« Fantasme Américain » par Bluesborder

Là c’est carrément le rêve de gamin qui se concrétise : alors qu’on imaginait bien que, tôt ou tard, il pourrait se risquer à aller enregistrer en Louisiane, c’est à Austin, Texas, que Benoît est parti réaliser son fantasme Américain. Son infidélité envers ses Tortilleurs se justifie par la grâce d’un line-up qui colle parfaitement à ses histoires de traîne-savates. A l’opposé d’un Halliday ou d’un Eddy Mitchell (qui jouèrent la carte exotique des invités de renom, de Tony Joe White à Charlie Mc Coy), Benoît (qui avait préparé son coup) s’entoure ici d’une rythmique millésimée : « Uncle » (« Unk ») John Turner (premier batteur de Johnny Winter) et les bassistes français (mais émigrés au Texas) Pierre « Pitou » Pelegrin et Jean-Jacques Barreda (qui remplaça feu Keith Freguson au sein des Tail Gators !). A la guitare, un métis mescalero d’El Paso qui accompagna Paul Orta et Lou Ann Barton, Hector « Araña » Watt (l’araignée !) : un killer tout en souplesse, au style inimitable, et pourtant tellement texan ; L’arme secrète réside ici dans les West Side Horns (Rocky Morales, sax ténor, et Al Gomez, mars Jr., trompette). Ces lascars sont issus de l’orchestre de Randy Garibay (dont l’excellent CD, « Chicano Blues Man », sur Surfin’Dog/MSI, a été chroniqué dans Bluesboarder n°78, mars 2001). Bref, si ce disque affiche son pedigree sans ostentation, ces musiciens sont loin de sonner comme un aréopage de requins appointés pour l’occasion, mais bien comme un groupe compact et rôdé (à Austin, la profusion des clubs les amène à se croiser en permanence). Tout en représentant une exception dans sa discographie, ce disque demeure bien du Benoît à 100%. Comme sur son précédent, « Lent ou rapide » (Voodoo Records, 1997), les slow-blues alternent avec les plages enlevées, même si leur répartition est ici moins systématique…et c’est l’un des points les plus déroutants à la première écoute ! En effet, alors que le clampin moyen s’attend à trouver les titres chocs en entrée d’album, ce sont les pistes lentes qu en dominent la première moitié (« Gare ta voiture dans l’allée », « Toujours demain », « T’es la seule »). Si ce choix permet à la section de cuivres de s’installer confortablement dans le paysage, l’amateur « ordinaire » de Texas Blues aura peut-être d’abord le sentiment de rester sur sa faim. Ce serait sans compter avec « Hey toi », super double-shuffle qu’on croirait issu du répertoire de Lazy Lester, via les early T. Birds : la rythmique de J. Barrera et « Unk » Turner roule comme une turbine, et l’harmo de Benoît, sobre et bien dans l’esprit, enfonce le clou. Quant à « 10h ½ à Chez Nous », c’estr un Texas shuffle instrumental dans la ligne de « Cricketeer’s, le retour », sur son précédent : emporté par le groove de Pelegrin, tonton Benoît s’en donne à cœur joie au chromatique ! « Blues en la noche » le présente en duo avec Randy Garibay, venu vocaliser en Espagnol et en voisin sur cet extrait de son répertoire et, surtout, décocher un solo de guitare mémorable. Pour le coup, on aurait presque pu intituler l’album « Benoît Blue Boy et les Tortillas » ! dès lors, on entame la brochette prodigieuse : de la plage 7 à 13, bien calé dans l’ambiance, Benoît convainc définitivement. Ça démarre avec « J’entends ton taxi qu’arrive » (encore un slow-blues, quelque peu démarqué du « Things I used to do » de Guitar Slim), traversé d’un solo torride d’Hector Watt sur ses six cordes : furieux et paresseux à la fois (comme un lion qu’on aurait réveillé en sursaut). Ce guitariste est décidément LA découverte de l’album ! « J’suis pas l’homme qui t’ faut » est un rockabilly à la touche Western swing, avec le renfort du leader-fondateur des Tail Gators, Don Leady en personne, qui étincelle à la steel guitar et à la guitare électrique. On ne relâche pas la pression avec « Tu sais rien », un Texas swing shuffle : tendis que les cuivres poussent à la roue, épaulés par le travail impressionnant de Maw Goodwin au piano, Hector « l’araignée » se fend à nouveau d’un solo RENVERSANT, et quand Benoît sort enfin l’harmo de sa poche, ça y est : on se retrouve dans un claque miteux d’Austin, à sabrer la tequila-mezcal. Moite le climat !... « C’est moi qui tiens l’volant » est peut-être bien mon titre favori : une irrésistible rumba/mambo, aux paroles estampillées Blue Boy. La rythmique et les claviers s’en paient une tranche, et pour vous situer le mood général, on pense au climat feignant des tout premiers JJ Cale : un classique ! Vient alors la reprise d’un morceau que Benoît avait écrit avec Steve Verbeke pour le premier album de ce dernier, « Un sale boulot ». Outre la voix bien sûr, les West Side Horns, la guitare d’Hector  watt et le solo de Benoît (peut-être son plus débridé de tout l’album !) marquent la différence de belle manière. « Rentrer chez moi » sonne comme une adaptation zydeco du « Mystery train » de Junior Parker, avec Don Leady de retour à la guitare et à…l’accordéon ! Imparable, avec « Unk » Turner qui se la joue bien sûr 100% Louisianaise. Avant le premier remix « FM » ( ?!) de la plage titulaire (qui clôt le disque), « tous els jours » conclut sur un Texas rockin’blues très T. Birds (avec chorus d’harmo à la Kim Wilson). Fans de Lee Mc Bee et Mike Morgan, voici la version française ! Eh bien, voilà : le disque de blues français de l’année a été enregistré au Texas en Avril 2000. Un dernier mot ( !) à propose des paroles (on ne va tout de même pas écrire « lyrics » en de telles circonstances !) Benoît est peut-être bien le seul à pouvoir faire passer l’esprit du blues dans cette langue. Sa poésie du quotidien, sa gouaille ironique et son phrasé tour à tour fourbu, pâteux ou râleur servent à ravir ses merveilleuse vignettes de cocus paumés et magnifiques (à cent coudées des clichés chromos d’un Eddy Mitchell en classe touriste sur le Rio Grande) ; un album dont la modestie ne doit toutefois pas masquer la superbe : magistral et inconditionnellement recommandé !
Patrick DALLONGEVILLE - BLUESBOARDER