et provoque, à sa création, un scandale public mémorable : « Après le scandale de « Parade » au Châtelet en 1917, deux remarques me flattèrent beaucoup. Ce fut, d’abord, un directeur de théâtre criant : « Nous n’avons plus l’âge de guignol », ensuite un monsieur que nous entendîmes, Picasso et moi, dire à sa femme : « Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants ». L’argument sans histoire, le langage chorégraphique – les Ballets abandonnent leur image exotique et orientale -, les décors et rideaux de Picasso, la musique de Satie dérangent : Cocteau a su répondre au « Étonne moi ! » de Diaghilev. Interprétée au piano à quatre mains par Georges Auric et Francis Poulenc, la musique de Satie, conforme à l’esprit du projet, perpétue son étrange pouvoir de fascination, même si la personnalité complexe du compositeur y fait défaut.
Cocteau a cultivé avec génie les formes d’art les plus diverses tout en y insufflant méthodiquement les l’imaginaire poétique qui lui était propre, faisant sourdre un peuple de rêveurs irrationnels et poétiques, d’amoureux intellectuels, de statues réveillées en sursaut après leur sommeil séculaire, d’hibiscus, de miroirs qui réfléchissent dans lesquels il aisé d’entrer, de sphinx machiavéliques et d’anges funèbres. Adepte de l’œcuménisme en art, ce Protée n’a cessé de se chercher, de s’éparpiller et de se rassembler. Sur sa tombe de Saint-Blaise-les-Simples, l’artiste a fait inscrire avant sa mort : « Je reste avec vous ». Cette brillante anthologie est là pour en témoigner.
© FILLIPETI Sandrine – EX AEQUO 1997
Où l’on retrouve, en quatre CD d’anthologie, le génie touche-à-tout de Cocteau : ballets, théâtre, poésie, chanson…avec la participation de monstres sacrés comme Marais, Moreau, Piaf, Solidor…et la voix du poète.
Artiste protéiforme, simultanément poète, romancier, metteur en scène, « machinateur » de spectacles, cinéaste, dessinateur, portraitiste, caricaturiste, potier, mosaïste, dramaturge, décorateur, peintre, scénariste, costumier et acteur, Jean Cocteau semble avoir repris à son compte le « se renouveler ou mourir » de Gabrielle d’Annunzio et a livré, en ce sens, l’une des œuvres les plus hétéroclites et les plus riches de ce siècle. « Méfiez-vous de Cocteau, c’est un tricheur et un caméléon » disait Apollinaire. Touche-à tout provocateur qui prône le « libre arbitre », la désobéissance, l’absurde, l’exceptionnel », Cocteau a souvent prêté le flanc à l’attaque, considéré par nombre de ses contemporains comme un simple amuseur mondain et artificiel, un pilleur à toutes mains, un « fapoîte » - dixit Apollinaire -, un faussaire, un artiste frelaté, une « charogne » - selon Paul Eluard -, un truqueur prêt à toutes les compromissions. Porté aux nues par quelques-uns, vilipendé par la plupart (« Je ne devais plus connaître que des scandales, une renommée de scandales, les chances et les malchances du scandale »), le Poète est parvenu à faire entrer son œuvre dans la postérité sans pour autant léguer d’authentiques chefs d’œuvre – exception faite des films « Orphée », « Le testament d’Orphée », « La belle et la Bête » et « Le sang d’un poète ». Les enregistrements regroupés dans l’anthologie qui lui est consacrée, inédits pour la majeure partie d’entre eux, permettent d’approcher les multiples facettes de ce créateur prolifique et rendent un vibrant hommage à ceux qui ont servi ses textes et enrichi son imaginaire : Erik Satie, Georges Auric, Francis Poulenc, Marianne Oswald, Suzy Solidor, Edith Piaf, Yvonne de Bray, Jean Marais, Jeanne Moreau…Extraits de ballet, poèmes le plus souvent issus d’ »Opéra » ou de « Plain-chant » dits par Suzy Solidor ou par l’auteur lui-même – pour ne citer que « No man’s land » ou « Le modèle des dormeurs » -, extraits de pièces de théâtre, chansons – « Mes sœurs, n’aimez pas les marins » interprétée par Marianne Oswald et « Valse langoureuse », chantée par Jacques Jansen dans le film « Le lit à colonnes » -, récit d’un voyage entrepris en 1936 sur les traces de Jules Verne – Cocteau parcourt la planète dans le sens et selon l’itinéraire de Philéas Fogg dans « Le tour du monde en quatre-vingts jours » -,discours de réception à l’Académie Française : ces enregistrements d’origine triés sur le volet offrent un incomparable panorama des principales disciplines auxquelles Cocteau a prêté son talent.
Si le ton avec lequel le poète déclame ses propres textes apparaît comme plutôt désuet, si son phrasé agace plus qu’il n’hypnotise et ne vaut principalement que pour sa valeur de témoignage historique – « Je refuse de laisser prendre des clichés avec ma voix ; je fabrique, en collaboration avec le gramophone une voix inconnue, inédite, mordante et qui paraît sortir du masque grec » -, les pièces de théâtre u les extraits qui en sont présentés gardent leur pouvoir de séduction initial et témoignent merveilleusement de l’alchimie qui s’exerce entre l’acteur, son texte et son personnage. « J’aime les acteurs. J’aime vivre en contact avec eux. De longue date j’habite leur roulotte ». Cocteau a souvent écrit pour des timbres et des comédiens particuliers, composant alternativement ses pièces pour Yvonne de Bray et Jean Marais (« Les parents terribles »), Arletty (« L’école des veuves »), Alice Cocéa (« L’impromptu d’Alice »), ou Edith Piaf (« Le fantôme de Marseille » et « Le bel indifférent »), tant et si bien qu’au-delà de la simple incarnation de son rôle, l’acteur – ou l’actrice – élu finit par incarner à lui seul une sorte de traité de style du dramaturge. Il y a de la rigueur dans la fantaisie de Cocteau, un classicisme prégnant que masque mal sa désinvolture affichée, et que les textes sélectionnés ici permettent de vérifier avec une grande acuité. Six pièces ou fragments, qui semblent tous construits autour de l’épuisement d’un rôle et d’une écriture, s’imposent parmi les morceaux choisis de cette œuvre enregistrée. La confrontation entre Jean Marais et Yvonne de Bray dans les « Parents terribles », véritable point d’orgue d’une pièce écrite « contre le lyrisme », fait écho à la rencontre d’Œdipe et du Sphinx de « La machine infernale », interprétée par Jeanne Moreau et Jean Marais.
Véritables prétextes pour actrices, « Le bel indifférent » et « La voix humaine » disparaissent littéralement au bénéfice de leurs comédiennes : « Le bel indifférent » montre combien Edith Piaf – qui crée le rôle en 1953 – au théâtre de Marigny – maîtrisait « les moyens secrets de la foudre et ses effrayantes espiègleries », tandis que « La voix humaine », extraordinaire solo sur la passion et seul exemple de pièce écrite sans comédienne préconçue, met à nu la vérité abrupte et bouleversante de celle qui a endossé le rôle en Juin 1930, la sociétaire de la Comédie Française Berthe Bovy. Capable de manier le langage de la fantaisie, « Les Mariés de la Tour Eiffel », premier et dernier ouvrage écrit en commun par le groupe des Six pour les ballets suédois de Rolf de Maré, provoque à l’époque un véritable scandale, les « modernistes » y décelant une insulte au monument. Si les contributions musicales des uns et des autres font un peu démodé – à l’exception toutefois de celle de Poulenc – l’argument cocasse de Cocteau garde toute sa fraîcheur et ceux qui reprennent les rôles de l’auteur et de Pierre Bertin (Jean Le Poulain et Jacques Charron) tirent à merveille leur épingle du jeu. Le panorama serait incomplet sans les nombreux extraits de « Parade » qui parsèment cette anthologie. Ballet conçu en 1916 – entre « Le Dieu bleu » et « Le train bleu » - par Cocteau et Picasso pour Serge Diaghilev et ses Ballets russes sur une chorégraphie de Leonide Massine et une musique d’Erik Satie, « Parade » exploite « les ressources du théâtre en soi », permet l’entrée fracassante de la révolution cubiste dans le spectacle et provoque, à sa création, un scandale public mémorable : « Après le scandale de « Parade » au Châtelet en 1917, deux remarques me flattèrent beaucoup. Ce fut, d’abord, un directeur de théâtre criant : « Nous n’avons plus l’âge de guignol », ensuite un monsieur que nous entendîmes, Picasso et moi, dire à sa femme : « Si j’avais su que c’était si bête, j’aurais amené les enfants ». L’argument sans histoire, le langage chorégraphique – les Ballets abandonnent leur image exotique et orientale -, les décors et rideaux de Picasso, la musique de Satie dérangent : Cocteau a su répondre au « Étonne moi ! » de Diaghilev. Interprétée au piano à quatre mains par Georges Auric et Francis Poulenc, la musique de Satie, conforme à l’esprit du projet, perpétue son étrange pouvoir de fascination, même si la personnalité complexe du compositeur y fait défaut.
Cocteau a cultivé avec génie les formes d’art les plus diverses tout en y insufflant méthodiquement les l’imaginaire poétique qui lui était propre, faisant sourdre un peuple de rêveurs irrationnels et poétiques, d’amoureux intellectuels, de statues réveillées en sursaut après leur sommeil séculaire, d’hibiscus, de miroirs qui réfléchissent dans lesquels il aisé d’entrer, de sphinx machiavéliques et d’anges funèbres. Adepte de l’œcuménisme en art, ce Protée n’a cessé de se chercher, de s’éparpiller et de se rassembler. Sur sa tombe de Saint-Blaise-les-Simples, l’artiste a fait inscrire avant sa mort : « Je reste avec vous ». Cette brillante anthologie est là pour en témoigner.
© FILLIPETI Sandrine – EX AEQUO 1997