C’est curieux : les croyants et les athées, qui se détestent parfois les uns les autres, se renvoient souvent le même reproche : « Nihiliste ! ». Simplement, ils le font dans deux sens tout à fait opposés. Pour les croyants, le nihilisme (du latin nihil, « rien ») signifie « ne croire en rien », ce qui est, à leurs yeux, à la fois dangereux et néfaste. C’est ce que dit la fameuse phrase de Dostoïevski : « Si Dieu n’existe pas, alors rien n’est vrai, tout est permis. » Car, pour ceux qui croient, l’existence de l’homme sans Dieu est vouée à se réduire à la simple immanence, aux seuls besoins de la vie animale, voire aux seuls désirs matérialistes et consuméristes. Sans foi, plus de loi, plus de vérité, plus de morale, plus de vie commune. Pour les athées, le terme nihiliste a un sens exactement contraire : c’est prendre les « messies » pour des lanternes ; c’est préférer le fantasme d’une vie réelle dans l’ici-bas. Comme le disait Pierre Dac : « Je préfère le vin d’ici à l’au-delà », ce qui revient à dire : « Un tiens, vaut mieux que deux tu l’auras. » Tandis que le croyant passe et gâche sa vie à attendre une autre vie meilleure très improbable, l’athée lui préfère le réel au rien. Dans cette querelle, les deux camps se reprochent de « rater » ce qui fait que l’existence mérite d’être vécue. Et c’est là qu’un doute surgit : à travers ce double reproche, on en vient à penser qu’il est peut-être tout aussi difficile d’être croyant que d’être athée. Et c’est, au fond, ce que disent aussi bien Epicure que Kant. Epicure est celui qui inaugure la grande critique des religions en montrant que celles-ci en fait sont… impies. Elles ont, dit-il une bien piètre conception des dieux qu’elles prétendent vénérer. En effet, sil les dieux sont des êtres supérieurs, omnipotents et omniscients, quel besoin auraient-ils de se mêler aux mesquineries et aux petitesses humaines ? Quelle satisfaction peuvent retirer les immortels du pouvoir d’effrayer, de dominer, de créer ou même d’aimer de simple mortels ? En vérité, dit Epicure, la religion se trompe sur les dieux. Sans mettre en doute leur existence (qu’il envisage comme totalement séparée de celles des hommes), il en fait l’idéal de la vie humaine. La vie des dieux consiste à jouir de leur propre perfection, à savourer le pur plaisir d’exister, sans besoin, sans trouble, dans la plus douce des société d’amis. Devenir comme dieu : tel sera l’idéal du sage. Mais croire en Dieu, voilà qui est absurde. Pour Kant, l’idée de Dieu va bien au-delà de sa figure religieuse ; elle se cache dans les tréfonds de notre esprit métaphysique ; tellement ancrée qu’il est très difficile de s’en passer. Ainsi, pourquoi se scandaliser d’une injustice subie, si l’on ne posait pas l’hypothèse que le monde dût être juste ? C’est là une idée de Dieu. Pourquoi le scientifique s’acharne-t-il à chercher la vérité et les lois de l’Univers, s’il ne supposait que le monde fût rationnel ? C’est là encore une idée de Dieu. Etre athée, au sens le plus radical du terme, supposerait donc de renoncer aussi bien à la justice qu’à le vérité, c’est à dire de renoncer à l’humain. Einstein, après Kant, reconnaissait que le scientifique le plus matérialiste qui soit était souvent un grand théologien masqué ! Bref, si l’on suit Epicure, il faut admettre que le croyant le plus assidu a bien du mal à croire ; tandis que, si l’on suit Kant, il faut penser que l’incroyant le plus radical a bien du mal à ne pas croire. « Croire ou ne pas croire » telle était la question. Et l’on serait donc tenté, comme pour un sondage - et si tant est que ce choix, dépende de nous -, d’adopter la fameuse tierce réponse : « Ne sait pas ! ». Car entre le croyant, toujours déçu de ne pas croire assez, et l’athée convaincu de ne croire jamais, il y a peut-être une voie qui n’est pas aussi étroite que cela. Pierre-Henri TAVOILLOT (Maître de conférences à la Sorbonne et Président du Collège de Philosophie) - PHILOSOPHIE MAGAZINE