En juin 1962, ce n’est plus un démocrate, mais un républicain qui chante au Lido le temps d’un concert charmeur enregistré sous le titre « Live in Paris ». Frank Sinatra vient de changer de camp politique. Le chanteur de « I’ve Got You under My Skin » s’est brouillé à mort avec le président John Kennedy, qu’il n’a plus dans la peau. On connaît la cause de ce divorce. En mars 1962, le président Kennedy prévoit de passer un week-end à Palm Springs, Californie. Sinatra l’invite à séjourner dans sa demeure. L’année précédente, il a organisé un gala en faveur de Kennedy, avec des places de 100 à 10 000 dollars et un gain d’un million de dollars pour le Parti démocrate. Il a même eu l’honneur de gagner la loge présidentielle du gala au bras de Jackie Kennedy. Pour accueillir son président, Sinatra révolutionne sa villa. Il ajoute des lignes téléphoniques et fait construire une plateforme pour hélicoptère. On dit même qu’il fait poser par anticipation, au-dessus su lit où Kennedy doit dormir, une plaque de bronze avec ces mots tendres : « John Kennedy a dormi ici. » Mais soudain, raconte son biographe Anthony Summers, Sinatra apprend que « non seulement le président ne logera pas chez lui, qu’il ne passera même pas le voir, mais qu’il sera l’hôte du chanteur Bing Crosby dans son ranch de l’Eperon d’argent. » Quand il apprend la nouvelle au téléphone, Sinatra détruit le combiné puis, tel un forcené, tente d’appeler la Maison-Blanche depuis un autre poste. Dans l’excès de sa fureur, il sort de la villa et attaque à la masse la dalle en béton de l’héliport flambant neuf. C’est Robert Kennedy qui a conseillé à son frère John de prendre des distances avec Sinatra, jugé trop proche de la mafia et du capo Sam Giancana. « Débarrasse-toi du Rital » : c’est aussi la consigne du père Joe Kennedy à son fils. Impossible de percevoir ce tumulte intérieur deux mois plus tard au Lido. Loin du grandiose « Sinatra at the Sands » (1966) où il dialogue avec Count Basie et son Big Band, Sinatra, facile, précis, badin, chante avec une petite formation, sur des arrangements de Neal Hefti (l’auteur du thème musical de Batman). Irrésistible d’aisance, « Live in Paris » s’écoute comme une conversation intime. Et qui sait si dans « One for My Baby », amère confession en piano-voix d’un cœur brisé et alcoolisé, Sinatra ne songeait pas à Kennedy, « buvons, buvons pour célébrer la fin d’un bref épisode… »
Par Fabrice PLISKIN - L’OBS
Par Fabrice PLISKIN - L’OBS