Dans Maîtriser les conflits par les communs, j’expose une approche innovante pour penser la gestion et la prévention des conflits armés en repensant notre usage des « communs ». Par « communs », j’entends des structures de gouvernance collective qui permettent aux communautés de gérer de manière partagée et décentralisée des ressources ou des biens matériels et immatériels. Ces communs, qu’il s’agisse de ressources environnementales, de systèmes de connaissance, ou de formes de justice collective, peuvent, j’en suis convaincu, devenir un levier pour anticiper, résoudre et conjurer les guerres. Les méthodes d’anticipation et de gestion des conflits traditionnelles s’avèrent souvent inadaptées aux enjeux de notre époque. Elles peinent à se départir d’une logique centralisée où les États jouent seuls le rôle principal, et où la guerre est perçue comme une conséquence inévitable des jeux d’intérêts des grandes puissances.
Je propose dans cet ouvrage une autre vision, dans laquelle la gestion des conflits passe par des dynamiques communautaires ascendantes et des modèles de gouvernance partagée. Les communs permettent une approche beaucoup plus collaborative et inclusive des conflits, permettant à des acteurs autrefois laissés en marge – notamment les communautés locales et les populations directement affectées – de jouer un rôle actif dans la recherche et le maintien de la paix. Mon ouvrage se structure en trois parties principales : l’anticipation, la résolution et la conjuration des conflits. Ce triptyque reflète les étapes par lesquelles il est possible d’envisager la prévention et la transformation des conflits à travers la participation active des communautés et des acteurs locaux.
Dans la première partie, je m’intéresse à la notion d’anticipation et à ses failles dans les systèmes traditionnels. Les méthodes classiques de prospective militaire et de prévision géopolitique peinent à saisir l’incertitude qui caractérise les conflits modernes. Trop souvent, elles reposent sur des modèles linéaires et déterministes, dans lesquels les conflits sont prévus selon des scénarios fixes fondés sur des probabilités passées. Je propose au contraire de penser l’anticipation comme un processus dynamique et collectif, qui mobilise la « sagesse collective » des communs pour imaginer des futurs multiples et non-linéaires. Anticiper, dans cette optique, ce n’est plus seulement prédire ce qui arrivera avec une probabilité donnée, mais aussi développer une flexibilité d’action et des capacités d’adaptation permettant de répondre à une gamme de futurs possibles. En intégrant des perspectives issues de la sociologie, de la psychologie collective et des sciences politiques, j’explique comment les communs peuvent renforcer cette flexibilité. La gestion de la paix par les communs permet d’associer un maximum de parties prenantes aux processus de décision, encourageant la détection précoce de signaux de conflit et facilitant une meilleure préparation des communautés à répondre collectivement aux crises.
Dans la deuxième partie, je traite des approches de résolution des conflits et des sorties de guerre. Les modèles « top-down », dans lesquels les résolutions de paix sont dictées par des acteurs extérieurs, s’avèrent souvent paternalistes, limitant les populations concernées à un rôle passif. Trop souvent, ces modèles ignorent les dynamiques locales et les spécificités culturelles et sociales des zones de conflit, ce qui fragilise la paix et augmente les risques de réapparition de conflits. Je propose à l’inverse une approche « bottom-up », dans laquelle les processus de paix et de justice transitionnelle sont largement dirigés par les communautés locales elles-mêmes. Les communs s’inscrivent ici comme un outil essentiel pour renforcer cette dynamique de paix ascendante. J’illustre cette approche à travers des exemples concrets de processus de justice transitionnelle inclusive et de résolution communautaire des conflits, montrant comment des accords locaux peuvent générer des dynamiques de paix globales. Dans un tel modèle, la gestion collective et participative de la justice transitionnelle permet de dépasser les divisions identitaires et de rétablir des liens sociaux dans des zones marquées par la violence. En soutenant des initiatives locales et en respectant les traditions communautaires, on renforce ainsi les bases d’une paix positive et durable.
La dernière partie de l’ouvrage aborde la notion de conjuration des conflits, c’est-à-dire l’art de prévenir la guerre avant qu’elle ne devienne une fatalité. Ici, je m’intéresse aux limites des approches diplomatiques traditionnelles, fondées sur des logiques étatiques et aristocratiques, et je propose des alternatives inspirées par les communs. Dans ce contexte, j’explore des modèles de coopération anarchique, où les relations internationales ne sont pas exclusivement dirigées par les États mais par des alliances communautaires et locales. Le fédéralisme polycentrique, par exemple, offre une piste pour construire un modèle de gouvernance mondiale dans lequel les responsabilités et les prises de décisions sont partagées entre différents niveaux de pouvoir, incluant les communautés locales et les organisations transnationales.
Le confédéralisme démocratique du Rojava en Syrie ou encore la Station Spatiale Internationale sont autant de cas où les communs se montrent capables d’assurer une gestion collective et pacifique des biens partagés, prouvant que les coopérations non hiérarchiques peuvent être viables à l’échelle mondiale. Cette partie théorise également ce que j’appelle la « diplomatie des communs », qui replace la coopération intercommunautaire et la solidarité internationale au centre des relations diplomatiques. Contrairement aux négociations diplomatiques traditionnelles, où les États se comportent comme des joueurs rationnels maximisant leurs intérêts, la diplomatie des communs valorise la coopération, l’empathie et la réciprocité. En adoptant des mécanismes institutionnels ouverts, dans lesquels les acteurs locaux et non étatiques jouent un rôle important, il est possible de prévenir les conflits tout en offrant aux populations affectées des voies de réconciliation.
À travers cet ouvrage, j’espère montrer que les communs représentent plus qu’un simple modèle de gestion des ressources ; ils offrent une philosophie politique capable de transformer en profondeur notre conception de la paix et de la guerre. Les communs permettent non seulement de gérer les conflits, mais de réinventer les relations de pouvoir et de redéfinir les rôles des acteurs locaux, nationaux et internationaux dans la construction d’une paix durable. En somme, Maîtriser les conflits par les communs vise à démontrer que la paix ne peut plus être considérée comme un simple accord temporaire entre États ou comme l’absence de violence immédiate. Elle doit être conçue comme un projet collectif et partagé, impliquant une diversité d’acteurs unis par une même volonté de préserver et de cultiver la paix.
Edouard Jourdain in Esprit Surcouf