"DE L’INSIDIEUSE CORRELATION ENTRE LE DEVENIR DES PRODUITS CULTURELS ET LA VITESSE DE LIVRAISON DES PIZZAS À DOMICILE” OU, DE L’IMPROBABILITÉ D’UNE INTÉGRALE DJANGO REINHARDT DANS NOTRE NOUVEL ESPACE-TEMPS ÉCONOMIQUE "...)
"Le vingtième double volume de l’Intégrale Django Reinhardt, qui paraît aujourd’hui, est la preuve que ce défi peut être relevé ; qu’il est encore possible, à l’heure actuelle, d’élaborer une modélisation économique performante au service d’un idéal apparemment contraire aux “dogmes” de l’économie." Patrick FREMEAUX, l’Editeur
"Où notre éditeur, harassé mais heureux du dénouement d’une aventure de dix ans, prend sa plus belle plume pour adresser à son fidèle lecteur le chant d’un phénix – et non du cygne. Le temps s’est densifié ces dernières années. Notre perception de celui-ci opère dans une accélération constante et subit la contagion d’une “éthique” de la performance. Le mythe du progrès qui soutint nos sociétés positivistes est, depuis plusieurs décennies déjà, happé par la pratique d’une recherche permanente de gain de productivité. Celle-ci possède ses hérauts, ses gardiens d’un temple de l’immédiateté renforcé par chaque nouvelle trouvaille technologique. D’une vie planifiée où nous recevions le courrier le matin pour organiser la journée de travail, nous avons eu le fax, puis Internet, intronisant la disponibilité à tout moment, le changement des programmes de travail à toute heure, et une flexibilité de tous les instants – appelée plus communément : stress. Ces contraintes de vie nous ont convaincus, d’ailleurs, qu’il était normal de recevoir en moins de 30 minutes une pizza de son choix à domicile. De même, toute entreprise commerciale digne de ce nom s’est imposé le stock zéro et la production en flux tendu. Le téléphone mobile a porté cette accélération – et, n’en doutons pas, un émiettement des repères spatio-temporels – à son point (pour l’instant…) culminant : avec lui s’est créé un lien ultime et permanent entre fournisseurs et clients, prestataires et industriels.
On opposera à ce tableau, tout empli d’une nostalgie passéiste, qu’une technologie ne vaut que par l’utilisation que l’on en fait. Les éditions Frémeaux & Associés peuvent fièrement revendiquer qu’il en va de même de l’économie et des valeurs défendues par une société. Aujourd’hui, les entreprises subissent un véritable ballet de leurs cadres et dirigeants. Leurs résultats en bourse sont jugés sur six mois. Les conclusions sont tirées de plus en plus tôt et sur des arguments toujours plus réduits. L’édition phonographique, qui participe à cette surenchère de compression du temps, accorde sa confiance à ses directeurs de collections ou “label manager” pendant une durée souvent inférieure à vingt-quatre mois. Laisser le temps au temps semble ne plus être de mise. Les maisons de disques doivent répondre de leurs investissements sur douze mois et toute nouveauté remontant à trois semaines est considérée par la presse comme du fonds de catalogue sans intérêt. Laisser sa place au divergeant, à l’émergeant, à l’incertain et même à notre mémoire collective, semble ne plus être justifié dès lors que les raisons de la rentabilité immédiate sont mises au coeur du système de production.
C’est dans ce monde merveilleux du culte de l’instantané que Frémeaux & Associés essaye d’exister. C’est dans cette industrie de la rentabilité que nos éditions ont fait le choix de durées d’amortissement de plus de six ans sur ses publications et des plans de production de deux à huit ans.
Le chantier d’une Intégrale Django Reinhardt a été lancé au sein de nos éditions par Daniel Nevers, en 1995. Seul un spécialiste et un collectionneur de son envergure pouvait honorer cette gageure ; seule une vie au service de la musique pouvait générer suffisamment de passion et de connaissances pour s’acquitter d’une pareille folie. Dix années auront été nécessaires à la collecte et à l’ordonnancement raisonné de la production de celui après qui la guitare n’a plus jamais parlé de la même façon. Tout un réseau de collectionneurs et d’amis a également contribué à la réalisation de cette oeuvre pharaonique. Nous souhaitons ici les remercier pour leur soutien indéfectible dans toutes les entreprises de bel ouvrage que nous défendons au quotidien.
L’Intégrale prend donc fin avec ce vingtième opus qui paraît quelques dix années après le premier volume. En 1996, lorsque celui-ci a vu le jour, nous savions qu’il faudrait attendre (et atteindre !) le début des années 2010 pour amortir le budget total de cette entreprise (environ 500.000 euros). Notre défi d’éditeur était, en quelque sorte, d’allonger le temps, de résister à son érosion et à l’accélération dont nous parlions précédemment. Mais aussi de ne pas céder au rythme et aux modes de production des grands groupes industriels, qui réalisent – rappelons-le – plus de 90% du chiffre d’affaire annuel du disque.
Imaginons un instant que l’idée d’une Intégrale Django Reinhardt ait pu faire l’objet d’un intérêt, soit par une major company, soit par l’un des nombreux indépendants à la politique similaire mais aux moyens moindres.
Projetons le développement et l’amortissement sur 15 ans de cette entreprise sur les maisons de disques actuelles… Il aurait fallu un agrément discontinu de l’ensemble des intervenants pendant la période considérée, soit : quatre à cinq directeurs de collections, trois à quatre dirigeants, deux à quatre maquettistes, deux directeurs financiers, trois directeurs commerciaux, quatre chefs des ventes… Soit vingt personnes, toutes consensuelles, qui se refuseraient à changer ce que chaque prédécesseur avait commencé ou continué ! Dans le même temps, il faut admettre que le catalogue aurait été vendu au moins deux fois. Il n’est pas impensable que l’entreprise aurait vécu par ailleurs deux fusions, l’une par OPA hostile et achat comptant et l’autre par échange d’actions avec une société de distribution d’eau, par exemple (ce ne sont que des exemples). Enfin pour les moins chanceux de nos confrères, il faut rajouter deux à trois cessations de paiement, une liquidation et deux changements de la marque commerciale (très ennuyeux que tous les coffrets de l’intégrale Django ne portent pas le même nom de maison de disques du début à la fin.)
Comment donc, dans ce monde où l’économie performante et productive régit tous nos systèmes de pensées, est-il possible de publier des ouvrages sonores dont les cycles d’amortissement sont extrêmement longs rapportés à l’instantanéité des résultats attendus ? Uniquement en refusant cette règle du jeu inique basée sur l’impatience et impropre au développement de produits de référence. Le vingtième double volume de l’Intégrale Django Reinhardt, qui paraît aujourd’hui, est la preuve que ce défi peut être relevé ; qu’il est encore possible, à l’heure actuelle, d’élaborer une modélisation économique performante au service d’un idéal apparemment contraire aux “dogmes” de l’économie. Patrick FREMEAUX, l’Editeur