« De l’élégance et de l’énergie » par Jazz Magazine

D’où vient que les frères Ferré ne bénéficient-ils pas de l’attention qu’ils méritent ? Alain Jean-Marie, pas davantage ? Cela vient du fait qu’ils sont d’abord musiciens. Le reste, ils ne savent pas très bien faire. Chez les Ferré, on s’appelle comme tout le monde, Boulou ou Elios, leur père Matelot, les oncles Saro, Barane. Chez les Jean-Marie on est musicien d’origine guadeloupéenne, ou avocat, ou facteur ou prophète. Le trio fonctionne avec science et naturel. Sur les instruments très harmoniques (guitare, piano), on peut aisément frimer, toujours tricher, rarement jouer et se rejoindre. Eux réussissent, à la juste « Intersection » : c’est le titre de leur récent enregistrement, sur un répertoire choisi avec goût (Tadd Dameron, Lennie Tristano, Parker, Lee Konitz et Warne Marsh, Bach – 1 CD Frémeaux, LLL 306). Chez Boulou, beaucoup de préciosité, chez Elios, autant d’exubérance. Boulou Ferré qui a travaillé longtemps avec le maître Messiaen tient régulièrement l’orgue dans divers lieux de culte parisiens. Personne ne sait qu’il a à la guitare cette inventivité et une créativité qui ne se réduisent pas à la vitesse. Le reste de son temps est employé aux philosophes (Martin heidegger, Hannah Arendt, Primo Levi, Emmanuel Levinas : comme des musiciens, il dit respectueusement les patronymes avec les prénoms). Un auditeur s’étonne des remarquables interventions d’Elios que l’on a cru plus « sideman », plus en retrait : « Le jazz, c’est l’art de la conversation. Il ne faut parler que si l’on a quelque chose à dire. Et quelque chose de mieux. Sinon, à quoi bon ? ». Ensemble, à trois, ils font circuler les prises de paroles, des arrangements sophistiqués (suite Parker, suite Bach, suite Django), sans jamais céder à la facilité qui les guette. Soucieux du contrepoint, de l’art de la fugue, de l’élégance et de l’énergie. Alain Jean-Marie est évidemment un modèle de précision et de justesse. Au début du deuxième set, les voix se croisent sans se trouver de suite. Leur trio ferait alors l’ordinaire de ce qu’on entend partout. Puis, minute après minute, arpège après arpège, on assiste à l’irruption de la musique même. En toute majesté. La fin est extraordinaire. C’est une des joies du club et des sets qui prennent le temps. Celui-ci, le Franc-Pinot, est un agréable établissement sur trois nivaux (restaurant au premier) en bord de Seine, en plein centre de Paris. Bien sûr, on peut aussi bien gravement débattre devant des alcools forts dans des hôtels de luxe pour savoir s’il faut tirer le portrait des musiciens ou pas. C’est l’autre conception du « show », du « business », du « jazz ». Au Franc-Pinot, on suit plus modestement l’expérience de la musique en train de se faire. En toute sincérité. En toute vigueur. Le soir même de l’anniversaire de Boulou Ferré, 51 ans. Gâteau en forme de guitare. Public chaleureux et connaisseur (citations et changements de chorus). Nul critique en vue. Nul photographe. Ils ont tant à faire.
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