« Voix aux chapitres »
Patrick Frémeaux et Claude Colombini s’imposent dans le domaine du patrimoine sonore et du disque parlé. Avec la foi, l’obsession de l’indépendance et un sens aigu du marketing.
Patrick Frémeaux est un éditeur comme on n’en fait plus : pas un des titres de son catalogue n’est épuisé ou indisponible. C’est la grande fierté de cet homme d’une quarantaine d’années qui a fondé il y a quinze ans sa société – Frémeaux & Associés – avec sa femme Claude Colombini. Les maisons de disques et les amateurs de musique connaissent depuis longtemps cet éditeur de disques gravés, installé à Vincennes dans des bureaux aux allures de loft, voisinant avec une galerie d’art contemporaine. Il a commencé par rassembler le patrimoine des musiques populaires de la première moitié du XXe siècle (gospel, country, blues, négro spirituals, yiddish, fado, chanson française…) et constituer des intégrales (Django Reinhardt, Claude Bolling…). Depuis une dizaine d’années, il s’est mis au disque parlé, au « livre audio », comme disent les éditeurs de livres : textes littéraires lus par des comédiens, entretiens, cours et conférences philosophiques, archives sonores…. L’éditeur se défend de faire de la simple réédition, insistant sur le travail qui préside à toute re-création d’un ouvrage : « Collecte des sources, recherche historique, restauration sonore, écriture du livret, longues négociations avec les multiples ayants droit… » Il se réjouit que les « grands » comme Hachette et Gallimard se mettent à faire du livre audio, pense que le marché est enfin en train de décoller en France et que bientôt on téléchargera allègrement musiques et textes sur des nomades comme le iPod d’Apple. Mais « je suis à part », précise-t-il, « c’est le patrimoine sonore qui m’intéresse d’abord. Je me passionne pour les témoignages menacés de disparition, les voix qui auraient pu rester sans vie sur des bandes magnétiques empilées dans des salles d´archives ou sur des disques vinyles sortis des circuits commerciaux ». Enfant, il dévorait les livres ; pourtant, c´est l´écriture qui lui posait problème… « Et puis j´étais fasciné par les « Lettres de mon moulin » lues par Fernandel, c´était comme si j´avais connu intimement Fernandel. Ecouter la voix d´un auteur me permet d´entrer dans son intimité, c´est comme si nous conversions ensemble. »
Onfray best-seller. L´éditeur a l´ambition de constituer une librairie sonore dans toute sa diversité : son catalogue comprend 750 titres pour la musique et 250 pour le texte parlé. Parmi ses meilleures ventes, Pagnol, Françoise Dolto, Camus, Montaigne… et Michel Onfray dont les conférences enregistrées (Contre-histoire de la philosophie) atteignent 450 000 disques vendus (ou 41 000 coffrets). Certains de ses titres se vendent à moins de 500 exemplaires sur plusieurs années. La moyenne est de 15 000 exemplaires vendus par titre, mais beaucoup ne s´écoulent qu´à 700 ou 800 exemplaires sur trois ans. Les textes historiques ou politiques par exemple se vendent mal, malgré toute la passion qu´il met à les créer, comme les « Entretiens inédits de François Mitterrand avec Marguerite Duras », vendus à moins de 700 exemplaires depuis leur sortie au début de l´année 2007, ou le témoignage qu´il a recueilli de l´historien et avocat Serge Klarsfeld. « Nos ventes sont faibles mais étalées dans le temps », explique-t-il, « certains titres, c´est vrai, ne deviennent rentables que six ou sept ans après leur parution, mais les coffrets de Michel Onfray permettent de payer ceux consacrés à la Grande Guerre ou aux récits des déportés. »
« Je sers l´intérêt général. » Patrick Frémeaux se sent investi d´une mission patrimoniale supérieure aux lois du marché, il s´enorgueillit de mettre à la disposition du public des bibliothèques et des écoles, un patrimoine délaissé et affiche ses choix : diversité culturelle, volonté de non-deréférencement, indépendance, respect de la législation du droit d´auteur, etc. « Je sers l´intérêt général sur fonds privés », affirme-t-il. Claude Colombini s´occupe des textes littéraires lus par des comédiens. Elle a par exemple confié la lecture des « Nouvelles » de Maupassant à Miou-Miou et celle du « Journal d´une femme de chambre » de Mirabeau à Karin Viard. « De plus en plus, ce sont les comédiens eux-mêmes qui nous proposent de dire un texte », note l´éditrice, « comme Anouk Grinberg pour les « Lettres » de Louise Michel ou Fanny Ardant pour « Lol V. Stein » de Marguerite Duras. » Claude Colombini se passionne aussi pour les disques dédiés aux enfants et aux jeunes : « J´attache beaucoup d´importance à la transmission de l´oralité auprès de la jeunesse. Il ne s´agit pas de présenter un livre à côté du disque comme certains éditeurs le font, le disque se suffit à lui-même. Nous défendons non seulement le patrimoine sonore mais le sonore en tant que véhicule pédagogique à part entière, qui n´a rien à envier à l´audiovisuel, ni au multimédia. Le sonore est un monomédia qui laisse comme l´écrit la possibilité à l´enfant de construire son propre monde onirique et sa réflexion. » Mais le message est souvent difficile à faire passer, les libraires français n´ont pas la culture de ce type d´ouvrages, contrairement à leurs confrères allemands, par exemple, qui proposent des rayons entiers de « livres à écouter ». Patrick Frémeaux a dû batailler pour se faire connaître, s´imposer auprès du public et des points de vente. « Je dois être le seul à mettre autant d´énergie pour promouvoir un ouvrage, » dit-il ! « Quand je dépense un euro en production, j´en dépense un autre pour le faire connaître en essayant de faciliter les échanges commerciaux et d´exploiter le plus possible ses chances de diffusion. « Le roman de Renart » se vend mieux dans une boutique de souvenirs de Carcassonne que chez un disquaire !»
Gestion draconienne. Beaucoup se demandent comment il arrive à joindre les deux bouts. Mais l´homme, qui a eu des moments difficiles, s´en sort en gérant son entreprise de façon draconienne : autofinancement, charges fixes minimales, faible masse salarial (8 salariés), fournisseurs payés sans délai, endettement nul, autodistribution… Il a aussi d´autres sources de revenus que l´édition : son activité immobilière à Vincennes et la galerie d´art contemporain. Son chiffre d´affaires pour le disque parlé se monte à 6,7 millions d´euros pour un chiffre global de 9,22 millions d´euros. La baisse générale de l´activité musicale ne l´a pas épargné (-50% sur les cinq dernières années) mais la croissance du disque parlé lui permet de compenser (+50% sur la même période). « Le disque parlé, il y a huit ans, c´était 250 points de vente », remarque l´éditeur, « dont 50 libraires, surtout des Fnac. Aujourd´hui, c´est 1 800 libraires qui vendent au moins un titre par an, 1 300 qui en vendent une fois par trimestre, et 400 qui ont du stock et vendent un titre par mois en moyenne. » Il estime à 90 000 clients ceux qui passent pas par les libraires (VPC, téléchargement, etc.) et ses produits se vendent dans une trentaine de pays. « Nous avons 300 points de vente aux Etats-Unis qui réalisent un chiffre d´affaires d´environ 50 000 dollars par mois. Nos notices sont traduites en anglais et il y a toujours un stock disponible sur place de manière que le produit soit livré en trois jours. » La disparition annoncée du CD ne semble pas le tracasser. « Nous sommes d´abord des éditeurs de contenus », objecte-t-il. « Papyrus, cire, câble, phonogramme, 33 tours, cassette ou CD-MP3… peu importe, on s´adaptera au support le plus couramment utilisé et au téléchargement. » Parmi les nouveautés de ce premier trimestre : « La quête spirituelle sans dieu », d´André Comte-Sponville, inspiré de sont livre « L´esprit de l´athéisme », en janvier ; une improvisation orale de Philippe Sollers sur Nietzsche en février ; « Retour au Contrat naturel », une conférence de Michel Serres à la BNF, à paraître en mars. De quoi illustrer le devise de l´éditeur : « Notre vrai métier, c´est faire rencontrer la voix et le texte ».
© Livres Hebdo 2008 - Laurence SANTANTONIOS
Dictionnaire Frémeaux & Associés
Patrick Frémeaux est un éditeur comme on n’en fait plus : pas un des titres de son catalogue n’est épuisé ou indisponible. C’est la grande fierté de cet homme d’une quarantaine d’années qui a fondé il y a quinze ans sa société – Frémeaux & Associés – avec sa femme Claude Colombini. Les maisons de disques et les amateurs de musique connaissent depuis longtemps cet éditeur de disques gravés, installé à Vincennes dans des bureaux aux allures de loft, voisinant avec une galerie d’art contemporaine. Il a commencé par rassembler le patrimoine des musiques populaires de la première moitié du XXe siècle (gospel, country, blues, négro spirituals, yiddish, fado, chanson française…) et constituer des intégrales (Django Reinhardt, Claude Bolling…). Depuis une dizaine d’années, il s’est mis au disque parlé, au « livre audio », comme disent les éditeurs de livres : textes littéraires lus par des comédiens, entretiens, cours et conférences philosophiques, archives sonores…. L’éditeur se défend de faire de la simple réédition, insistant sur le travail qui préside à toute re-création d’un ouvrage : « Collecte des sources, recherche historique, restauration sonore, écriture du livret, longues négociations avec les multiples ayants droit… » Il se réjouit que les « grands » comme Hachette et Gallimard se mettent à faire du livre audio, pense que le marché est enfin en train de décoller en France et que bientôt on téléchargera allègrement musiques et textes sur des nomades comme le iPod d’Apple. Mais « je suis à part », précise-t-il, « c’est le patrimoine sonore qui m’intéresse d’abord. Je me passionne pour les témoignages menacés de disparition, les voix qui auraient pu rester sans vie sur des bandes magnétiques empilées dans des salles d´archives ou sur des disques vinyles sortis des circuits commerciaux ». Enfant, il dévorait les livres ; pourtant, c´est l´écriture qui lui posait problème… « Et puis j´étais fasciné par les « Lettres de mon moulin » lues par Fernandel, c´était comme si j´avais connu intimement Fernandel. Ecouter la voix d´un auteur me permet d´entrer dans son intimité, c´est comme si nous conversions ensemble. »
Onfray best-seller. L´éditeur a l´ambition de constituer une librairie sonore dans toute sa diversité : son catalogue comprend 750 titres pour la musique et 250 pour le texte parlé. Parmi ses meilleures ventes, Pagnol, Françoise Dolto, Camus, Montaigne… et Michel Onfray dont les conférences enregistrées (Contre-histoire de la philosophie) atteignent 450 000 disques vendus (ou 41 000 coffrets). Certains de ses titres se vendent à moins de 500 exemplaires sur plusieurs années. La moyenne est de 15 000 exemplaires vendus par titre, mais beaucoup ne s´écoulent qu´à 700 ou 800 exemplaires sur trois ans. Les textes historiques ou politiques par exemple se vendent mal, malgré toute la passion qu´il met à les créer, comme les « Entretiens inédits de François Mitterrand avec Marguerite Duras », vendus à moins de 700 exemplaires depuis leur sortie au début de l´année 2007, ou le témoignage qu´il a recueilli de l´historien et avocat Serge Klarsfeld. « Nos ventes sont faibles mais étalées dans le temps », explique-t-il, « certains titres, c´est vrai, ne deviennent rentables que six ou sept ans après leur parution, mais les coffrets de Michel Onfray permettent de payer ceux consacrés à la Grande Guerre ou aux récits des déportés. »
« Je sers l´intérêt général. » Patrick Frémeaux se sent investi d´une mission patrimoniale supérieure aux lois du marché, il s´enorgueillit de mettre à la disposition du public des bibliothèques et des écoles, un patrimoine délaissé et affiche ses choix : diversité culturelle, volonté de non-deréférencement, indépendance, respect de la législation du droit d´auteur, etc. « Je sers l´intérêt général sur fonds privés », affirme-t-il. Claude Colombini s´occupe des textes littéraires lus par des comédiens. Elle a par exemple confié la lecture des « Nouvelles » de Maupassant à Miou-Miou et celle du « Journal d´une femme de chambre » de Mirabeau à Karin Viard. « De plus en plus, ce sont les comédiens eux-mêmes qui nous proposent de dire un texte », note l´éditrice, « comme Anouk Grinberg pour les « Lettres » de Louise Michel ou Fanny Ardant pour « Lol V. Stein » de Marguerite Duras. » Claude Colombini se passionne aussi pour les disques dédiés aux enfants et aux jeunes : « J´attache beaucoup d´importance à la transmission de l´oralité auprès de la jeunesse. Il ne s´agit pas de présenter un livre à côté du disque comme certains éditeurs le font, le disque se suffit à lui-même. Nous défendons non seulement le patrimoine sonore mais le sonore en tant que véhicule pédagogique à part entière, qui n´a rien à envier à l´audiovisuel, ni au multimédia. Le sonore est un monomédia qui laisse comme l´écrit la possibilité à l´enfant de construire son propre monde onirique et sa réflexion. » Mais le message est souvent difficile à faire passer, les libraires français n´ont pas la culture de ce type d´ouvrages, contrairement à leurs confrères allemands, par exemple, qui proposent des rayons entiers de « livres à écouter ». Patrick Frémeaux a dû batailler pour se faire connaître, s´imposer auprès du public et des points de vente. « Je dois être le seul à mettre autant d´énergie pour promouvoir un ouvrage, » dit-il ! « Quand je dépense un euro en production, j´en dépense un autre pour le faire connaître en essayant de faciliter les échanges commerciaux et d´exploiter le plus possible ses chances de diffusion. « Le roman de Renart » se vend mieux dans une boutique de souvenirs de Carcassonne que chez un disquaire !»
Gestion draconienne. Beaucoup se demandent comment il arrive à joindre les deux bouts. Mais l´homme, qui a eu des moments difficiles, s´en sort en gérant son entreprise de façon draconienne : autofinancement, charges fixes minimales, faible masse salarial (8 salariés), fournisseurs payés sans délai, endettement nul, autodistribution… Il a aussi d´autres sources de revenus que l´édition : son activité immobilière à Vincennes et la galerie d´art contemporain. Son chiffre d´affaires pour le disque parlé se monte à 6,7 millions d´euros pour un chiffre global de 9,22 millions d´euros. La baisse générale de l´activité musicale ne l´a pas épargné (-50% sur les cinq dernières années) mais la croissance du disque parlé lui permet de compenser (+50% sur la même période). « Le disque parlé, il y a huit ans, c´était 250 points de vente », remarque l´éditeur, « dont 50 libraires, surtout des Fnac. Aujourd´hui, c´est 1 800 libraires qui vendent au moins un titre par an, 1 300 qui en vendent une fois par trimestre, et 400 qui ont du stock et vendent un titre par mois en moyenne. » Il estime à 90 000 clients ceux qui passent pas par les libraires (VPC, téléchargement, etc.) et ses produits se vendent dans une trentaine de pays. « Nous avons 300 points de vente aux Etats-Unis qui réalisent un chiffre d´affaires d´environ 50 000 dollars par mois. Nos notices sont traduites en anglais et il y a toujours un stock disponible sur place de manière que le produit soit livré en trois jours. » La disparition annoncée du CD ne semble pas le tracasser. « Nous sommes d´abord des éditeurs de contenus », objecte-t-il. « Papyrus, cire, câble, phonogramme, 33 tours, cassette ou CD-MP3… peu importe, on s´adaptera au support le plus couramment utilisé et au téléchargement. » Parmi les nouveautés de ce premier trimestre : « La quête spirituelle sans dieu », d´André Comte-Sponville, inspiré de sont livre « L´esprit de l´athéisme », en janvier ; une improvisation orale de Philippe Sollers sur Nietzsche en février ; « Retour au Contrat naturel », une conférence de Michel Serres à la BNF, à paraître en mars. De quoi illustrer le devise de l´éditeur : « Notre vrai métier, c´est faire rencontrer la voix et le texte ».
© Livres Hebdo 2008 - Laurence SANTANTONIOS
Dictionnaire Frémeaux & Associés
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