L’un des plus grands adversaires de la philosophie de Hegel, au XIXe siècle, a été Nietzsche. Or, vous avez signé avec d’autres, André Comte-Sponville notamment, Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens… Son antihégélianisme ne vous a donc pas convaincu ?
Si, en partie, mais j’ai commencé à lire Nietzsche à travers les lunettes de ses disciples de gauche. La mode, à Paris, en faisait une sorte de soixante-huitard libertaire, à mille lieues de sa véritable pensée. Depuis, je n’ai cessé de le lire. Je le tiens pour le plus grand penseur du monde contemporain, pour le plus grand théoricien de la déconstruction. Pas plus qu’on ne peut peindre ou composer comme si Picasso et Schönberg n’avaient jamais existé, on ne peut philosopher comme avant Nietzsche. Sa généalogie du « nihilisme » est d’une puissance sans égale. Le nihilisme est chez lui à peu près à l’inverse de ce qu’on entend par ce mot aujourd’hui, non pas un quelconque cynisme, une absence de valeur, mais l’affirmation de « valeurs supérieures », de grands idéaux au nom desquels le croyant nie le monde réel, le déclare mauvais, nul et non avenu. En ce sens, toutes les religions sont nihilistes, mais aussi les grandes idéologies héritées des Lumières, avec leurs idoles « progressistes » : droits de l’homme, démocratie, socialisme, anarchisme, etc. Ces abstractions pompeuses ne servent qu’à fuir la réalité du monde. Je ne crois pas qu’on puisse enjamber aisément cette critique des figures traditionnelles de la transcendance. Il faut la prendre au sérieux. En quoi les « retours à », que ce soit à Kant ou à la République, m’ont toujours semblé absurdes, malgré les étiquettes qu’on a voulu m’accoler…
Si vous n’êtes pas réactionnaire, vous n’êtes pas non plus du côté de l’avant-garde ni de la déconstruction…
Non, parce que la critique Nietzschéenne se heurte à une vraie limite. Une fois les idoles et les valeurs morales déconstruites, le risque majeur, c’est le cynisme, l’adhésion libérale au monde tel qu’il va, puisqu’il n’y a plus aucun idéal à lui opposer. Quand Heidegger, dans le sillage de Nietzsche, nous dit que face au monde de la technique, « seul un dieu peut encore nous sauver », il sombre dans une espèce de quiétisme mystique. Il a raison d’affirmer que la technique et le capitalisme mondialisé sont des « procès sans sujets » dont nous avons perdu la maîtrise, mais que nous reste-t-il à faire ? Rien ? Adhérer au « sursaut » nazi ? Ce qui m’a intéressé chez Kant, c’est l’idée que la métaphysique, une fois déconstruite, conserve une signification, un « usage régulateur » pour penser ce qui peut subsister d’éthique et de souci de la vérité. En ce sens, sa critique de la métaphysique est plus profonde que celle de Nietzsche et Heidegger…
Par PHILOSOPHIE MAGAZINE
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